Deniz Gamze Ergüven : « Quand j’ai eu l’intuition du film ‘Kings’, j’en tremblais »

Deniz Gamze Ergüven - Interview - YARD - 1

Supporté par un casting XXL composé de Halle Berry et de Daniel Craig, Kings est le film que nous aurions sans doute aimé voir réaliser dans nos contrées. Il n’en est rien. Entretien avec Deniz Gamze Ergüven, la cinéaste qui pointe du doigt et braque les caméras sur un mal générationnel qui perdure. 

S’il fallait analyser la démarche artistique de Kings, film de Deniz Gamze Ergüven sorti le 11 avril 2018, on pourrait certainement dire qu’il s’agit d’un entre-deux traversant aussi bien l’oeuvre cinématographique de la réalisatrice que l’individu elle-même. D’origine turque, pays à cheval entre l’Orient et l’Occident, la cinéaste s’éduque en France même si ce pays ne semble pas pressé de la reconnaitre. Tant pis, elle se nourrira de ce parcours mais aussi des autres. Autrui, ce concept philosophique dont elle tente de capturer l’essence, du quartier de South Central à Los Angeles en 1992 en passant par les banlieues françaises en 2005. L’histoire semble se répéter, ignorance de l’autre oblige. Une mise en abyme de l’entre-deux et une critique de l’entre-soi au service d’une seule cause : faire avancer le dialogue.

Photos : @mamadoulele

Vous avez eu un parcours scolaire classique, mais derrière la motivation de la cinéaste, qui se cache derrière Denis Gamze Ergüven ?

Une femme qui a fait des études d’Histoires Africaines, dont elle a obtenu une Maîtrise à Johannesbourg, avant d’intégrer la FEMIS [l’école nationale supérieure des métiers de l’image et du son, ndlr]. Je crois qu’il y a un rapport entre mes études en Afrique du Sud et mon travail, car mon regard était régulièrement tourné vers les Etats Unis, son histoire et le rapport que le pays entretenait avec les afro-américains… Il y avait une espèce de fascination, quelque chose de l’ordre de l’admiration. Vu de loin, le combat me paraissait très beau, très digne. Puis m’est venue l’idée de faire Kings. Ce qu’il faut savoir, c’est que la même année je venais de me voir refuser la nationalité française pour la seconde fois. Au cours de cette période, sont survenues les émeutes des banlieues en 2005 que je trouvais très « masculines ». Dans les reportages, on voyait beaucoup de jeunes garçons jouer au chat et à la souris avec la police. Si j’avais été présente, je ne pense pas que j’aurais été dans la rue avec eux car il me manquait une bonne dose de testostérone.

Toutes les émeutes ou presque ont quelque chose de commun dans leur structure : l’érosion des relations entre plusieurs communautés dites « minorités » avec la police, puis une étincelle créée par une violence policière ou du moins la rumeur d’une violence policière. Et lorsque tout commence à gronder, on observe une vacance du pouvoir. À chaque fois qu’on regarde la « radio » d’une émeute, c’est tout le temps pareil. En 1992, les émeutes de Los Angeles avaient cette particularité qu’elles dépassaient toutes mesures, avec un sentiment de fin du monde. Si vous sortiez dans la rue, vous pouviez croiser des jeunes femmes et d’autres beaucoup plus âgées, un briquet à la main essayant de mettre le feu à des palmiers. Il y avait vraiment un degré de chagrin d’amour qui a atteint toute une communauté ou du moins, ceux qui se sentaient concernés.

En 1970, Gil Scott-Heron chantait le titre « The Revolution Will Not Be Televised ». Dans Kings, la télévision est presqu’un personnage à part entière. Pensez-vous comme lui que cet outil de communication et de divertissement puisse jouer un rôle dans l’éveil de la conscience des gens ?

La télévision a joué un rôle de cadre de résonance, en effet. Par exemple, les deux drames à l’origine des émeutes de Los Angeles étaient des vidéos vues comme « virales » car elles passaient de manières répétées à la télévision, même s’il n’y avait pas d’Internet ou de réseaux sociaux à l’époque. Si la vidéo et l’histoire de Latasha Harlins, noire américaine tuée par la propriétaire sud-coréenne d’une épicerie de South Central, est beaucoup moins connue que celle du tabassage de Rodney King par quatre policiers de Los Angeles ; ces deux vidéos sont très marquantes pour les habitants du quartier et de Los Angeles en général. Il faut savoir que le procès des officiers de polices ayant battu Rodney King, a été le premier retransmis à la télévision américaine. Du coup, quand les émeutes ont démarré, toute la population voyait vraiment ce qu’il se tramait dans les rues. La télévision venait de jouer son rôle de caisse de résonance. Les émeutes de 2005 en France ont éveillé des sentiments que je partageais avec ces gens dans la rue, je m’identifiais à leur peine, mais lorsque j’ai fait mes recherches sur les émeutes de Los Angeles, j’ai vraiment ressenti cet effet d’arrachage de coeur.

