Du rap sur-testostéroné au drapeau arc-en-ciel

Il y a deux ans et des poussières, le hip-hop queer ou  gaynsta, celui des gays, des drag-queens et des transgenres, même s’ils en refusent généralement l’étiquette, s’est retrouvé propulsé à la face du monde entier. Comment ce genre rapologique expérimental, sulfureux et culotté, a-t-il chamboulé les codes bourrés de testostérone du hip-hop ?

Les relents homophobes du rap

En 1991, A Tribe Called Quest et les Brand Nubian, porte-étendards du rap conscient, pondent « Georgie Porgie », première mouture crade, puant l’homophobie, de leur morceau « Show Business ». Leur label leur renvoie alors leur brouillon ultra-borderline et leur intime de retravailler et adoucir leurs propos. Mais à l’heure du tout 2.0, le texte de la version non-censurée traîne sur la toile et estomaque : Phife ouvre le bal en vociférant « In the beginning there was Adam and Eve / But some try to make it look like Adam and Steve », puis Lord Jamar, Grand Puba, Sadat X et Q-Tip claquent tour à tour des rimes dégommant les tantouses. Ils ne sont pas les seuls à tirer à boulets rouges sur l’homosexualité dans les nineties. Big L rappe « I buck queers » (« Da Graveyard »), KRS-One « Where oh where, are all the real men? / The feminine look seems to be the trend » (« Ya Strugglin’ »), Common « Homo’s a no-no, so faggots stay solo » (« Heidi Hoe ») et Mos Def « Cats who claiming they hard be mad fags / So I run through ’em like flood water through sandbags » (« Definition », en featuring avec Talib Kweli).

Dans les années 2000, Eminem décoche des « faggots » à tout bout de champ, DMX crie son homophobie sur son tube «Where the hood at », lâchant, entre autres, « I show no love to homo thugs », et Lil Wayne martèle des « no homo » à l’excès. Dans son documentaire Hip-Hop : Beyond Beats and Rhymes (2006), Byron Hurt discute homosexualité avec Busta Rhymes et le rappeur s’agace : « Je ne peux pas prendre part à cette conversation », avant de poursuivre, « Sauf ton respect, je ne cherche à offenser personne … Le mouvement culturel que je représente n’approuve absolument pas ça ».

Les rappeurs, puisque supposés représenter la rue où le hip-hop poussa ses premiers cris, s’efforcent de véhiculer un message fidèle à une idéologie « ghettocentrée », hyper-virile, machiste et homophobe. Ils se moulent selon des stéréotypes raciaux fantasmés, leur imposant de jouer aux durs plutôt qu’aux doux. « Le processus de racialisation, entendu comme un rapport de pouvoir, installe une configuration mettant en scène des figures racialisées – celle du « real Nigga » (« vrai négro ») et de la « real Bitch » (« vraie chienne ») – se confrontant et construisant un modèle opposé à une féminité et une masculinité blanches et bourgeoises », confirme Franck Freitas dans son article Blackness à la demande : Production narrative de l’authenticité raciale dans l’industrie du rap américain, publié dans la revue Volume !. En 2002/2003, le coiffeur reconverti en rappeur Caushun, qui s’avèrera a posteriori être un personnage monté de toutes pièces, se définit comme un « homo-thug » et fait un flop complet. Le public n’est pas prêt.

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Vers un hip-hop métrosexuel, gay-friendly et queer

À compter du milieu des années 90, Puff Daddy rappait déjà sa sensibilité sur des musiques au sirop de fraise et se vautrait dans le glamour. Dans sa veine, une poignée d’artistes vient profondément chahuter l’esthétique bitumée et brutale du hip-hop au début des années 2000, compose un rap emmiellé, désancré de la rue, et réinvente le chic à sa sauce. André 3000 raffole des perruques, s’affiche en salopette rose poudréee ou en fourrure fuchsia, préfère le patte d’eph’ au baggy. Pharrell Williams brasse hip-hop, rock, funk et electro, se pose d’abord en icône du mouvement fluo puis en dandy urbain, en nœud-papillon, costume-short ou colliers de perles Chanel. Avec son quatrième album 808s & Heartbreak qui flirte avec le pop’n’b, Kanye West incarne une nouvelle figure de rappeur dit « vulnérable ». Le style affuté, Yeezy ose la veste à brandebourgs satinée Dior, la blouse de femme Céline ou encore le kilt en cuir Givenchy. Tous trois, avec d’autres, ouvrent la voie à une nouvelle génération de rappeurs modeux sanglés dans des jeans slim et lookés jusqu’aux dents, A$AP Rocky en tête. Ce dernier se soustrait des thèmes et de l’imagerie gangsta, brouille les genres, démode définitivement l’hyper-masculinité, ses guns, ses meufs en string, ses pantalons XXL et ses muscles archi-gonflés.

Kanye West Celine

Puis 2012 est à marquer d’une pierre blanche. Frank Ocean, poulain r’n’b de l’écurie Odd Future, sort du placard, Jay-Z, Tyler the Creator ou encore 50 Cent applaudissent. Moins d’une semaine après le discours de Barack Obama en faveur du mariage gay, Hova, bientôt suivi par T.I., Diddy et autres, abondent dans le sens de son président devant les caméras de CNN : « J’ai toujours vu ça (l’interdiction du mariage gay, ndlr) comme quelque chose qui empêchait le pays d’avancer. Vous êtes libres d’aimer qui vous voulez … [Ce] n’est pas différent du racisme anti-Noirs. C’est de la discrimination, purement et simplement ». Macklemore et Ryan Lewis produisent le beau et puissant « Same love », ode au mariage pour tous, et Murs condamne l’homophobie dans le clip poignant d’ « Animal Style ».

