Creative Directors, les artisans du cool

On savait que nos artistes préférés n’étaient pas tous seuls dans leurs têtes, maintenant, on en a la preuve.

Professionnel (parfois autodidacte) de la stratégie, du marketing, du management, mais surtout de l’image, le so-called « creative director » est un amateur d’art ou un artiste lui aussi, et son job consiste à imaginer l’identité visuelle des pop-stars les plus puissantes de l’industrie musicale américaine. C’est lui qui brainstorm, qui donne le ton ou qui relance la machine de com’ quand elle a tourné à vide pendant trop longtemps. À l’inverse, parce que le job de creative director exige de savoir tenir un cap et d’être capable d’innover en permanence, les plus grandes compagnies se sont mises à engager les artistes eux-mêmes pour mettre en valeur leurs produits. Justin Timberlake, Alicia Keys, Lady Gaga… Tous se sont prêtés au jeu.

C’est que le métier est hybride et ses fonctions multiples. En fait, le creative director fait le pont entre des disciplines que l’on aurait eu tendance à compartimenter. Comprendre : en France. À part du côté des Daft Punk, qui comptent dans leur équipe un certain Cédric Hervet, difficile de mettre la main sur les creative directors issus de l’Hexagone. Quand on interroge les labels et les journalistes, l’évocation de ce poste les laisse plutôt indifférents. Faut-il en conclure que chez nous, le même boulot est fait par d’autres personnes ? Aux Etats-Unis, on a oublié les frontières de la direction artistique, et on est capable de gérer la scénographie d’un concert quand on a créé les costumes du chanteur et de tourner ses clips quand on a pris la photo de couverture de son album. Bref, les creative directors relookent tout ce qu’ils touchent et se déplacent tels des Midas – plus ou moins bling bling – dans les bureaux de créa les plus prisés de la hyposphère.

Kanye West, Daft Punk (le plus américain des groupes français), Rihanna, Travis Scott, Drake, Miley Cyrus, Katy Perry, A$AP Rocky, The Weeknd… Tous les poids lourds de la pop culture font appel à eux. Et, à les traquer sur Google, on parvient peu à peu à identifier la nébuleuse créative qu’ils constituent… C’est à se demander s’ils ne sont pas tous en train de prendre l’apéro en ce moment même. La Mar Taylor, le meilleur ami de The Weeknd, Matthew Williams, l’ex-styliste de Lady Gaga et Oliver El Khatib, le manager de Drake, tirent parfois sur les mêmes ficelles et redéfinissent ensemble les codes esthétiques de demain. Les univers qu’ils fabriquent flirtent toujours avec les tendances actuelles tout en offrant de beaux jours à l’histoire de l’art. Mais alors que leur statut a tout du buzzword éphémère, les creative directors sont moins des influencers que les artisans des destinées les plus grandiloquentes.

 

 

VIRGIL ABLOH

Le chef de file, c’est lui. Pas étonnant quand on sait qu’il est le bras droit de… Kanye West. Diplômé d’architecture et hyperactif, cet enfant de Chicago devenu mastodonte de la direction artistique est peut-être même à l’origine de l’engouement nouveau pour le métier de creative director. Il se trouve notamment derrière la conception des pochettes d’album de Yeezy, My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Watch The Throne et Yeezus – ce dernier n’étant rien de moins qu’une métaphore minimale de la mort du CD. Fan de l’architecte Ludwig Mies van der Rohe, Abloh a beau faire les choses au carré, ça déborde. DJ à mi-temps sous le nom de Flat White à travers le collectif #Been #Trill, il n’en finit pas de décliner le nom de sa marque de vêtements, Off-White, et son lot de caractères spéciaux. Certes, tout le monde ne peut pas se payer le raffinement de ses collections de streetwear, reconnaissable à leurs lignes obliques, leurs pulls oversize flanqués du Piazza d’Italia de Giorgio de Chirico et leurs petits noms explicatifs entre guillemets. L’ex-adolescent des années 1990 skate sur la vague de la noblesse 2.0 ; il envoie des invitations à ses défilés sous forme de t-shirt oranges, fait du son avec Skepta et habille Céline Dion entre deux allers-retours à Milan. Mais son intention est simple : donner à voir et à entendre l’esprit d’une génération frénétique.

