« D.U.C » – Booba
Dans la majorité des cas, la musique se suffit elle-même. Les claquements de caisse-claire additionnés aux battements par minute dessinent dans un sens, le squelette d’un corps parfois homogène, ou encore définit le pou, voire la durée de vie d’une piste. Dans ce cas de figure, l’artiste fait vivre sa partition au gré de ses envies, et pour nous, simples auditeurs, nos oreilles suffisent pour déchiffrer les notes de ses accords. Mais au-delà de la valeur intrinsèque musicale, d’autres vecteurs permettent d’interpréter l’œuvre artistique. Bien avant l’arrivée de la presse spécialisée ou encore la démocratisation du format « music video », un artiste ne disposait que de la pochette de son disque microsillon pour communiquer avec son public. Popularisée à la fin des années trente par Alex Steinwess, le premier directeur artistique de Columbia Records, la jaquette a traversé les âges, et est devenue au fil des années, le prolongement de la réflexion artistique. Ambitieuse, elle dépeint les couleurs de l’œuvre dans son ensemble alors autant s’arrêter sur celle-ci pour tenter de l’interpréter.
Cover Stories – Ep#3: D.U.C.
Nom : Elie Yaffa
Surnom : Booba
Date de naissance : 9 décembre 1976
Album : D.U.C.
Artwork : Discipline Studio – Photo Loïc Ercolessi
Date de sortie : 13 avril 2015
Label : Tallac Records
Groupe : Ex-Lunatic, 92 Injections (ou Izi)
La communication est à la base de chacune de nos relations. Siège de nos idées à travers la parole, elle est incontournable pour se faire comprendre par nos semblables. Cependant, communiquer n’est pas une chose aisée. Des obstacles comme la culture ou encore le contexte peuvent gêner la compréhension jusqu’à entraîner un « malentendu » – se prénommer « Kaka » au Brésil est acceptable, en France, un tel nom promet une enfance difficile. De l’autre côté, la communication est aussi séduction. Outre le fait de pouvoir accoster une fille avec désinvolture, au risque d’être étiqueté de « beau parleur », échanger notre point de vue grâce à nos mots est un art surnommé la rhétorique. Pour Socrate, ce style consistait à faire remporter le vraisemblable sur la véracité, en somme, une arme de destruction massive, qui permettrait à quiconque la maîtrise, d’anéantir son adversaire lors d’une joute verbale, et ce, même avec des arguments frelatés. Mais comme souvent, après la thèse vient l’antithèse. Et cette fois-ci, l’antithèse se manifeste sous la forme d’un « dos argenté » sur lequel trois lettres « gravées en or » sont sculptées : B-2-O.
Poète contemporain français, Élie Yaffa manie les mots « comme personne » mais ne perd pas son temps à les embellir. Face à sa page vierge, la grammaire est sienne. La syntaxe est désossée. Et les possibilités deviennent multiples. Le langage châtié de l’académie française, Élie l’a « dé-vi-èr-gé ». Une approche singulière, parsemée d’images charnelles et mortifères, que nos figures de style vétustes ont du mal à décoder. L’essayiste Thomas Ravier ira de son néologisme « la métagore », mais rien n’y fait, tout comme le marquis de Sade provoqua l’hérésie pendant les Lumières avec Les Cent Vingt Journées de Sodome, B-deux-O est point de discorde.
Cette discorde ronge chacune de ses relations. Plus habitué aux inimitiés qu’aux amitiés, le phrasé du Kopp déclenche des ulcères à ses congénères. Par exemple, Booba et Marianne. Les deux parlent, mais ne s’écoutent pas. L’un ne comprend pas l’autre depuis la fabrication de son état civil. L’autre ne comprend pas l’un depuis que « du CP à la seconde » cette dernière lui rabâchait des histoires « de la Joconde et des Allemands ». Booba et Diamé. Les deux ne se parlent pas ou peu. L’un est fasciné par son image avant ses textes. De son côté, l’autre s’en sert pour élargir sa zone d’influence. Booba et Rapcéfran. Depuis la querelle « bouteille de Jack », le divorce est consommé. Les deux ne se tiennent plus comme à l’époque de Mauvais Œil, mais néanmoins, forniquent quand cela est nécessaire. Puis, Booba et Doria. Bien avant ses « premiers seize à l’assaut des ondes hertziennes », Doria était cette fille de bonne famille, charmante, allumeuse, mais qui n’allait jamais au bout. Désormais, « elle écarte les cuisses pour un Filet-O-Fish » mais le duc-zère est dans d’autres sphères… Du style « Sonia Rykiel ».
Dans ces eaux troubles, Booba navigue seul aux commandes de son Black Pearl. Loin d’être inquiet pour son magot planqué « entre Key West et Key Largo », le capitaine a pris la mer, remonté les eaux chaudes caribéennes, traversé le froid épais de l’Atlantique, pour nous dévoiler, enfin, sur la terre ferme hexagonale, la pochette de son septième album solo : D.U.C.
