DJ Khaled, le succès à la clé

Vendredi 5 février 2016. Fort d’un juteux contrat signé avec Apple Music concernant le lancement de sa propre radio, DJ Khaled donne rendez-vous à ses fans à Palo Alto, où il s’apprête à donner un concert « pour aucune raison » car « c’est que de l’amour ». Une fois sur les lieux, il s’avère que des milliers d’individus ont bel et bien répondu présent à l’appel. Néanmoins, vu de la foule, il semble bien que les nombreux admirateurs ayant fait le déplacement ne verront rien de plus que le dos de cette imposante machine à gimmick, ou du moins l’objectif frontal de son smartphone. Car malheureusement pour eux, le véritable show n’a pas lieu sur scène, mais ailleurs. Dans les foyers, dans les rues, partout et nulle part à la fois : en bref, au travers des écrans des deux millions de cellulaires comptant parmi leurs amis Snapchat le fameux « djkhaled305 ».

tristan Elwell

Par le biais du réseau social, l’artiste est rapidement devenu une superstar en mettant en scène son banal quotidien de magnat de l’industrie hip-hop. Pour la plupart des abonnés qui suivent ses aventures, il est une sorte de running-gag dont on ne se lasse jamais véritablement. Souvent, on l’aperçoit aux côtés d’autres personnalités qui – si elles lui témoignent un certain respect – ne donnent jamais l’impression de le prendre au sérieux, tant elles sont amusées par l’étrange spontanéité qui émane du personnage. On se souvient par exemple d’un Travi$ Scott hilare en voyant Khaled débiter son speech habituel ainsi que d’un Rick Ross joyeusement surpris de le retrouver au bas de sa villa, chevauchant son désormais célèbre jet-ski. On en vient presque à oublier que l’on parle là d’un acteur majeur de la scène rap américaine, à qui l’on doit quelques uns des principaux hits de ses dernières années et dont la longévité s’étale sur plus d’une décennie. Il ne rappe pas, ne compose pas et il n’est pas rare de voir les auditeurs s’interroger sur sa fonction exacte ou, pire encore, remettre en question sa légitimité. Alors, la question s’impose : DJ Khaled n’est-il rien de plus qu’une mascotte, une imposture qui parviendrait à tromper son monde depuis de bien trop longues années ?

Hustle Hard

Il faut bien reconnaître que sa propension à survendre le moindre de ses accomplissements force le scepticisme. Et pourtant, le parcours de DJ Khaled est un modèle d’investissement et de persévérance. Né en Nouvelle-Orléans de réfugiés Palestiniens, Khaled Mohamed Khaled – de son vrai nom – est bercé par les musiques arabes que jouaient ses parents, artistes soucieux de lui rappeler d’où il vient. Alors qu’il n’est âgé que de 9 ans, ces-derniers poussent la logique et l’emmènent en voyage chez sa grand-mère, en Israël. Là-bas, il est marqué par la vision de l’armée débarquant chez son aïeule et retournant sa maison de fond en comble, par erreur : « Cette expérience m’a appris à apprécier la liberté. Dehors, c’est la guerre. Voir des choses que tu ne pourrais même pas imaginer m’a rendu plus fort. » De retour aux États-Unis, Khaled profitera toutefois un peu trop de la douceur de cette vie. Tandis qu’il se construit sa propre culture en se jouant les classiques du hip-hop ainsi que les disques soul de Sam Cooke, des Isley Brothers ou d’Isaac Hayes, il est condamné à 3 mois de prison pour avoir conduit avec un permis expiré.

DJ-Khaled

Il accomplit sa peine sans broncher et ressort avec la ferme intention de ne jamais retourner dernière les barreaux. À cette époque, ses parents traversent parallèlement les pires difficultés financières et voient leur rêve américain s’effondrer peu à peu. Refusant de les voir repartir de zéro, DJ Khaled file à Miami et prend le pari de suivre une hypothétique carrière artistique. Très vite, le jeune homme prend ses aises dans la ville portuaire et se reconnaît dans la diversité culturelle qu’elle abrite : « Les gens pensent qu’il ne s’agit que de South Beach, mais c’est plus que ca. Miami c’est la communauté, la culture, le ghetto, les plages, la musique, les gens. C’est spécial. Tu as des Arabes, des Jamaïcains, des Haïtiens, des Latinos, des Américains qui vivent tous ensemble… C’est un endroit magnifique et authentique à la fois ». Là-bas, Khaled multiplie les connections : il fait la rencontre des Cubains et Portoricains du Terror Squad, qui en feront leur DJ attitré, et accumule les voyages en Jamaïque où il fait entre autre la connaissance de Mavado. Ces nombreux séjours lui permettent de s’imprégner de la culture locale, qui constitue encore aujourd’hui l’une de ses principales influences.