Presque trente années se sont écoulées depuis les émeutes de Los Angeles. Lorsque vous vous êtes rendue sur place, le rapport à la télévision avait-t-il changé suite au verdict en faveur des policiers ayant agressé Rodney King ? Y avez-vous vu un sentiment de désamour et de désillusion ?

La télévision est toujours présente au sein des cellules familiales, plus que jamais. Elle est allumée toute la journée, et elle captive les enfants qui la regardent sans cesse. Je pense que le questionnement autour de son intérêt ou de sa vampirisation est très récent. Mais ce n’est pas propre à South Central, c’est une prise de conscience mondiale. Par exemple, je ne regarde pas la télévision depuis de longues années et je m’étonne encore lorsque quelqu’un me dit qu’il m’a aperçu dans sa petite lucarne.
Dans Kings, les personnages qui entrent et qui sortent de la télévision a été d’une évidence implacable. Une des premières évidences du film d’ailleurs. Dans ces émeutes, précisément, c’est ce qui a changé l’Histoire puisque sans cela, on aurait peut-être assisté au soulèvement d’un quartier ou à la confrontation de la foule et de la police sur quelques pâtés de maisons. Sauf que là, avec l’aide de la télévision, tout à pris une ampleur démesurée, quasi apocalyptique.

Du jour au lendemain, la télévision a mis en image ce qu’on entendait à travers la musique, ce qu’on imaginait se tramer dans les rues de Los Angeles. L’atmosphère et le timing y ont aussi joué un rôle. Que ce soit pour la musique ou la télévision, beaucoup d’artistes américains se sont inspirés de ces évènements. Pourtant en France, lors des émeutes de 2005, on a eu l’impression que toutes ces images avaient accouché d’une souris. Pourquoi, selon vous, les émeutes de 2005 n’ont-elles enfanté aucun film notable ?

Je crois qu’il y a eu un petit film sur les émeutes françaises. Mais d’une certaine manière je crois qu’elles ont inspiré pas mal de monde, car j’entends beaucoup de gens dire qu’ils s’inspirent de ces émeutes. Même si le sujet ne tourne pas autour de ces évènements, l’étincelle créée a permis de traiter de ce sujet sous un angle différent.

Concernant les faits historiques, il n’y a pas de règles. Je crois en cette chose sacrée qu’ont les artistes de magnifier des évènements, de créer des élans d’empathie. Quand mon chemin a croisé l’histoire des émeutes de 1992 et que j’ai eu l’intuition du film, je tremblais et mon coeur battait à cent à l’heure. Rien n’était calculé lorsque je me suis dit qu’il fallait que je fasse un film là dessus. C’était de l’ordre de la nécessité totale et j’ai donc mis en place douze années de ma vie pour faire ce film. Aujourd’hui que le film est sorti, je me pose la question de savoir si c’était à refaire, est-ce que je le ferais, car ça a été super dur émotionnellement et techniquement. Si j’ai bien compris votre question, à savoir « Pourquoi un réalisateur s’empare t-il d’un sujet et pas d’un autre ? », et bien selon moi, ça vient tout seul et ce n’est pas calculé. Mais lorsque cela arrive, c’est précieux.

« Il faut se réjouir du fait qu’on traite ces sujets épineux, surtout qu’on se croyait sortis de ce gros problème de racisme lorsque Barack Obama a été élu président en 2009 »

Au cinéma, la critique doit générer de l’empathie et non le contraire ?

