Des étoiles dans le sillon du Météore

Ce lundi 23 février, le sheguey Gradur est venu nous gratifier de son tant attendu premier album L’Homme au Bob. L’aboutissement d’une longue émulation autour du rappeur roubaisien qui n’est que la réaction en chaîne d’un simple partage de Booba sur sa page Facebook. En étant à la source d’un tel phénomène, le Duc a prouvé une nouvelle fois qu’il avait l’œil et l’influence nécessaire pour détecter les futurs as du micro. Si cette facette a jusqu’à présent été mise en retrait par Booba, de nombreux signes indiquent que celui-ci pourrait orienter sa reconversion dans ce sens, à l’approche d’une retraite inéluctable. YARD s’est donc attelé à analyser cet aspect si régulièrement critiqué de la personnalité du Météore.

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Autopsie d’un paradoxe

 « Trop égoïste, tu n’as fait briller personne depuis l’temps. » Tel était le reproche qu’adressait Rohff à Booba au fil d’une rime de sa diss track « Wesh Zoulette », tandis qu’il se vantait d’avoir « lancé la carrière » de Sultan. Avec cet angle d’attaque, le rappeur du 94 a fait ressurgir l’un des vieux démons de son éternel rival, à qui l’on a souvent reproché, tout au long de sa carrière, le fait de ne pas suffisamment user de son aura pour mettre en lumière de nouveaux talents.

Il suffit pourtant de jeter un simple coup d’œil sur les principaux acteurs qui composent la scène actuelle du rap français pour se rendre compte de l’influence du Kopp. En effet, entre Kaaris, Dosseh, Niro ou encore Gradur ; Booba a contribué à l’exposition d’emcees destinés à laisser des traces hautement plus mémorables que celles de Sultan. Les mois de février et mars 2015 constituent en quelques sortes le point d’orgue de l’impact du Duc sur le rap français, avec la sortie des albums de 4 artistes dont le nom a été un temps associé à celui de Booba. Si l’engouement entourant chacun de ces projets varie, entre un Ali tombé dans l’oubli et un Dosseh en pleine « restructuration », les attentes suscitées par les albums Kaaris & Gradur témoignent du potentiel de Booba en découvreur de talent. Dès lors, comment expliquer que celui-ci ne demeure pas perçu comme le prescripteur de tendances qu’il peut être par intermittence ?

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Force est de constater que les principaux éléments de réponses se trouvent dans les supports utilisés par le Boulonnais pour offrir de l’exposition, à commencer par les mixtapes Autopsie. En effet, lorsqu’on y regarde de plus près, celles-ci prennent parfois les contours d’un vaste laboratoire où il teste l’étoffe des différents protagonistes de la nouvelle scène, afin d’identifier les profils susceptibles de redorer un peu plus son blason. Ainsi, Kaaris et Dosseh, forts de leurs couplets respectifs sur « Criminelle League » et « Non Stop » ont successivement été conviés à performer sur un album du Météore. Là où le premier, tel le bulldozer qu’il est, terrasse tout sur son passage dans « Kalash » et aide Booba à s’octroyer un classique de plus ; le second, moins incisif sur « 45 Scientific » finit par disparaître totalement des radars de Booba. Et les cas abondant dans ce sens sont légions. Les mauvais retours reçus sur le titre « Cruella » l’auront par exemple freiné dans sa démarche de promotion de Shay, une artiste pourtant estampillée « 92i » qui est alors contrainte de tracer sa route sans pouvoir bénéficier du halo médiatique que génère B2O.

