Le dernier juge que j’ai vu – La Paresse Coupable

Le banc est dur et sans pitié mais je suis le seul à m’en soucier. Tout le monde regarde vers le box, ces visages cernés et résignés. Dans leurs pupilles la juge. Dans leur ombre des polos bleus comme des gyrophares. Ils ont été arrêtés en flagrant délit et passent maintenant en comparution immédiate. Un bout de leur destin devrait s’écrire maintenant, mais il semble avoir été décidé depuis longtemps… “Est-ce que vous souhaitez être jugé aujourd’hui ?”

Article écrit en collaboration avec Noise la Ville

J’entre sur la pointe des pieds. Le flic m’a demandé d’être très discret, il a tenu à me voir éteindre mon téléphone. À part un deuxième policier dans la salle qui me fouille du regard, personne ne fait attention à mon arrivée.

Patrick a 49 piges, c’est lui le doyen du box. Il est né à Pointe-à-Pitre et on lui reproche de la détention et usage de crack. Seule personne debout de la salle, il est comme couronné de l’hideux papier peint jaune poussière aux motifs fleur de lys. Sans avocat, il a refusé l’identification biologique. « Qui sait combien d’alias et de condamnations vous avez déjà ? » lance la juge, impuissante. Lui, l’œil creux, ne répond pas. Sur la gauche, en face de lui, la procureure referme déjà son dossier d’un air entendu. Elle sait très bien où Patrick dormira ce soir. “Vous avez quelque chose à ajouter ? – Non. – Asseyez-vous et attendez le verdict.” Je suis du regard ses cheveux blancs qui plongent dans le box. Dans un soupir d’exaspération la juge a déjà enchaîné avec le dossier suivant.

Du shit cette fois-ci… “Ah non, attendez !” D’un coup, toutes les têtes tombent dans les épais classeurs, chacun trifouille dans sa paperasse. Pendant quelques instants de flottement les feuilles chantent. Ah ! L’avocate a confondu les prévenus. L’ambiance se détend un peu. Chacun en profite pour tousser un coup ou se chercher une position un peu plus confortable. Elle a confondu deux dealers noirs… Personne ne lui fait de commentaire, il y en a trois autres dans le box. Elle est toute seule pour les cinq affaires et elle rencontre les prévenus en même temps que tout le monde. Bref, on reprend. Les faits sont les mêmes ou presque. Le gars s’est fait choppé à Nation. Détention et revente de résine de cannabis. C’est sa première fois, explique-t-il avec désinvolture à la juge. Il avait des dettes à rembourser. À ce moment je remarque que la juge, la procureure, l’avocate, la greffière sont toutes des femmes. Et dans les polos bleus, que des hommes. Les rôles sont répartis. Les unes font la morale, les uns te secouent par le bras… Quand le prévenu répond avec insolence, il y a une odeur de salon familial, presque de crise d’adolescence.

 

Avec ses 23 piges et sa fougue, le dealer de Nation embobine un peu tout le monde. Enfin c’est ce qu’il croit. “On connaît l’excuse par cœur Monsieur, ils ont tous des dettes à rembourser” assène la procureure. Son élocution est familière. Elle est jeune et blonde, apparence soignée, la trentaine environ. “Je vous signale tout de même que les enquêteurs ont regardé le contenu de votre mobile, l’exploitation des téléphones a été très intéressante…” Son apparence nous dit qu’elle est là depuis une semaine mais son attitude veut dire qu’elle a déjà tout vu. C’est l’effet des comparutions immédiates : une après-midi distille lentement tout ce qui ne tourne pas rond dans ce bas monde. Une vie à faire ça, et tu as vécu mille vies. Les surprises sont de plus en plus rares et la routine de plus en plus rodée. Sans ciller, la procureure demande “un an d’emprisonnement avec mandat de dépôt” et c’est le tour de la défense. “Pourquoi croire qu’à sa sortie – après un an de prison – la situation sera différente ? Il faut accompagner la réinsertion et miser sur une peine alternative. ” Oui, l’avocate aussi a sa routine et ses petits arguments passe-partout.

 

Aujourd’hui les avocats font grève, m’avait prévenu le flic à l’entrée, ça risque d’être chiant”. Ben mon vieux, si tu le dis… “Quand les avocats sont pas là, les affaires sont souvent renvoyées, c’est une galère. On perd du temps”.

Patrick lui, il avait l’air de s’en foutre. L’habitude peut-être.

 

Pour comprendre la bataille de paperasse qui se joue ici : la procureure charge la mule sur la base du procès verbal, et la défense essaye d’humaniser le portrait sur la maigre base de l’enquête de personnalité. Mais il faut savoir comment sont fournis ces deux documents. En général le flagrant délit est idéal, il permet de constater une infraction et de résoudre l’affaire du même coup. Pratique pour gonfler les chiffres. Faites du flag’ ! Du coup les policiers traînent vers Haussmann ou à la Goutte d’Or pour trouver des pickpockets et des dealers. On trouve ce qu’on cherche, le procès verbal ne peut qu’aller dans la direction de la culpabilité, même si les faits sont ambigus. De l’autre côté, l’enquête de personnalité est une recherche d’informations sur le prévenu. Il s’agit de s’entretenir avec lui, puis de contacter ses proches, ses employeurs… Ces éléments sont le début d’une biographie nécessaire pour construire une défense. Mais dans les tribunaux les plus courus comme à Paris – où une dizaine de cas défile par jour – chaque dossier est expédié, les profils sont presque automatisés. Toujours des exclus sociaux dont on résume l’existence en une phrase laconique. “Untel a grandi sans parents ni encadrement à Saint-Denis, il se frotte à la petite délinquance très jeune…”. Ces lieux, ces gens et ces parcours deviennent presque les critères de culpabilité d’une Justice aux bras courts.