Azealia Banks, Syd the Kyd (membre d’Odd Future), RoxXxan ou encore Sasha Go Hard assument leur homosexualité ou bisexualité. Désormais, être gay dans le hip-hop peut rendre cool, surtout en tant que femme, Nicki Minaj l’a bien compris. La rappeuse au fessier surdimensionné se dit bisexuelle pendant un temps et se crée le personnage de Roman Zolanski, le plus connu de ses alter-egos, un homosexuel londonien.

En réalité, une scène hip-hop gay, hybride et décomplexée, s’agite en coulisses depuis les années 70 et le voguing, danse mêlant pas urbains et poses-mannequins, né dans les ballrooms new yorkais où se pressaient sur la piste les homosexuels latino et afro-américains. La culture des balls a pour rejetons une flopée de rappeurs gays, prenant le micro dans les milieux underground. Si en 2006 le documentaire Pick up the mic consacré au homo-hop passe quasiment inaperçu, le mouvement explose six ans plus tard sous l’impulsion de Mykki Blanco, Zebra Katz ou LE1F. La musique queer se veut barrée et conceptuelle, se place dans un ailleurs indéfinissable, et tisse un univers visuel puissant et léché. Alors oui Snoop Dogg déclarait dans une interview au HuffPost Entertainment en juin 2013 que l’homosexualité ne serait jamais acceptée dans le milieu hip-hop et Lord Jamar s’échine à brocarder le look métrosexuel de Kanye West, qu’il considère comme un pionnier du mouvement queer, mais le rap arc-en-ciel s’est bel et bien taillé une place au soleil. La preuve par 5.

Cakes Da Killa

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Rashard Bradshaw aka Cakes Da Killa voit la vie en robe bonbon avec supplément chantilly. Le rappeur aux airs de diva déballe son flow rapide sur des beats massifs, prône un rap sucré, fun, débridé et dansant. Remy Ma, Lil’ Kim, Foxy Brown ou encore Cam’ron l’inspirent. Il qualifie son rap de « Gully Cunt Music », assume son côté putassier et parle de sexe sans complexes mais s’agace de l’appellation « rap queer ». Après deux mixtapes et un EP, il sort à l’été 2014 un nouvel opus enfiévrant aux productions épaisses, Hunger Pangs.

Mykki Blanco

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Mykki Blanco, alter-égo féminin de Michael Quatelbaum, drag-rappeur sombre et poète à ses heures, débite son flow grave et étranglé sur des productions hypnotiques et minimales. Révélé sur la toile grâce à son morceau psychédélique « Wavvy », le emcee androgyne et fantasque en perruque, soutif, mini-short ou legging, se pose en figure de proue du hip-hop queer. Son élégance rustre et punk emprunte aux mouvements riot grrrl et queercore. Eclectique, il pioche à la fois ses influences chez Lil’Kim, Eminem, Marilyn Manson, Jean Cocteau, Rihanna ou Kathleen Hanna. Après deux EP et une mixtape, Mykki Blanco livre Gay Dog Food, nouvel opus cru et halluciné, en attendant la sortie de son premier album, Michael.

LE1F

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LE1F (prononcez « Leaf »), Khalif Diouf dans la vraie vie, brillant danseur, beatmaker et pétillant rappeur au flow mitrailletté, est l’inventeur du terme « gaygnsta ». Après avoir joué des platines dans des bars new yorkais et produit dans l’ombre des titres pour Das Racist ou Spank Rock, il dégaine sa première mixtape en 2012. Le clip de son titre « Wut », calibré pour les clubs, affole la toile. Le rap de LE1F est arty, pointu, pop, piquant et électrisant. Après trois mixtapes, il sort son premier EP solo, Hey, signé sur XL et Terrible Records.

Angel Haze

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Féministe hardcore et pansexuelle auto-proclamée, Angel Haze, née Raykeea Angel Wilson, fuit à l’âge de 16 ans le milieu hyper-religieux et rigoriste, assimilé à une secte, dans lequel elle a grandit. La rappeuse au flow puissant et incisif crache sa rage sur des morceaux cathartiques, torturés et sombres. Après avoir leaké gratuitement son premier opus, Reservation, en 2012, Angel Haze signe dans la foulée sur le label Universal Republic aux Etats-Unis et Island Records en Angleterre. Elle enchaînera les mixtapes avant son premier album, Dirty Gold, aux vapeurs electro-pop.

Zebra Katz

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Ojay Morgan ou Zebra Katz, ex-étudiant en théâtre, « dancehall queen » échappée des ballrooms et rappeur bellâtre coiffé façon Grace Jones, explose en 2012 avec son « Ima read », célébrant l’art du clash et le voguing. Rick Owens en fera la bande-son de son défilé automne-hiver 2012. Signé sur Mad Decent, le label de Diplo, Zebra Katz pose sa voix ultra-grave et capiteuse sur des beats lourds, dark, futuristes et lancinants. Il s’inspire de Nina Simone comme de Jean-Michel Basquiat ou de Missy Elliott. Le rappeur a accouché à ce jour de deux mixtapes, Champagne et DRKLNG.

Le hip-hop hexagonal, lui, est encore loin d’embrasser la culture gay, à mille lieues d’imaginer un Booba se trémousser sur un son pétulant moulé dans un legging pailleté.

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