Plus proche d’une démarche égocentrée que d’un tremplin favorisant la découverte des acteurs de demain, la série Autopsie symbolise à elle-seule ce paradoxe, et amène Booba à en sortir gagnant quelque soit le cas de figure. A ce titre, certains indices conformés par La Fouine indiquent à penser que le titre de Fababy prévu pour Autopsie vol. 4 s’est vu écarté à la dernière minute après que Kopp se soit rendu compte de sa présence sur Capitale du Crime vol. 3. À la vue de sa proximité avec Banlieue Sale, une apparition de F.A.B sur Autopsie aurait alors permis à l’artiste de s’offrir une double-promotion dont aurait profité La Fouine. Impensable aux yeux de Booba.

Pas le temps pour les regrets ?

D’autres emcees, plus téméraires et probablement lassés d’attendre leur tour de briller auprès de B2O, préfèrent s’en détacher et tracer leur route en solo, à l’image de Nessbeal. Considéré comme l’une des plus belles plumes du rap français, Nessbeal fait le choix de quitter Booba et le 92i en 2005. Après un premier album qui ne rencontre pas le succès escompté, NE2S délaisse peu à peu le style brut qui avait fait sa renommée depuis Dicidens pour se laisser aller à quelques titres plus légers (« On aime ça », « Ma grosse »…). Là où la plupart des observateurs s’accordent pour dire que Ness n’a pas eu la carrière qu’il se devait d’avoir, le rappeur revient à son tour sur le sentiment de gâchis qui entoure sa vie artistique, dans le titre au nom évocateur de « Balle dans le pied » où il affirme « regretter le jour où [il] a dit non à B2O ». Et pourtant, il semble bien difficile d’affirmer avec certitude que son choix de quitter le 92i était véritablement une erreur.

En effet, si la plupart des artistes créent leur propre structure dans l’idée de développer de nouveaux talents, Booba apparaît comme l’exception qui confirme la règle. Depuis qu’il a posé la première pierre de son édifice Tallac Records, seul son fidèle hype man Mala a eu la chance de voir son unique album Himalaya sortir sous la bannière du label. En dessous de Nessbeal, celui-ci était également perçu comme l’un de ceux amenés à faire de belles choses au sein de la scène hexagonale. À l’inverse, qu’il s’agisse de Djé, Gato da Bato ou le défunt Brams, tous les artistes ayant fait le choix de s’engager durablement auprès de Kopp doivent se contenter au mieux d’apparitions furtives et ne voient jamais leur patience se concrétiser par un projet quel qu’il soit. Fin 2011, Booba annonçait pourtant travailler sur un hypothétique album de Shay qui n’a toujours pas vu le jour.

Ainsi, l’émancipation ne semble être, non pas une possibilité, mais presque une condition sine qua none pour se défaire de l’ombre de B2O. L’essentiel est surtout de faire fructifier au mieux l’engouement public que peut apporter une apparition aux côtés du Duc. Et pour cela, le mieux reste encore d’être bien encadré. C’est ce qu’explique Dosseh dans une récente interview pour Rapelite où il revient sur ce qui l’a empêché d’exploser après ses apparitions successives sur Autopsie vol. 3 & Lunatic : « Quand on a fait notre featuring, Booba c’était le Barça et moi j’étais géré comme l’US Orléans. À un moment donné, pour négocier le bon virage il faut être encadré. Ce n’était pas mon cas, j’étais juste Dosseh avec mes quelques potes d’Orléans. »

Signés respectivement chez Therapy Music et Street Lourd, Kaaris et Niro pouvaient eux se targuer de disposer de cette structure si importante dans un tel contexte. Et le résultat est sans appel : après « Kalash », Kaaris envoie dans la foulée son street-hit « Zoo » puis son album Or Noir qui le place en solide numéro 1 bis du rap français. Quant à Niro après « Fenwick » sur Autopsie vol. 4, il multiplie les featurings tout au long de l’année 2012 avant que son street album Paraplégique ne fasse de lui l’un des hommes les plus à suivre de l’hexagone.