Il y a eu plusieurs films sur les émeutes, dont Detroit de Kathryn Bigelow que je viens de voir et qui est génial. Je ne sais pas si vous l’avez vu, mais personnellement, j’ai bien ressenti la place à laquelle elle s’est positionnée. Cette réalisatrice est vraiment curieuse et extrêmement brillante. Le film est parfaitement calibré dans la manière de ne pas mettre d’huile sur le feu tout en restant objectif. Son regard est très aimant envers ses personnages, on sent un véritable amour pour eux et pour cette société qu’elle peut décrire comme étant bizarroïde ou malade. C’est pourquoi je n’ai pas compris toutes les attaques ou critiques reçues par son film, c’est une aberration de part et d’autre. J’ai entendu « Tu n’as pas la légitimité pour traiter de ce sujet » ou encore « Tu es une femme, que peux-tu comprendre ? »

Il faut se réjouir du fait qu’on traite ces sujets épineux, surtout qu’on se croyait sortis de ce gros problème de racisme lorsque Barack Obama a été élu président en 2009. Pourtant la preuve est faite que non puisque que les américains ont élu Donald Trump pour succéder à ce dernier. On a vu tous ces gens mourir sous les balles de policiers durant la présidence d’Obama et de Trump. Alors, tout ce qui permet d’attaquer ces sujets frontalement à l’aide de chassés-croisés d’artistes doit être encouragé. Aux USA plus qu’ailleurs, les traumatismes sont encore vifs et vibrants. Évidemment que certains habitants de South Central ou d’autres quartiers ont réussi à transcender cela et vivent aujourd’hui dans de meilleurs endroits, mais il ne faut pas oublier les autres qui ont dans la tête ces types de barrières psychologiques.

Il faut admettre qu’il y a encore et toujours des échos de la ségrégation, il n’y a qu’à regarder la construction des villes. Tout cela est encore gravé dans l’espace et la géographies des lieux. À la Nouvelle-Orléans, où j’ai passé tout l’hiver, c’est une véritable blague ! Les écoles sont noires ou blanches, pareil pour les boites de nuit. Durant cette période, je me suis très bien entendu avec quelqu’un qui par la suite est devenu mon confident, et il me racontait que sa fille était allée à New York poursuivre ses études. Un soir de sortie, elle avait demandé « Where are the black clubs ? », ce à quoi on lui avait répondu qu’il n’y avait pas de tels endroits dans cette ville. Rendez-vous compte, cette ségrégation est toujours instillée dans les consciences en 2018 ! Alors oui, peut-être que le terme n’est plus le bon, on devrait dire « séparé » ou parler de « communauté ». Quoi qu’il en soit, les gens entretiennent encore cette chose-là et il faut qu’on se dise que ce n’est plus possible. Cela a été démontré depuis très longtemps que le mot « race » n’avait aucun sens et qu’il ne voulait rien dire, pourtant on retrouve toujours ce mot sur les papiers officiels américains, que ce soit à l’école ou ailleurs. Pourquoi ? Parce qu’on ne s’attaque pas frontalement à ce sujet qui génère pourtant, années après années, tragédies sur tragédies.

« J’ai vu des policiers éblouir de leurs torches, contrôler, palper des individus et j’ai ressenti ça comme de la brutalité, et pourtant j’ai vu que cela ne partait pas d’un mauvais sentiment mais de préjugés »

Le communautarisme se dessine peu à peu en France, même si ce mot fait très peur. Pourtant, on y voit quand même des bienfaits et un cocon dans lequel des individus peuvent s’épanouir avant de se confronter au monde extérieur. Sur « The Story of O.J » issu de son dernier album 4:44, le rappeur Jay-Z parle justement de cette économie générée par des afro-américains qui feraient leurs courses dans des magasins tenus par d’autres afro-américains. Il fera une comparaison hasardeuse avec ce que la communauté juive a pu mettre en place et les gens ont crié aux préjugés sans entendre l’intention de l’artiste.

Si les préjugés sont présents partout, alors il doit en être de même pour l’auto-critique. Et tout ceci ne doit servir qu’à un dessein : trouver une solution. Durant mes recherches, j’ai eu l’occasion de vivre et suivre des policiers du LAPD, tout comme j’ai pu le faire avec les habitants de South Central. Ce que j’ai compris, c’est qu’il y avait deux camps adverses qui ne se connaissaient pas et qui avaient des espèces de fantasmes par rapport à l’autre. J’ai vu des policiers éblouir de leurs torches, contrôler, palper des individus et j’ai ressenti ça comme de la brutalité, et pourtant j’ai vu que cela ne partait pas d’un mauvais sentiment mais de préjugés.

Si le savoir est une arme alors l’ignorance elle, tue ?