« Cette expérience m’a appris à apprécier la liberté. Dehors, c’est la guerre. Voir des choses que tu ne pourrais même pas imaginer m’a rendu plus fort »

Mais plus que tout autre chose, Khaled charbonne. Concentré d’influences variées, il écume les sound clashes (compétitions musicales mêlant deejaying et toasting, dans lesquelles différents crews s’affrontent), où il se distingue par son style détonnant dans lequel le hip-hop et la dancehall s’entremêlent. À une époque où le bon rap se fait rare dans les antennes de la capitale floridienne, le bonhomme rondouillard s’en impose comme le garant au travers de participations à diverses radios pirates, diffusées dans des endroits de Miami tenus secret. La fréquence de ses participations devenant de plus en plus régulières, son nom se repend progressivement dans l’ensemble de la ville à tel point qu’il atterrit finalement sur 99 Jamz, la fréquence locale incontournable en ce qui concerne le hip-hop. Pour l’anecdote, c’est également à cette période que DJ Khaled accordera à la chaîne CBS sa première interview télévisée. Une première apparition qui laisse transparaître le personnage tel qu’on le connaît aujourd’hui, tant au niveau de l’énergie déployée que de la teneur résolument positive du message transmis.

En parallèle, DJ Khaled s’essaye également à la composition, parfois sous le pseudonyme de Beat Novacane. Au milieu des années 2000, il délivre une poignée de perles pour les projets de Fabolous (« Gangsta »), Rick Ross (« I’m a G »), Pitbull (« Melting Pot ») et bien évidemment Fat Joe (« The Profit », « Temptation pt. I », « Temptation pt. II ») ; sur lesquelles il démontre une nouvelle fois sa faculté à alterner les registres, tout en imposant sa patte définitivement sudiste. Mais contrairement à d’autres, l’artiste aux multiples casquettes ne se voit pas passer une carrière entière dans l’ombre à placer des productions : « J’ai toujours eu l’idée de sortir un album. Je me disais que ce serait la meilleure option parce que j’ai toujours une vision artistique, je sais comment je veux que mes morceaux soient. » Son ami Fat Joe appelle les maisons de disques à lui faire parapher un contrat, décrivant son énergie comme étant celle « de Fat Joe sous stéroïdes ». Le label indépendant Koch vient alors à sa rencontre avec un projet de compilation, et c’est ainsi que DJ Khaled publie son premier album Listennn… the Album. Un projet dans lequel l’Américano-Palestinien a versé son sang, sa sueur, ses larmes… et son argent : « Chaque dollar que j’ai gagné via mon activité de DJ, je l’ai investi dans mes vidéos, dans ma promotion, dans tout. »

All I Do Is… ?

Paradoxalement, c’est précisément au moment où il finit par obtenir une reconnaissance, jusqu’à présent méritée, que ses qualités artistiques deviennent moins perceptibles. De fait, dans ses premiers albums, seule une poignée de titres lui sont crédités à la production, et ses apparitions vocales sont restreintes à quelques ad-libs hurlés en amont de chaque piste. « Mo’ money, mo’ problems » mettait en garde Biggie, et peu à peu, de nombreux auditeurs et médias s’interrogent : « Mais que fait réellement DJ Khaled ? ». Les rares fois où la question lui a été posée frontalement, Khaled n’a pas manqué de souligner son caractère absurde : « Demander ce que je fais, c’est comme demander ce que Jay Z ou Puff Daddy font ? Le public a besoin de se mettre à jour un peu… »

Dj-Khaled-Rick-Ross-Drake

Quand il prend la peine d’expliciter sa fonction, il la décrit comme on pourrait décrire le rôle d’un sélectionneur national d’une formation sportive. Il sélectionne et réunit les meilleurs joueurs à aligner sur le terrain, définit leur rôle, leur positionnement, travaille avec eux sur les moindres détails afin de leur permettre d’exprimer tout leur potentiel et surtout, de faire des hits. Quoi que l’on en dise, le résultat est souvent probant. VIBE avait par exemple désigné le couplet magistral de Lil Wayne sur « We Takin Over » comme sa meilleure apparition de l’année 2007. Si l’on s’arrête au bilan chiffré, 7 des 8 albums que DJ Khaled a sorti comportaient au moins un single certifié disque d’or.

« À vrai dire, il pourrait même être pris en exemple par les professeurs en école de communication tant il illustre à merveille certaines des règles élémentaires qui y sont enseignées. »

Le natif de la Nouvelle-Orléans est toutefois très clair quand il s’agit de nommer sa fonction : il n’est ni plus ni moins qu’un producteur. Cela aura de quoi faire sourire bon nombre de compositeurs, mais il s’avère qu’en disant cela, Khaled n’a pas foncièrement tord. Seulement, il prend le terme dans son sens originel, qui le rapproche plus du directeur artistique que du beatmaker : « Tu dois te rappeler de ce qu’est un producteur. Quincy Jones est un producteur. Tout le monde n’est pas forcément beatmaker. Le producteur, c’est celui qui a une vision complète, avec un certain recul, pour concevoir un titre et le livrer au monde. Ça, c’est un producteur ». Khaled est un exécutif : de par sa connaissance de l’industrie et ses quelques compétences musicales, il conseille les artistes sur les choix artistiques à opérer et effectue tout le travail lié aux arrangements et au mixage avec une éthique de travail irréprochable. Un métier très répandu dans l’industrie musicale que le CEO de We The Best Music Group a effectué dans l’ombre sur chacun des albums studios de Rick Ross. La différence entre DJ Khaled et les autres directeurs artistiques, c’est que le premier a su pleinement commercialiser cette fonction à une heure où l’activité de DJ est déclinante.