 

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Les dealers ont été expédiés et d’un coup le box est déserté. Mais la nature a horreur du vide, c’était pour mieux recevoir la prochaine livraison. Le bal reprend avec un couple de bosniaques.

 

“Hier ça a duré jusqu’à 22 heures” m’avoue un policier en sanglotant sur mon épaule. Je le vois encore se vider sans retenue dans le mouchoir que je lui tends. Bon d’accord il ne sanglotait pas, mais il aurait pu, ce n’est pas une vie.

 

Le couple est là pour du vol à la tire dans le métro. Ils étaient trois au moment des faits, mais le troisième larron est mineur. La juge écoute leurs versions des faits. L’homme dit qu’il connaît la femme mais qu’il a arrêté de voler il y a huit ans. La femme dit que les deux autres n’ont rien fait. Elle admet qu’elle était là pour voler, mais eux étaient là par hasard et ont retenu la porte parce qu’ils s’étaient coincés. Mouais. Lui a un boulot comme peintre en bâtiment et elle est SDF depuis un mois. Les deux sont en récidive, constate la juge.

 

– “Je lis dans le dossier que vous avez appris à voler à l’âge de huit ans ?

–  Oui, je ne sais faire que ça.

– Pourquoi avez vous refusé l’aide au logement que vous a proposé l’officier de police le mois dernier ?

– D’abord je veux retrouver ma fille qui vit au pays”.

 

Effectivement le mois dernier la femme était déjà arrêtée pour des faits similaires. Depuis lors, le camp où elle vivait à Montreuil l’accuse d’avoir donné des informations à la police. Avec une réputation de moucharde, pas question de rester au camp. C’est pour ça qu’elle est aujourd’hui à la rue. Sur ce point tout le monde est bien silencieux… Soudain l’avocate sort un joker, l’article 429 du Code de Procédure Pénale qui énonce que la déposition des flics ne vaut pas preuve. Courageuse tentative de discréditer le témoignage des policiers. Eux qui affirment mordicus que les trois compères faisaient équipe. Mais selon les faits, le trio s’était visiblement réparti les rôles. Et en voyant la police ils se sont tous enfuis en jetant le portefeuille sous les rames. L’avocate le sait, mais affaiblir la version des policiers est sa seule chance. A moins que… “Ne tombons pas dans les clichés des Roms voleurs dans le métro”. Elle tente un autre joker ! Jetée sans conviction, la phrase résonne dans le silence de la salle. Bon, les prévenus ont-ils quelque chose à ajouter ? La femme s’excuse pour ce qu’elle a fait. L’homme l’imite alors qu’il plaidait non coupable ce qui déclenche l’hilarité de la juge et de la procureure. “Ils ont jamais intérêt à ajouter quelque chose” plaisantent-elles comme si elles étaient seules. L’avocate lève les yeux aux ciels. Les jeux sont faits, rien ne va plus… C’est l’heure du délibéré. On nous demande de sortir et d’attendre dans le hall de marbre. Pensif, j’y examine les mots gravés dans la pierre. “Vive le Roy, à mort les cons”, “Nike la police”, et puis un gribouillage daté de 1970…

 

Je suis quand même troublé par cette histoire d’indic. Si elle a bel et bien aidé la police il doit y avoir un retour d’ascenseur à un moment non ? J’ai vu assez d’épisodes de Law and Order pour savoir ça. Peut-être que ces arrangements n’existent que dans les séries, ou peut être qu’il est de rigueur de ne pas aborder ces arrangements à l’audience qui est publique.

 

À mon retour le binôme est reconnu coupable. L’homme prend cinq ans de mise à l’épreuve avec 8 mois d’emprisonnement à la clé. La femme prend huit mois avec mandat de dépôt. La juge, en croisade, s’écrie que “le vol à la tire est un fléau !” Il est 19h30, j’en ai marre. Des infractions bidon, des procès verbaux standardisés et des peines de principes qui s’enchaînent les uns après les autres. La comparution immédiate veut faire le bien, accélérer les procédures et alléger les tribunaux, mais à en croire la population des box, elle sert à punir une frange de la société. Comme si elle ne jugeait plus des faits, mais des auteurs. D’ailleurs les trois quarts des prévenus sont en récidive. S’ils sont là, c’est qu’ils sont déjà venus et qu’ils reviendront. Ils sont l’huile et le charbon de cette machine détraquée. J’ai l’impression que la comparution immédiate, c’est la paresse coupable de Dame Justice. Là où elle déchausse ses talons et relève un peu le bandeau qui lui cache en principe les yeux.

 

Illustrations : Stella Lory

 

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