Ainsi, il est également indispensable pour les rappeurs ayant su profiter du buzz obtenu par Booba de battre le fer tant qu’il est encore chaud, et de faire ainsi preuve de réactivité. Une donnée qu’a rapidement assimilé Gradur quand, au-delà de marketer lourdement le fait d’avoir été « validé par le Duc’zer », il monopolise l’attention médiatique durant plusieurs mois avec sa série de freestyles Sheguey.

Le luxe d’une retraite « OKLM »

Mais cela, c’était avant que de nouveaux éléments entrent en compte et amènent Booba à changer quelque peu de position. Soucieux de ne pas « faire l’album de trop », le Duc sait qu’à 38 ans et avec la naissance récente de sa fille Luna, ses beaux jours dans l’industrie musicale sont plus que jamais derrière lui. Toutefois, si ses ventes d’albums et sa marque de vêtements Ünküt devraient assurer aisément sa pérennité financière ; il reste encore à Booba de trouver un moyen de continuer à faire l’actualité musicale française sans sortir le moindre CD.

Pour ce faire, le boulonnais s’est finalement décidé à partir à la recherche de diamants qu’il pourrait polir et à qui il léguerait son large héritage musical. Son attention s’est portée sur un jeune groupe local, 40000 Gang – anciennement Soldats des Hauts de Seines ou S.D.H.S Family – dont on pourrait presque dire qu’il est façonné de toutes pièces par Booba, tant l’on sent l’empreinte du Duc dans leur personnalité. Vêtus en Ünküt de la tête aux pieds, ces-derniers partagent avec B2O des références et des tournures de phrases communes, et sont déjà à créditer de deux apparitions aux côtés de celui-ci (« Vrai », « Porsche Panamera »). En parallèle, Booba a également fini par faire signer Shay, plus de 3 ans après son irruption sur Autopsie vol. 4. Au cours de sa traversée du désert, la belle a affiné son style, délaissant la pâle copie de Nicki Minaj que l’on avait pu entrevoir sur « Cruella » pour finalement aboutir sur quelques titres de bonne facture à l’image de « Perpétuité ». Cependant, si ces deux signatures sont calquées sur la déferlante trap qui s’abat actuellement sur le rap français, rien ne laisse actuellement à penser qu’ils aient le bagage nécessaire pour s’imposer comme des têtes d’affiche de leur discipline.

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Mais la démarche la plus significative de Booba dans ce processus de reconversion, reste à n’en pas douter le lancement du site OKLM.com. Celui qui critique incessamment les médias spécialisés depuis des années maintenant entend désormais s’ériger comme leur concurrence avec une plateforme 100% vidéo où les clips de nombreux « talents urbains » sont perdus au milieu de divers buzzs insolites.

Bien que le rappeur présente le profil idoine pour se lancer dans une telle entreprise par sa renommée et sa puissance dans l’industrie hip-hop, sa démarche est clairement freinée par les quelques lacunes de son support. Le format, tout d’abord, car en créant une sorte de « Dailymotion urbain » Booba ne peut jouer son rôle de prescripteur en agrémentant ces contenus de propos qui viendraient consolider ses recommandations et indiquer pourquoi il faut suivre tel ou tel talent. De plus, dans son souci de donner de l’exposition à tous les boycottés des médias leader dans ce domaine, OKLM ne valorise plus tellement les talents « d’exceptions ». Il n’y a plus de sélection. Enfin, ce qui faisait précisément la force du soutien de Booba envers un artiste, c’était la rareté des élus à qui il l’accordait. Or, au vu de la quantité de rappeurs qu’il « valide » au travers d’OKLM, il devient difficile pour le public d’accorder une véritable valeur à leur présence sur le site.

C’est paradoxalement au moment où Booba s’oriente réellement vers la mise en exergue et la production des artistes de demain que celui-ci se révèle moins efficace dans son rôle d’influencer. Et le chemin semble encore long avant que l’on soit en mesure de parler d’un rappeur en se disant que « la première fois qu’on l’a entendu, c’était sur OKLM.com ».

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