On ne rit plus de lui, mais grâce à lui

Qu’à cela ne tienne, être de bons conseils semble bien peu de choses pour expliquer une carrière qui dure depuis près d’une quinzaine d’années. Fort heureusement, DJ Khaled compte bien d’autres cordes à son arc. À vrai dire, il pourrait même être pris en exemple par les professeurs en école de communication tant il illustre à merveille certaines des règles élémentaires qui y sont enseignées.

DJ Khaled Pool

En 1993, alors qu’il travaille chez Odyssey, un disquaire de la Nouvelle-Orléans au sein duquel il mixe occasionnellement, il rencontre des frères « Baby » et « Slim » Williams. Ces derniers sont postés à l’arrière d’un camion d’où ils peinent à écouler les CDs de Juvenile. Alerté par l’œil avisé du DJ sur la musique indépendante, celui que l’on surnommera plus tard Birdman garde contact avec le jeune homme. Nul ne peut deviner que le jour de leur rencontre constituera une date importante dans l’histoire du rap, puisque c’est également en ce jour que les deux dirigeants de Cash Money Records découvrent et signent Dwayne Carter. 12 ans plus tard, la discographie de Lil Wayne est ornée d’or et de platine mais c’est bien DJ Khaled qu’il invite à hoster sa mixtape The Suffix. Outre Lil Wayne et Birdman, d’autres artistes que Khaled a férocement soutenus dans ses années de galère ont su lui rendre la pareille une fois arrivés au sommet, comme ce fut le cas pour Kanye West, qui apparaît sur son premier album. Personnage sincèrement attachant, la figure de Miami est un as du relationnel, et accorde une attention particulière à chacune des personnes de son entourage, comme l’a récemment exprimé Mavado : « Même quand j’étais en Jamaïque et que je ne voyageais pas tant que ça, Khaled prenait toujours de mes nouvelles. On se connaît depuis une quinzaine d’années, avant même que Bounty Killer ne lance Alliance ».

De même, quand son nom commence à se populariser dans les rues de Miami, le DJ prend la peine d’évènementialiser son propre anniversaire, distribuant dans la rue les flyers d’une soirée qui accueille finalement plus de 7 000 personnes. Prenant l’exemple de Jordan, Khaled sait parfaitement capitaliser sur son nom, qu’il vend telle une marque : « Mon but global est de devenir le plus gros exécutif, la plus grosse marque. Mais pas seulement avec la musique. On travaille pour être aussi important que Michael Jordan, la marque Jordan. Posséder mon propre hôtel, mon propre alcool, mes propres chaussures ». Au début de la décennie, Khaled est celui que le public rap aime détester pour son inutilité chronique et ses gimmicks aboyés à répétition. Il lui aura suffit de quelques caméos absurdes dans les clips de « Hold You Down » et « How Many Times » ainsi que d’une ridicule demande en mariage adressée à Nicki Minaj pour que les auditeurs s’amusent de ses apparitions. Désormais, on ne rit plus tellement de lui, mais grâce à lui, quand bien même il affirme ne pas avoir vocation à faire rire.

Snapchat s’inscrit d’ailleurs en plein dans ce processus de branding exacerbé. Depuis son inscription en octobre sur le réseau social, l’auto-proclamé « producteur » a vu exploser le nombre de tweets le mentionnant. En effet, on dénombrait 173 192 tweets le mentionnant au mois d’octobre, contre 2 711 827 en décembre, selon une étude du Crimson Hexagon. Le pic étant bien évidemment ce fameux 15 décembre lors duquel DJ Khaled se perd en mer et capture l’intégralité de son périple. Une émulation médiatique qui tombe idéalement pour un homme d’affaires qui ne cesse actuellement de développer de nouveaux business. Il y a d’abord l’ouverture à Miami de son restaurant Finga Licking, spécialisé dans la cuisine afro-américaine, puis le lancement de ses casques audio BeoPlay et désormais les collection de vêtements qu’il promeut quotidiennement à chacun de ses snaps : claquettes, chaussettes, sweats…

Aujourd’hui, il semble que DJ Khaled se plaise à être une simple parodie de lui-même. Souvent décrit comme une bête de travail par le passé, il dépeint dorénavant l’image d’un préretraité qui profiterait d’ores et déjà du fruit de son labeur, tout en proposant un tutoriel saugrenu sur les méthodes du succès. Son dernier album date d’octobre mais malgré cela, ses journées sont généralement vides et consistent essentiellement à profiter des plaisirs de la vie. Étrangement, plus il se montre inactif dans ses domaines d’activité, plus il cristallise l’attention des médias au travers des réseaux sociaux. Et si c’était ça, la vraie clé du succès ?

DJ Khaled fan

Dans le même genre