« Dear Mama » de Tupac Shakur, le thug sensible

« Ain’t a woman alive that can take my mama’s place »

Dans son œuvre et sa vie, Tupac a incarné le personnage du thug violent, du macho tatoué ou du militant de la cause afro-américaine. Mais dans certains morceaux le rappeur exprime aussi son vécu sentimental et psychologique. « Dear Mama » est une déclaration d’amour à sa mère, en contrepoint à la violence qui irrigue nombre de ses morceaux. Il s’adresse directement à Afeni Shakur et lui pardonne tout, quitte à ternir son image de gangster. Aujourd’hui encore, la chanson est reconnue comme une des plus émouvantes de sa discographie.

Écrit avec Noise la Ville

 

En 1971, quelques jours après être libérée de prison, une mère black panther donne naissance à son premier fils. Comme prénom, elle opte pour celui du dernier prince Inca quechua dont la résistance farouche contre les conquistadores marque l’histoire de la colonisation espagnole. Tupac Amaru Shakur, deviendra le rappeur mythique que l’on connaît. Pacifique et hardcore, gangster et militant, féministe et machiste, Tupac est de toutes les fresques et les nuances de ses crayons paraissent sans fin. Entre 1991 et 1996, le prince du rap livre 7 albums d’or, platine ou diamant, et une multitude de classiques empruntant à la diversité des modèles et formats des tracks hip-hop. Au versant rap de l’industrie du disque à grande échelle, il engrange les royalties : dans les clubs et les ghettoblasters, sur MTV, en boucle dans les disc man et les radios. Tupac occupe l’espace et s’affranchit des codes de l’establishment américain pour imposer le slang (argot populaire américain) aux oreilles et aux mœurs de la jeunesse.

Elevé par sa mère avec sa soeur, il apprend le respect des femmes et la confiance en soi. La conscience militante maternelle coule dans ses veines et dans nombre de ses morceaux. Afeni est une femme célibataire qui lutte au quotidien pour éduquer ses enfants et les éloigner du ghetto. L’absence de son père est difficile pour Tupac qui lui exprime auss sa rancune dans « Dear Mama ».

 

No love from my daddy cause the coward wasn’t there
He passed away and I didn’t cry, cause my anger
Wouldn’t let me feel for a stranger 

Mon père ne m’a pas donné d’amour car le lâche n’était pas là
Il est mort et je ne l’ai pas pleuré, car ma colère
Ne me laissait rien ressentir pour cet étranger

 

afeni-shakur-tupac

 

La musique d’un rappeur est un peu comme la bande son de sa vie, mais aussi de sa génération, de ses rêves et de ses échecs. « Dear mama » est un hymne à la tendresse des mères et un récit de la misère dans les ghettos américains. Tupac chante l’attachement à celle qui lui a donné la vie et par là il se raconte : les bêtises de l’enfance, la pauvreté et le fléau de drogue, mais aussi l’amour filial à la fois inconditionnel et nourri par les belles et sombres années de vie commune. Sans l’accabler et bien au contraire, il revient sur les temps difficiles, notamment l’addiction au crack de sa mère.

 

And even as a crack fiend, mama
You always was a black queen, mama

Et même comme addict au crack
Tu étais toujours une black queen

 

C’est toujours sa reconnaissance infinie qu’il finit par exprimer. Avec Afeni, les attentions du quotidien pour vaincre la misère étaient des exploits : “And mama made miracles every Thanksgiving” (« Maman faisait des miracles à chaque Thanksgiving »). Ce morceau est une lettre ouverte qui s’adresse non seulement à sa mère mais aussi à toutes les familles du ghetto auxquelles il souhaite donner espoir. Comme Nas avec « I Can » et Notorious B.I.G. avec « Sky’s The Limit », Tupac se pose en leader moral de la jeunesse du ghetto et représentant de ses réalités.