Comme le climat délétère qui compose le rap français ces dernières années, le ton donné à la couverture de son opus est hostile. Les couleurs de l’arrière-plan sont sombres, oscillent du noir au gris, et le regard du Kopp est menaçant. Ses pupilles sont noires, opaques, sans éclat, des détails qui transpercent parfaitement l’observateur. Bien que muette, l’image parle. Ce regard déterminé nous toise, nous provoque, et semble nous dire avec impertinence « j’vais tout baiser… ».
Car 2015 est une année chargée pour le rap français. Après les nombreuses rixes qui ont gangréné la compétition et nourrit les commentaires sur les réseaux sociaux, la majorité des têtes d’affiche ont prévu de rendre leurs feuilles. Du coup, l’heure est maintenant à la notation, à savoir qui écoulera le plus de copies. Sous cet angle, le regard de Saddam Hauts-Seine peut être interprété différemment. Là où sa dernière pochette Futur affichait ses muscles saillants, ses tatouages, ses bagues, sa Rolex, sa chaîne et son bonnet, celle-ci ne laisse paraître que son faciès. Au vu des échéances à venir, ses yeux peuvent paraître lourds. Fixes, ils sont témoins du travail et des heures incalculables passées en studio ou dans sa voiture, à écouter du son, du son, et encore du son pour trouver LA production qui voudra bien épouser son « verset qui bouleverse » car sa « diction est malédiction ». Loin d’être un fait anodin, D.U.C. est le premier opus depuis Autopsie Vol. 2 (2007) qui ne comprendra aucune production du carré magique Therapy. Ces dernières années, cette équipe de producteurs avaient fourni la majorité des compositions du « purple fœtus ». Plus encore, cette formation avait fini par s’immiscer dans le carré VIP du Kopp. Grâce à la musique, les deux parties communiquaient avec harmonie. L’un bénéficiait d’une offre pléthorique de singles. L’autre voyait son jingle « back to the future » passer de ponctuel à inévitable. Or, un « différend artistique » a coupé court à l’idylle. Une circonstance de plus pour venir alourdir le poids de la photographie.
Le visage fermé, les traits de Booba sont rigides. Impassible, sa face ne transmet aucune émotion. L’esthétisme est clairement mis de côté. Ses pores sont apparents. Sa barbe semble avoir été rasée la veille. Le « 7 » tatoué sur sa pommette droite complète ce raisonnement. Né le 7/7/73, la disparition subite de son « meilleur srab » Bram’s a enlevé une part de sa personne. Les choses ne sont plus les mêmes. Les tournages de clips sont différents. L’unité 92i a perdu son colonel. Malgré tout, une règle fondamentale régit la diapositive : la symétrie. Tout est parfaitement centré (le « U » du bonnet, ses yeux, le point de rencontre de ses deux index, sa figure… etc.). Les proportions sont respectées et les figures géométriques fusent de toutes part. Enfermé dans cette approche artistique, au premier plan, B2O s’encage derrière un triangle imparable formé par ses deux mains. Un triangle comparable à la lunette d’un fusil ou bien à des théories bancales très à la mode sur la webosphère…
« Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers, car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus » – Saint Matthieu.
La référence est biblique, mais la parole de l’évangile Matthieu colle parfaitement au rappeur de Boulbi. Récurrent dans ses thèmes, album après album, morceau après morceau, Booba martèle souvent cette fierté d’avoir réussi sans « aucun diplôme valable » dans une société qui ne le voyait pas ailleurs qu’à Bois-D’Arcy. Les jeux étaient faits, mais en tirant les bonnes cartes une à une, il a fini par « s’acheter une piaule à Miami Beach » et devenir l’attraction numéro une du rap français. Aujourd’hui, cette ascension sociale sans piston ni plafond est à double-tranchant. D’un côté, le duc peut être pris comme exemple de réussite. De l’autre, il peut paraître à des années lumières de nous. En somme, pendant que nous sommes sous la grisaille parisienne, lui dore sous le soleil de la Barbade. Pendant que nous songeons minutieusement à prendre nos vacances en juillet pour ne pas empiéter sur les congés notre collègue au mois d’août, lui, s’exile quand bon lui semble. Pendant que nous envoyons des textos à notre bien-aimée, lui, expédie des diamants à sa go. Ou encore, pendant que nous l’écoutons tranquillement, lui, est peut-être à Miami… Pourtant, l’artiste du 100-8-Zoo n’a fait « que » saisir chaque opportunité qui lui a été donnée. Un triomphe si rare qui le différencie du commun des mortels, quitte à le faire entrer dans une nouvelle case : une société secrète.