Voilà. Avec le temps passé sur place, j’ai eu l’impression de revivre des tragédies, continuellement, comme s’ils n’apprenaient pas. Par exemple, le jeune garçon qui a inspiré le rôle de Jesse a été tué alors que toute sa famille veillait précisément à ce que rien ne lui arrive. Ses parents faisaient attention à ses fréquentations, ils évitaient que le jeune homme se retrouve dans la rue afin qu’il ne soit pas exposé à ses dangers. Malgré toutes ces préventions, il mourra à 17 ans d’un façon complètement bête puisque quelqu’un a essayé de lui faire les poches. Accompagné de deux de ses amis, il a refusé de se faire dépouiller alors il s’est fait tiré dessus.

Le fait de voir tout ça, c’est-à-dire la police qui ne protège pas vraiment, les jeunes armés jusqu’aux dents et les enfants qui vivent et grandissent au milieu de ça… C’est horrible car j’avais l’impression de commencer à lire une tragédie, ces oeuvres dramatiques qui se finissent toujours mal. Comme si j’avais lu un Shakespeare et que j’avais tourné les pages.

On ressent cette fatalité dans Kings. D’abord parce que c’est tiré de faits réels et que vous mêlez images d’archives avec votre propre scénario. Mais la narration, elle, respecte une dramaturgie simple mais efficace. Pour preuve, le personnage de William qui déjouera son destin jusqu’à ce que ce dernier ne le rattrape.

Tout simplement parce que ces quartiers génèrent cette fatalité dans le sens propre du mot. Etymologiquement, ce terme signifie « la mort », mais ce que je veux dire, c’est qu’il y a un destin derrière tout ça. Comme si on mettait des vies sur des rails et qu’il était impossible de changer de trajectoire. Concernant le personnage de Jesse, il avait vraiment ce rôle de pacificateur mais il finira par tuer quelqu’un. Pour moi, dans les deux figures de ces garçons il y avait vraiment cette idée que l’un était inspiré de Martin Luther King et l’autre de Malcolm X. L’un était pondéré et rassembleur, l’autre plus virulent, se disait que s’il n’y avait pas de justice, il la ferait lui-même. Deux points de vue très opposés devant une situation de crise, cela veut dire deux façons d’aborder les choses. Mais la fatalité fait que le héros tragique fini par devenir ce qu’il ne veut surtout pas être : un meurtrier.

« Je crois que certains sujets ennuient ceux qui ne les vivent pas ou qui ne les comprennent pas. »

Selon vous, pourrait-il y avoir un film à la hauteur de Kings en France ? 

J’ai réalisé Mustang, qui tourne autour des femmes, soit 50% de la population. Il est donc compréhensible que l’autre moitié ne comprenne pas tous les enjeux traités dans ce film car ce sont des hommes. Ce que je raconte dans Kings, j’ai l’impression que c’est incompréhensible pour les 50% ou plus qui ne le vivent pas, c’est aussi simple que ça. Le fait de se sentir citoyen de seconde catégorie, si on ne l’a pas vécu, je ne suis pas sûre qu’on puisse comprendre la portée du film. Par exemple, j’ai une amie qui m’a partagé sa colère devant la longue attente aux douanes américaines et cela m’a ramené à mon histoire lorsque je passais des journées entières à la Préfecture de Police chaque année ; toutes ces choses un peu humiliantes, ces regards que j’ai dû endurer pendant des années. Ou encore ces moments de stress lorsque je présentais ma carte de séjour en priant pour ne pas avoir perdu les récépissés en chemin. C’était systématique.

Je crois que certains sujets ennuient ceux qui ne les vivent pas ou qui ne les comprennent pas. La preuve en est que si l’opinion européenne arrivait à se projeter deux secondes dans la peau des migrants, je suis sûre qu’elle ne réagirait pas comme elle le fait en ce moment même. Pour moi c’est la même chose que de dire à des gens que leurs vies ont moins de valeurs que d’autres. Je ne suis pas certaine qu’ils prennent conscience de ça, je pense qu’on ne se rend pas compte de la fragilité humaine, de la misère, de la guerre… Toutes ces choses-là ne touchent même plus, on ne s’indigne plus de voir les images de ces gens traversant des mers avec des bébés sous le bras.

Ce qu’on raconte, qui se décline de manière très différente selon les sociétés dans lesquelles on vit, n’est pas encore imaginable dans certains pays alors que dans d’autres oui. C’est quelque chose qu’il faut défendre comme ce phénomène créé avec le film Black Panther, où certaines voix avaient fait savoir qu’elles n’accepteraient pas de voir des personnages blancs dans des situations où ils pourraient s’en passer. On a encore cette curiosité, cette ouverture vers le monde, et il faut chérir ces choses là.

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