 

If you can make it through the night there’s a brighter day
Everything will be alright if ya hold on

Et si tu t’en sors en pleine nuit, un meilleur jour viendra
Tout ira bien si tu tiens bon

 

En cela, « Dear Mama » est aussi un échappatoire aux difficultés du ghetto : la guerre des gangs, les taux de chômage et d’incarcération élevés, l’épidémie du crack, le déclin du système de santé publique…

 

2pac-Afeni-Shakur

 

Dans l’album Me Against the World qui sort en mars 1995, et dont fait partie « Dear Mama » ; Tupac chante ses tares et ses ennemis : il est aux prises avec un douloureux passé et des blessures non cicatrisées. Comme en témoignent les morceaux (« If I Die Tonight », « Death Around the Corner »), il ne place pas beaucoup d’espoir en son avenir. Le thème de la mort est omniprésent dans Me Against the World, qui apparaît comme une œuvre prémonitoire quand on sait que Tupac décède moins d’un an plus tard.

 

C’est donc un sentiment d’urgence qui émerge à l’écoute. Tupac fait le bilan de sa vie, et il de conjugue principalement au passé. Il règle ses comptes avec son âme et l’adversité. Et au coeur d’un album noir,  « Dear Mama » résonne comme une ode teintée de joie et de nostalgie. Peut-être l’occasion pour Tupac – qui compte les jours qui lui restent à vivre – de dire merci à celle qui l’a vu grandir, et de lui rappeler que tout n’est pas que tourment.

 

There’s no way I can pay you back
But the plan is to show you that I understand

Je ne pourrais jamais te rendre tout ce que tu m’as donné
Mais je veux te montrer que je comprends

 

La relation qui relie Tupac à sa mère n’est pas seulement celle d’années de vie commune et de solidarité familiale mais elle peut aussi être considérée comme l’incarnation de la connexion entre le mouvement Black power et le hip-hop. L’œuvre de Tupac participant ainsi du « potentiel inaccompli de l’héritage politique de la musique rap » (extrait de « Seeds and Legacies : Tapping the Potential in Hip-Hop » de Gwendolyn D. Pough ). Alors que l’acquisition des droits civiques pour les Afro-Américains ne portait pas les fruits attendus, les pionniers du hip-hop firent des rues du Bronx des espaces d’expression et de partage, au moment ou tout autour d’eux leur suggéraient l’exclusion. Les années 1990 ne sont guère plus favorables aux ghettos et aux Afro-Américains, et Tupac ne lâche pas les rênes d’une mise en mouvement sociale, teintée d’introspection et de récit personnels.

 

Tupac-Dear-Mama

 

En interview Afeni raconte que « Tupac brillait dans sa capacité à exprimer la force et la diversité des émotions, a faire de son histoire un récit collectif, où nombreux se reconnaissent ». Au sujet de « Dear Mama », elle rappelle que la chanson a été écrite pour toutes les mères qui se battent pour faire du mieux qu’elles peuvent, et portent le ghetto à bout de bras. A son tour d’être reconnaissante, dans sa postérité, l’œuvre de Tupac lui donne l’occasion de continuer à l’entendre rire, chanter et transmettre ce qu’elle lui a donné.

 

Si Tupac envoie un message fort à sa mère et à son public des ghettos afro-américains, les rappeurs qui lui ont succédé ont compris l’impact social et l’influence artistique qu’a joué nombre de ses titres phares. Kendrick Lamar lui est souvent comparé pour sa prose et les thèmes qu’il aborde. La manière dont son aîné exprime sa vulnérabilité est pour lui une source d’inspiration majeure. Interrogé au sujet de « Dear Mama », Kendrick énonce : « Tupac laisse son public entrer dans son monde. Il parle de sa mère, disant que même si elle fut une accroc au crack elle restait une « black queen » à ses yeux. Parler de soi, de ses fragilités, est quelque chose que j’ai appris à faire, et apprécier, dans ma musique ». Eminem exprime aussi sa gratitude envers l’héritage de Tupac : « Il est le premier qui m’a vraiment aidé à faire des chansons qui créaient du sentiment ». D’après le rappeur de Compton et celui de Détroit, cette aptitude est ce qui rend les titres et le message de Tupac aussi actuels vingt ans après sa disparition.

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