Les dessous du deal entre Drake et BBK
Mercredi 24 février dernier, après avoir embrasé la scène des Brit Awards en se frottant lascivement à Rihanna, Drake quitte la cérémonie à la hâte, sur la pointe des pieds. Direction Shoreditch, ex bas-fond graffité et gentrifié de l’ « Old Smoke ». Ce soir-là, au Village Underground, haut-lieu artistique du quartier, les Section Boyz font vibrer les murs de briques. Puis, l’inattendu : Drizzy déboule dans son survêt de gala, s’empare du micro et crache les vers de son tubesque « Jumpman ». D’un coup d’œil, on reconnaît celui qui l’escorte : Skepta, figure incontournable du Grime. Le prélude à une annonce détonante. Dans les heures suivant sa performance, le Torontois lâchera une bombe sur Instagram : « The first Canadian signed to BBK. Big up my brudda @skeptagram for life yeah. And my section gunners too».
Le contrat est-il plausible ?
Dans l’étouffant brouhaha médiatique soulevé par la nouvelle, peu se sont en réalité questionnés sur la crédibilité et la légalité d’un contrat liant Drake à BBK. Concrètement, aujourd’hui signé sur Young Money/Cash Money, Drake ne peut s’émanciper comme bon lui chante du label. Son engagement était jusqu’à très récemment encore d’actualité. Son dernier-né, « Summer Sixteen », probable future track de « Views from the 6 », est bien estampillé Cash Money. Tout comme le sera à l’évidence l’album. Engagé à la fois pour la production et l’exploitation commerciale de sa musique à l’échelle mondiale (Angleterre inclus) via Universal, le 6 God se trouve cadenassé de toutes parts et peut difficilement ruser pour se désenchaîner. Seule une faute contractuelle pourrait écourter la collaboration. Mais si Drake n’hésite pas à faire étalage de ses différends financiers avec Cash Money, osant, entre autres coups de griffes, un « Walk up in my label like « Where the check, though »?» sur « Star 67 », il n’a à ce jour entamé aucune procédure judiciaire à l’encontre de son employeur, contrairement à Lil Wayne.
Il n’y a rien de contractuellement signé et on ne le saura probablement jamais.
En revanche, « les histoires d’impayés ont pu amener à une renégociation du contrat, à lever certaines exclusivités. Drake peut très bien être aujourd’hui un artiste OVO à 100%, avec un contrat de distribution de ses albums avec Cash Money, couvrant seulement certains territoires. Techniquement, c’est tout à fait possible », commente Paul*, cadre dans une grande maison de disques. En clair, sous la menace d’une plainte, YMCMB a pu concéder un compromis, renoncer à certains droits, pour pouvoir maintenir sa poule aux œufs d’or dans son sillage. Drake pourrait également s’être simplement rallié à BBK en tant que crew. Comme Pro Era, A$AP Mob ou feu Odd Future, Boy Better Know se définit comme un posse dont les membres ne se trouvent pas nécessairement être des musiciens rattachés au label. Et aucun arsenal juridique ne permet d’empêcher une bande de potes de se réunir.
Quid d’OVO Sound ? La société, indépendante, échappe au contrôle de Young Money. Et si elle s’est associée à Warner Music, ce n’est que dans le cadre d’un accord de distribution mondiale. Brèche. Libre aux artistes d’OVO de signer un contrat de production ailleurs. Skepta avait d’ailleurs confirmé en substance le partenariat en diffusant sur Instagram le cliché d’un t-shirt floqué Boy Better Know x OVO. Outre la production, Drizzy a pu aussi parapher un contrat de management, puisque Future the Prince, son manager actuel, officie chez OVO. Tout est envisageable mais, pour Paul, il s’agit surtout d’un « délire, d’un effet d’annonce, pour faire parler. Il n’y a rien de contractuellement signé et on ne le saura probablement jamais. Il s’est passé la même chose avec Travis Scott, qui est supposé faire partie de G.O.O.D Music, mais qui est en réalité un artiste Grand Hustle Records. C’est juste de l’image ».
Pourquoi BBK ?
Drake a Skepta dans la peau. Littéralement. En octobre dernier, le second instagrammait un plan resserré sur l’épaule droite du premier, fraîchement frappée de trois lettres gothiques, BBK. “More than music. OVO BBK family for Life”, dit la description. S’il est toujours risqué d’encrer le nom d’un bien-aimé, ces deux-là ne semblent pas prêts de se quitter. Quelques jours après, le Londonien publiait sur Instagram une déclaration logorrhéique à l’endroit de Drizzy, son « frère », pour son anniversaire. Un « More than music, Love family » flanqué d’un emoji cœur en guise de conclusion.
Les premières lignes de l’histoire de « Drapta » s’écrivent en janvier 2015, lorsque Drake lâche le titre « Used to » empruntant des vers au « That’s not me » de Skepta (« Shout out to the Gs from the ends / We don’t live no girls from the ends »). Premières œillades. Une poignée de semaines plus tard, Aubrey inclue Joseph dans la note de remerciement de If You’re Reading This It’s Too Late, s’emballe sur Instagram pour un clash qui avait opposé le rappeur grime à MC Devilman en 2006 et poste la capture d’écran d’une vidéo de son adoré en compagnie de Frisco, qu’il légende « Another classic ». En mars de la même année, Skepta répond aux clins d’œil de son soupirant en le samplant en introduction de son puissant « Shutdown ». Puis le Canadien invite l’Anglais sur la scène du Wireless Festival à Londres et de l’OVO Fest à Toronto, à l’été 2015. La paire remixera dans la foulée le morceau « Ojuelegba » de Wizkid. « J’étais fan de Skepta, mais après l’avoir rencontré… On est immédiatement devenus des frères. […] Vous ne rencontrez pas souvent quelqu’un qui vous fait penser « Ok, on se parlera probablement toujours quand on aura 35-40 ans » », roucoulera Drake auprès du magazine the FADER. La bromance est scellée et assumée. C’est donc d’abord par amour et admiration que Drizzy a voulu rejoindre les rangs de BBK. Une forme de coup de tête passionnel.
