Et si on arrêtait de pourrir les artistes qui n’écrivent pas leurs textes ?

Les nouvelles péripéties du clash fiévreux qui oppose Pusha T et Drake ont relancé les interrogations concernant les facultés de ce-dernier à écrire ses propres textes. Mais au fond, doit-on réellement s’en soucier ?

Pour Lunatic comme pour Pusha T, le silence n’est assurément pas un oubli. Cela fait désormais un bout de temps que le rappeur de Virginie se plaît à être l’épée de Damoclès qui vacille au-dessus du trône de Drake, sa lame affutée venant piquer ici et là la tête couronnée du Canadien. L’ancien membre de Clipse trouve régulièrement le bon mot pour attiser les braises sur lesquelles – aux yeux du public rap – le crooner de Toronto ne devrait pas marcher, pour le bien de sa carrière. Puisque Drake n’est pas le rappeur que Push est capable d’être, les auditeurs ont déjà eu tout le loisir de sceller à l’avance l’issue d’un hypothétique beef entre les deux artistes, à la faveur du leader de G.O.O.D Music. Heureusement pour Drizzy, Push a progressivement freiné son rythme de production, faisant passer leurs tensions au second plan… Jusqu’à ce que DAYTONA surgisse le 25 mai dernier, prouvant que le bras droit de Kanye West n’avait rien perdu de ses bonnes vieilles habitudes.

En effet, sur « Infrared », la piste de conclusion de son album tant attendu, Pusha T rappe : « It was written like Nas, but it came from Quentin. » Une référence évidente à Quentin Miller, l’homme que Meek Mill avait présenté comme étant le ghostwriter de Drake, preuves à l’appui. Les preuves en question ? Des démos enregistrées par l’artiste originaire d’Atlanta pour donner au fondateur du label OVO des pistes de flows et de lyrics, partiellement reprises sur quelques titres d’If You’re Reading This It’s Too Late, ainsi que sur « R.I.C.O » de Meek Mill. Mais il faut croire que le Canadien en avait assez d’être attaqué sur le sujet. Moins de 24 heures après la sortie de DAYTONA, voici que « Duppy Freestyle » fait irruption sur SoundCloud. Dedans, Drake clarifie avec justesse sa propension à utiliser sa propre plume et égratigne au passage Pusha T sur la manière dont il surjouerait son passé de dealer, l’absence de hits dans sa discographie, ainsi que sur son âge avancé. De bonne guerre, de bonne facture.

Mais peu importe la qualité ou la pertinence de sa réponse : pour une certaine frange des auditeurs, Drake restera à tout jamais ce rappeur en toc qui s’est accaparé les mots, les mélodies, le travail d’un autre. Celui qui a « honteusement » eu recours à un ghostwriter. Un ghostwriter qui n’a pourtant rien d’un fantôme, le nom de Quentin Miller ayant bel et bien été mentionné dans les crédits des cinq tracks d’If You’re Reading This It’s Too Late auquel il a contribué. À aucun moment il n’a été question d’invisibiliser son rôle aux yeux du public, quand bien même la manière dont les crédits sont généralement apposés permet difficilement d’apprécier l’ampleur du travail de chacun. L’artiste qui aide à l’écriture d’une ligne, celui qui rédige l’intégralité du texte, celui qui fait la topline, celui dont l’oeuvre a été samplée pour créer le morceau, voire même celui qui compose l’instru : tous sont cités pêle-mêle en tant que « songwriter », sans qu’aucune distinction ne soit faite. Sur « All Day » de Kanye West, par exemple, pas moins de 19 artistes sont crédités en tant que tel, parmi lesquels Kendrick Lamar, Vic Mensa, Paul McCartney ou encore Mario Winans. Et puisque ce sont les noms à l’état civil qui sont mentionnés, cerner avec exactitude l’identité des véritables paroliers peut s’avérer être une tâche ardue, même quand il n’y a aucune omission les concernant de la part de l’artiste principal ou de son label.

Maintenant que le public est familier à Quentin Miller, pourquoi n’est-il pas capable d’apprécier ses propres morceaux comme il a apprécié ceux qu’il a pondu pour Drake ?

Le simple fait que Meek Mill ait soudainement décidé de mettre en avant le nom – alors méconnu – de Quentin Miller a suffi à donner l’impression que Drake tenait absolument à ce que celui-ci soit passé sous silence. Depuis, c’est un peu comme si l’on considérait que le Canadien n’avait jamais véritablement écrit le moindre morceau de musique : l’authenticité de l’ensemble de sa discographie est remise en question. Pour beaucoup, faire faire quelque chose par quelqu’un d’autre signifie forcément qu’on est dans l’incapacité de le faire soi-même. Alors si Drake requiert l’aide d’un autre artiste pour écrire ses textes, c’est sans doute qu’il n’a jamais vraiment su faire. Qu’importe s’il s’est déjà retrouvé de l’autre côté du miroir, étant à l’origine de titres comme « Live Up To My Name » de Baka Not Nice, « R.I.P. » de Rita Ora ou « 30 Hours » de Kanye West. Sur son hit « pick up the phone », Travi$ Scott rappe un couplet écrit par la californienne Starrah, tandis que son bras droit Young Thug interprète un pont écrit… par Travi$ Scott. Un échange de bons procédés dans le seul et unique but de produire la meilleure musique possible, et de permettre au morceau de se hisser jusqu’au sommet des charts.