De nos jours, dans l’industrie du disque, la « société secrète de la réussite » est financée par les illuminatis. Chaque artiste en haut de la pyramide se trouve pousser dans cette case. Et chaque triangle exposé discrètement ou ostensiblement suffit pour adhérer à la secte. Ces théories conspirationnistes ont l’air de faire rire Booba qui a choisi de placer un triangle flagrant en plein centre de sa pochette. La vidéo « LVMH » donne des informations plus claires pour décrypter ce geste. Collaborateur de longue date avec le réalisateur Chris Macari, les deux protagonistes ont rejoué avec plaisir un passage du film Eyes Wide Shut. Dans son dernier long-métrage avant sa mort, Stanley Kubrick enrôla Nicole Kidman et Tom Cruise pour interpréter un couple ordinaire à New York. Invités dans une soirée mondaine par un ami, les deux compagnons découvriront peu à peu les rituels occultes de cet univers. Durant l’une de ces cérémonies, Tom Cruise se retrouve au milieu d’une orgie dans le château Mentmore Towers, une ancienne résidence des Rothschild… Vêtu d’une cape et d’un masque, le jeune médecin observe le grand-prêtre, entouré de demoiselles nues, énoncer les litanies. Cette séquence fait écho à la dernière réalisation de Macari. Encerclé de femmes aux formes généreuses dans des bas résilles, Booba fredonne ses cantiques dans le château de Breteuil pour avertir ses futures fidèles « j’te la mets jusqu’à la ge-gor comme si j’baisais Mimie Mathy ». Saupoudrée d’un feu d’artifice, la fin du clip renforce l’image d’un artiste esseulé, au sommet de la pyramide, loin, « tellement loin », qu’on ne peut rationaliser son succès que part des « bails noirs, très noirs, tah illuminati ».
Mais la demeure du marquis de Breteuil a un second rôle. Patrimoine de la culture française avec ses « jardins remarquables », elle place Élie Yaffa dans l’histoire de France. Un contexte particulier qui fait évidemment référence au titre de son album : D.U.C.
Édifié d’un style néo-classique, le Panthéon incarne le raffinement français par excellence. Les colonnes, les frontons, les coupoles sont harmonieusement proportionnées, et l’ensemble dessine un édifice incontournable de la capitale. Prévu pour être une église, ce haut lieu de la culture française honore les grands personnages de l’histoire de France. André Malraux, Victor Hugo, Émile Zola, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau ou encore Jean Jaurès sont inhumés dans ce temple républicain. Au-delà de la dimension culturelle, Panthéon était aussi le titre du second album solo de Booba. L’impertinence était volontaire, mais les réactions excessives de certains cristallisaient parfaitement l’incompréhension d’un courant artistique qui utilise d’autres mots pour communiquer. Onze années plus tard rebelote, le MC de Bakel a choisi trois lettres enracinées dans la langue française.
Dans son livre Peau Noire, Masques Blancs, Frantz Fanon analyse d’un point de vue psychologique l’héritage colonial laissé aux colons et aux colonisés. Son premier chapitre traite le langage, et selon lui « parler une langue c’est assumer le poids tout entier d’une civilisation antécédente ». Né d’un père sénégalais et d’une mère franco-marocaine, Booba est traversé par deux cultures. Moitié « babtou ». Moitié « re-noi ». Le trait d’union entre ces deux mondes est orageux car depuis son voyage à l’Île de Gorée, sa rage est automatique et ses aspirations se trouvent ailleurs que dans l’hexagone. Quoi qu’il en soit, le rappeur du 92i s’exprime en français et D.U.C., inscrit en bas à droite de sa pochette provient du latin. Ce terme qui définit un chef ou un meneur, symbolisait sous l’Ancien Régime – soit les deux siècles antérieurs à la Révolution Française – le statut le plus élevé de la haute noblesse. Bâti durant cette époque, le château du marquis de Breteuil intronise un duc d’une nouvelle génération. Air Max aux pieds. Casquette Unküt bien « vissère ». Le duc de Boulogne se pavane à côté du mobilier et des tableaux d’un autre règne. L’image est anachronique, mais l’utilisation de ces trois lettres de noblesse ancre de gré ou de force Élie Yaffa dans l’histoire de France.
« Parti du testicule droit, plus rapide que Michael Phelps », les neuf premiers mois de l’état fœtal de Booba ont suffi à lui montrer la dureté de la vie. La sélection naturelle fait les choses. Ici-bas, « pas de place pour les faibles ». Après vingt années dans l’industrie, cet état d’esprit s’est transformé en philosophie, en manière de vivre, en image de marque. Sur son bonnet, le « Ü » est affiché à la vue de tous. Un placement de produit sans vergogne qui dénote le poids pris aujourd’hui par l’artiste. Deux millions de followers sur Twitter. Presque cinq millions de fans sur sa page Facebook. Des millions de disques vendus. La carrière de Booba est incomparable. Désormais, seul le virage de la sortie est à négocier « pour ne pas faire l’album de trop ».