Au-delà de Skepta, c’est toute la culture britannique que Drake embrasse depuis des années. De Craig David à Section Boyz, en passant par Artful Dodger, Wstrn, Ard Adz, Johnny Gunz ou Giggs, le roi du Billboard Hot 100 égrène ses influences anglaises au fil des interviews ou de ses sessions radio sur Beats 1. Sneakbo a été le premier« grimeur » dont il s’est amouraché. Le « How you mean, how you mean, thought you knew about the team » posé sur le refrain de “Cameras” en 2011 convoque le morceau “How You Mean” de l’artiste brixtonien. Drake citera a posteriori Sneakbo parmi les inspirations de Take Care et le conviera à sa tournée anglaise. L’année suivante, il s’acoquinera avec Wiley, qu’il évoquait déjà quelques mois plus tôt dans une interview accordée à DJ Semtex. Flatté, le Britannique utilisera l’extrait audio en ouverture de son album The Ascent. Et lorsque Champagne Papi et Meek Mill se chamaillent par sons interposés, Skepta décrit l’attitude de son acolyte comme « londonienne et grime », en référence à la « war dub » anthologique à laquelle s’était livrée une tripotée de beatmakers Grime sur Soundcloud il y a trois ans. Drizzy s’assume fan de la série Top Boy et de Premier League. Il s’essaie même à l’argot british, à coups de « gyal », « wasteman » ou « ting ». En vérité, ce vocable aux ascendances jamaïquaines s’emploie aussi à Toronto, qui partage le même héritage migratoire que Londres, une diaspora caribéenne commune dont le vernaculaire s’est disséminé des deux côtés de l’Atlantique. Une proximité culturelle qui joue certainement sa part dans l’attachement du emcee à la patrie de Shakespeare. De façon plus pragmatique, son affiliation à BBK pourrait lui « ouvrir les portes d’un autre marché, la Grande Bretagne, sur lequel il est peut-être plus faible », analyse Paul.
C’est d’abord par amour et admiration que Drizzy a voulu rejoindre les rangs de BBK.
L’an passé, aux Brit Awards 2015, un Kanye West électrisé interprétait son nouveau titre, « All Day », armé de lance-flammes et d’un gang encapuchonné. Parmi l’escouade : Skepta, JME, Shorty, Krept & Konan, Jammer, Novelist, Stormzy et Fekky. Toute la formation Grime du moment. Grâce à la performance de Yeezy, le hip-hop made in UK, qui retrouve ses lettres de noblesse depuis que Skepta se remplume, s’est trouvé propulsé à la face du monde entier. Puis, après avoir écrit et enregistré la majeure partie de son album At.Long.Last.A$AP dans la capitale anglaise, c’est A$AP Rocky qui reconnaissait à son tour l’influence du Grime dans son travail. Indices d’une popularité grimpante. Drake, qui a du flair, pressent la montée en puissance de ce rap DIY, cru et abrasif. En ce sens, sa décision pourrait se révéler futée et visionnaire, plus qu’elle n’en a l’air.
En fait, Drizzy a des envies d’underground. Au début des années 2010 déjà, alors qu’il met les pieds dans le mainstream, le bonhomme distille des messages contradictoires. « I’m an underground king » claque-t-il sans sourciller sur « Underground Kings », ode au groupe UGK. 1 an après, sur “Show Me a Good Time”, le CEO d’OVO se qualifie de rappeur indé et louange A Tribe Called Quest et J Dilla : « Tell me can we kick it like Ali Shaheed and Phife Dawg / People really hate it when a backpack rapper get rich and start living that life, dawg. / […] I came up in the underground though, so I’mma spend another 10,000 for Dilla”. Les propos ne sont pas si risibles. À ses débuts, le emcee avait posé sur des productions signées 9th Wonder et croisé le micro avec Phonte & Elzhi. Avec If You’re Reading This It’s Too Late, voilà que ça le reprend. Contrairement aux opus précédents, ce projet leaké par surprise, sans teasing ni promotion, n’empile pas les tubes taillés pour la radio. Au départ, le rappeur l’envisageait même comme une mixtape Gangsta Grillz, téléchargeable gratuitement. S’engraisser n’est plus son ambition première. IYRTITL fleure la crise existentielle et versifie sur la solitude plus que la luxure. Le spleen du nanti. Avec trois albums de platine sous le bras et un succès vorace, Drake a presque tout vu et vécu, ne craint plus grand-chose. Surpuissant et intouchable, il peut désormais écouter ses envies, céder à ses lubies et se passer du soutien d’une major. « Ce n’est pas une question d’argent, il n’en a pas besoin. C’est de l’affect. », appuie Paul, avant de poursuivre : « BBK peut lui apporter de la coolitude, plus particulièrement auprès d’une certaine frange de la communauté anglaise, et le rendre plus street. Car il faut se le dire, Drake commence à vieillir et il doit rester dans le coup. Jay Z commençait lui-aussi à faire de vieux os avant de s’associer à Kanye West ». L’indie à la rescousse.
Quelle que soit la nature réelle du contrat et ses justifications, Drake prouve là encore qu’il plane au-dessus de la mêlée. Chacun de ses pas provoque un murmure, chacune de ses décisions un tollé. Si la retraite l’inquiète, il est pourtant déjà presqu’éternel. « If I die, I’m a legend ».
*Le prénom a été modifié