La version originale de « pick up the phone », avec Starrah en lieu et place de Travi$ Scott, aurait-elle eu la même portée ?

Il est plaisant de voir à quel point le public se plait à soutenir les acteurs habituellement invisibles du monde de la musique quand il parvient à les repérer. Malheureusement, cela se fait systématiquement aux dépends des têtes d’affiches, et ce même si les paroliers obtiennent exactement ce qu’ils sont venus chercher. Songwriter est un travail à part entière, au travers duquel un artiste accepte de mettre son talent à disposition d’un autre moyennant rémunération et crédit. Mais les auditeurs infantilisent ceux qui l’exercent, en essayant d’aviver en eux un sentiment d’injustice qui n’a pas lieu d’être, puisqu’ils ont délibérément choisi d’opérer dans l’ombre.

Combien de fois peut-on lire sur les réseaux que PARTYNEXTDOOR devrait penser un peu plus à sa pomme, et arrêter de distiller les tubes qu’il écrit à Drake ou Rihanna ? Dans l’imaginaire collectif, ce sont les auteurs les véritables mastermind, mais la reconnaissance qu’ils méritent revient hélas à des usurpateurs. Les interprètes, quant à eux, ne sont que de vulgaires marionnettes. Raccourci facile. Mais maintenant que le public est familier à Quentin Miller, pourquoi n’est-il pas capable d’apprécier et de porter ses propres morceaux comme il a porté ceux qu’il a pondu pour l’auto-proclamé 6 God ? « Umbrella » aurait-il été le hit qu’il a été s’il avait été interprété par The-Dream et non Rihanna ? Peut-être bien que l’écriture ne fait pas tout. Quand ses fans s’empressaient de le féliciter pour avoir signé « Wild Thoughts » de Rihanna, PND leur rétorquait d’ailleurs que le succès du son revenait en premier lieu à la star barbadienne, qui – selon ses propres dires – « interprète comme un boss. » Comme quoi.

Il serait peut-être temps de considérer le rap comme ce qu’il est en son essence même : un genre musical.

Les débats concernant l’utilisation de ghost songwriters prennent toujours une tout autre dimension quand il s’agit du rap. Jamais le public n’osera remettre en question le talent de Michael Jackson pour avoir interprété les paroles qui lui étaient écrites par Rod Temperton. Mais dans le hip-hop, votre art sera considéré comme légitime selon votre faculté à raconter vous-même votre propre histoire. Si vous êtes une figure suffisamment respectable, du genre Dr. Dre ou Eazy-E, on vous évitera peut-être ce poil à gratter en omettant volontairement votre nom de la discussion. Mais si vous avez le malheur d’être un Canadien arrogant et un peu fragile sur les bords, attendez-vous à recevoir les foudres d’auditeurs en recherche constante d’authenticité. Dans les commentaires YouTube de la démo de « 10 Bands », un utilisateur hallucine : « C’est triste à dire mais Drake rappe la vie d’un autre homme. » Sous-entendu, celle de Quentin Miller. C’est vite oublier que le travail d’auteur implique précisément de se mettre dans la peau d’un autre. Puis dans la mesure où les rappeurs sont capables de mettre des mots sur ce que peuvent ressentir des milliers d’auditeurs, est-il inconcevable d’imaginer qu’ils puissent aussi trouver les justes paroles pour raconter au mieux ce qu’a vécu un de leurs semblables ?

De manière générale, plutôt que de continuer à faire du rap un univers régit par ses propres règles, il serait peut-être temps de le considérer comme ce qu’il est en son essence même, à savoir : un genre musical. Tant qu’aucun des acteurs impliqués dans la création d’une oeuvre ne s’estime lésé, apprenons simplement à apprécier ce qui nous est donné à entendre, sans chercher à distinguer qui est à l’origine de quoi, autrement que pour les féliciter un à un. Dans le fond, le fait qu’un morceau soit le fruit d’un travail collectif effectué par trois, sept, huit ou douze personnes n’a pas de réelle incidence pour nous, simples auditeurs. Seule la qualité compte. Car un son médiocre écrit, composé et interprété par un seul et même homme n’est rien de plus qu’un son médiocre.

Dans le même genre