 

 

DIANE MARTEL

Vous connaissez son travail mais pas encore son nom. Pourtant, Diane Martel est chorégraphe et réalisatrice et elle a travaillé pour des artistes tels que Justin Timberlake, Mariah Carey, The Kooks, Yelle, Franz Ferdinand et N*E*R*D. C’est elle qui a dirigé le clip de « Blurred Lines » en 2013 et le Bangerz Tour de Miley Cyrus l’année suivante. Après avoir collaboré avec la chanteuse une première fois sur le clip et le live aux VMA de « We Can’t Stop », Diane Martel est engagée comme creative director et prend en main la tournée de l’artiste aux idées, alors, farfelues. Son job : concevoir les vidéos et superviser toutes les créations originales (scénographie, tour book, costumes…). À ses côtés, l’artiste Geoffrey Lillemon, connu pour son esthétique hallucinatoire un poil sordide, l’aide à imaginer des contenus tous plus délirants les uns que les autres. Diane Martel et Geoffrey Lillemon invitent pour l’occasion le dessinateur John Kricfulasi – l’inventeur de Ren & Stimpy –, l’artiste haut en couleurs Ben Jones et la scénographe de grande renommée Es Devlin (Kanye West, Jay-Z, Lady Gaga, Adele, The Weeknd…). Sur scène, Miley Cyrus débarque alors via un toboggan qui a la forme de sa propre langue, elle danse aux côtés d’une version XXL de son chien et chante devant des vidéos de monstres informes en train de twerker… Les arts s’entremêlent et le spectacle est total.

 

 

LA MAR TAYLOR

Non, The Weeknd n’est pas un groupe. Mais The Weeknd a une famille, avec laquelle il évolue depuis son premier jour au lycée. « Abel » rencontre son futur meilleur pote La Mar Taylor lors de leur rentrée en frenchman’s year à Toronto. Ce dernier est passionné de photographie et aime à vivre pleinement sa créativité adolescente. C’est lui qui fera la couverture de la debut mixtape du chanteur à la voix d’ange, House Of Balloons. Puis, il prendra le cliché de Thursday. Et celui de Echoes Of Silence. Ah, et, c’est lui qui fera la pochette de Trilogy, du coup. L’album ressemble à un livre Photo Poche de chez Actes Sud, The Weeknd n’a pas encore la coupe de Basquiat mais les ballons et l’ambiance de lendemain de soirée brumeuse fondent l’identité visuelle du n°1 de XO Records. Et si Kalen Hollomon et Nabil Elderkin prendront bientôt le relai du cover art, La Mar Taylor est toujours derrière les manettes du branding, du marketing et du design des live de The Weeknd. Quand le chanteur décide de se couper les cheveux, c’est lui qui doit gérer la situation (ce genre de panique). Le Tumblr-addict participe aussi à la collaboration 100% made in Canada OVOXO, en réalisant les clips « Marvin’s room », « Headlines » et la couverture de Take Care pour Drake en 2011. Le motto n’a pas changé depuis : mettre en valeur la ville de Toronto, le lifestyle de Toronto et les artistes de Toronto. La Mar Taylor, aka celui qui fait sonner les albums à coup de visuels, sait créer le moment pour les autres comme pour lui-même, au point de s’être hissé parmi les 30 under 30 de Forbes cette année…

 

 

OLIVER EL-KHATIB

Nul doute que La Mar Taylor et Oliver El-Khatib se sont déjà serré la pince : c’est lui, le patron (bis) de la team Drizzy, qui a fait découvrir The Weeknd à Drake. Manager du rappeur aux pas de danse mystiques et fondateur de The October’s Very Own (OVO), c’est lui qui décide de la vibe qu’il veut donner à la marque. De la playlist de la boutique à celle du show OVO Sound sur Apple deux fois par semaine, en passant par l’embauche des vendeurs, l’image de la marque passe toujours par le multi-curator au look passe-partout. Moins artiste qu’entrepreneur, à la tête de trois boutiques et d’un festival qui a son propre sommet pour aider les jeunes artistes à s’insérer professionnellement, ce radar de la mode et de la musique n’en est pas moins impliqué artistiquement dans l’œuvre de Drake. Les deux business men se sont rencontrés dans la première boutique d’Oliver El-Khatib, Lounge, à Toronto (toujours). C’est lui qui suggère d’utiliser un sample de Tears For Fears dans sa mixtape So Far Gone en 2009. Il apparaît même parmi les auteurs de « The Resistance », un titre de l’album Thank Me Later. Bref, « Olivier, The Parisian Gangster » est occupé, alors pour avoir des nouvelles de son travail c’est par ici.

 

 

MATTHEW WILLIAMS

L’empire créatif de Matthew Williams est sans limite, oui. Et ce, peut-être parce que le monde est petit. Vraiment tout petit. Co-fondateur de #Been #Trill (vous vous souvenez ?), ancien creative director de Kanye West, Matthew Williams a été l’amant de Lady Gaga, a bossé avec Rihanna, a tourné un clip avec Miley Cyrus, boit des verres avec le graffeur Jim Joe… Attendez, quoi ? Jim Joe, c’est l’artiste qui a été commandité pour gribouiller la pochette de Drake, If You’re Reading This, It’s Too Late, et faire le design de la page Apple de Yeezus. Bon, oubliez Jim Joe. On reprend. Matthew Williams a d’abord été le directeur artistique de la Haus of Gaga entre 2008 et 2010. Sa dernière collaboration avec la chanteuse a été le clip d’ « Alejandro », dirigé par Steven Klein. Plus tard, il devient l’un des creative directors de Donda, la marque de sa majesté Kanye qu’il a sans doute connu lors de ses collaborations avec le photographe Nick Knight. En résumé, du côté de Lady Gaga, les lunettes-télé, le faux sang aux VMA, le disco stick, le soutif-feu-d’artifice ; tout ça, c’était lui. Et, histoire de remuer le couteau dans les tendances de l’époque, la veste lumineuse de Kanye West pendant son live avec les Daft Punk, c’était lui aussi. Inutile de dire que les temps ont changé depuis que le styliste a fondé Alyx, sa propre ligne de prêt-à-porter. Inspiré par Alexander McQueen comme par le streetwear, « Matthew Dada Williams » dessine désormais des vêtements qui lui ressemblent.

 

 

MARC KALMAN & COREY DAMON BLACK

Les deux sales gosses de la creative direction, eux aussi, ont ignoré les écoles d’art, mettent un point d’honneur à mettre en valeur l’esthétique « internet » de la nouvelle génération, collaborent régulièrement avec Jim Joe, et se sont fait connaître en créant toutes sortes de choses pour un ténor du rap américain : Travis Scott. On comprend mieux d’où vient l’imagerie glitch de la poupée musclée. Enfants de la culture punk et DIY, ils admirent Anton Corbjin, le réalisateur du clip mythique de Nirvana, « Heart-Shaped Box », et Stanley Kubrick. En somme, beaucoup d’angoisse et des couleurs irritantes, comme en témoigne le clip de La Flame, « Shit On You », qu’ils ont réalisé. Et le bad trip se poursuit de scénographie en pochettes d’album (Birds in the Trap Sing McKnight compris). Corey Black est le plus « artiste » des deux ; un peu graphiste, un peu dessinateur, vous retrouverez sa patte sur les artworks de promo où Travis et ce cher Flat White partagent l’affiche. Marc Kalman, lui, incarne davantage la figure du directeur artistique. En passant par le studio Uber and Kosher (chez qui Matthew Williams façonne ses lookbooks pour Alyx), Kalman signe les images de la collaboration entre Travis Scott et Helmut Lang, ainsi que les visuels plus sobres et plus doux de « Slide » et « Heatstroke », les deux derniers tubes de Calvin Harris. Un vrai creative junkie.

 

Tout porte à croire que c’est la suprématie de l’image qui pousse les chanteurs à collaborer avec des artistes spécialisés dans des domaines tels que la mode, la vidéo ou l’art pictural. Certains d’entre eux assument donc un travail d’équipe décomplexé et font du mythe de la pop-star une œuvre collective. Comme des cerbères, les artistes et leurs creative directors avancent du même pas pour créer des œuvres à 360°. D’autres, les touche-à-tout, font le pari de manier eux-mêmes des disciplines très différentes pour bâtir leur empire. « Set on his goals Kanye »…

Ainsi à l’heure où les équipes créatives sont moins liées aux A&R des maisons de disque qu’à l’entourage de l’artiste lui-même, les possibilités qui s’offrent à l’artiste pour décliner sa musique sous toutes les formes artistiques imaginables semblent infinies. Ces créations franchissent souvent la frontière entre produits marketing et œuvres d’art et font du nom des artistes les emblèmes d’entreprises spectaculaires. Mais la différence entre un bout d’art et une pièce de merchandising, entre innovation et stratégie commerciale se joue à peu de choses.

C’est peut-être ce qui explique la réticence de nos artistes populaires français à se munir d’un tel attirail : ont-ils peur de s’égarer en multipliant leurs activités ou en déléguant le principe de création à des pairs ? Pourtant, bien loin de l’image de l’artiste seul à sa table de travail, le chanteur belge Stromae, lui, travaille avec son équipe Mosaert, qui participe à la création de son personnage et de l’univers qu’il porte… jusqu’à l’autre rive de l’Atlantique. Plus qu’un produit qui s’exporte bien, le fruit d’un travail à quatre mains (ou plus) permet peut-être de créer un objet rond, un monde propre à l’artiste et reconnaissable entre mille. L’union fait la gloire ?

 

 

 

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