Elie (Booba) & Abdoulaye (Oxmo Puccino) : braqueurs et poètes | Partie II

Depuis leur unique titre en commun, Pucc Fiction en 1997 avec l’écurie Time Bomb, Booba et Oxmo ont assumé leurs choix artistiques dans des directions totalement différentes : l’importation de l’Amérique sous stéroïdes pour l’un, l’appropriation et le détournement de l’héritage culturel classique bleu-blanc-rouge pour l’autre. Souvent à contre-courant, voire à l’avant-garde d’un rap français trop mimétique, Booba et Oxmo sont devenus des personnages atypiques et cohérents, qui s’assument entièrement en près de vingt ans de carrière.

À la manière d’un polar, on s’est permis de vous conter leurs trajectoires croisées dans une saga où deux poètes gangsters, Elie et Abdoulaye, prennent d’assaut la musique française.

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Booba-Unkut

Partie II : Décennie des égos

 

Ouest Side & Lipopette Bar : l’Affirmation

Nous sommes en 2006, les deux scarlas ont coupé les liens avec leur famille respective. Time Bomb ne produit plus Abdoulaye, et Elie a quitté Ali depuis déjà quelques années.

Le thug des Hauts-de-Seine, fort de ses deux premiers albums solo rêve de sa terre promise, il rêve Américain. Fini les petits braquages à la française, comme Mesrine il voit grand, alors il s’exporte. Avec son album Ouest Side, le Duc de Boulogne jette un pied au dessus de l’Atlantique. Jeu de jambe retentissant, il obtient son premier disque de platine. Enfin, Elie rencontre sa destinée. Il révèle le Scarface qui est en lui depuis toujours : “L’argent, le pouvoir, c’est le nerf de la guerre”. Un opportuniste qui avoue sans complexe qu’il continue le rap parce que ça paye. Si les ventes venaient un jour à chuter, il claquerait la porte sans se retourner guidé par un instinct animal pour le billet vert.

 

Oxmo-Puccino-the-jazzbastards-lipopette-bar-album

 

Retour en France, après deux beaux albums aux ventes laborieuses, Abdoulaye quitte l’association de malfaiteurs qui l’a rendu si grand. Il pénètre alors un club enfumé, remplis de cool cats au swing chaloupé. Un lieu où l’on refuse les rythmes binaires, où les rappeurs n’osent pas s’aventurer. Ici, le seul Dieu est l’improvisation, que des drôles de fanatiques prient chaque soir entre deux parties de poker.  Cet endroit, c’est le Lipopette Bar. Tout droit sorti des tréfonds de son imagination, le projet est un hommage passionné à Billie Holiday, aux films noirs, au jazz. Un album concept tout en jazzmen (signé chez Blue Note) pour faire renaître un polar de l’acabit de « Pucc Fiction ». Alors que les années 2000 semblent ne plus rien avoir à offrir au hip-hop français, Abdoulaye se fait faussaire. Il transfigure son rap mélancolique au service d’un jazz haletant et d’une narration millimétrée.

Mercenaire du rap, Elie œuvre seul, froidement et sans scrupule. Il a d’ailleurs toujours assumé son appétit pour le pèze. Le départ aux Etats-Unis semble en être la concrétisation. Il tourne ainsi le dos aux salamalecs cocoricos, aux Enfoirés, Skyrock et autres Taratata pour enfin vivre en adéquation avec lui-même. Ouest Side est ce premier pas qui le sépare de la France et qui le rapproche des USA. Deux ans plus tard, il achève la traversée et s’installe en Floride pour vivre le rêve Américain façon Tony Montana. Il faut dire qu’Elie est plus hormones-sapes-autotune que politique-Sacem-Naguy. Comme un gros glaviot revanchard, il crache “Paris n’est pas si magique” au visage de tous, se mettant à dos rappeurs et médias français. Exit la solidarité et la bonne conscience hexagonale. Elie a la gâchette facile, mais il tue toujours avec le bon mot, à la fois bouffon et bourreau. Automatique sur les genoux, bouteille de Jack sur la table, il ne craint personne. La terre brûlée est la seule ligne de conduite du rappeur cupide. Pour Abdoulaye, l’Eldorado est ailleurs. Lui qui au même moment opère son virage artistique majeur, lui qu’on surnomme déjà le “Black Jacques Brel” joue les Cyrano du XIXème. La France, c’est son fond de commerce. Lipopette est un coup de maître. Un tour de passe-passe génial entre le BEP chaudronnier et la belle France. Le risque est grand, le pactole aussi. Abdoulaye s’impose désormais comme un parolier hors-pair, musicien éclectique dont l’aura déborde progressivement du milieu hip-hop. « Pam Pa Nam ! » s’exclame-t-il quelques années plus tard, rejoignant en bon poulbot le panthéon de la chanson française.

 

Booba-Ouest-Side-Album

 

 

Les Voisins du Crime

 

Lorsque bedonnant, Cyrano s’entoure, le Duc bodybuildé s’isole. Aujourd’hui l’eau a coulé sous les ponts et les rôles des deux lascars ont bien changé. Eux qui voulaient « faire flipper la firme » ont fait bien plus en renouvelant l’horizon du hip-hop. Leurs deux personnages antinomiques ont réussi à tirer la créativité française dans des directions inédites et diamétralement opposées. En style  d’une part, mais aussi en attitude.

C’est à croire que plus Abdoulaye virevolte, moins Elie dévie de sa trajectoire de bad boy solitaire. D’ailleurs la mauvaise réputation de ce dernier le précède. Peu disert, il serait du genre à jeter des bouteilles sur son public. La galaxie rap se goinfre de ses différentes rivalités avec avidité. Pour tout dire, elle les alimente, consciente que le clash fait le beurre. Lui ne bronche pas ou très peu. Ses rares sorties sont des réponses brûlantes, qui claquent comme un coup de batte. Économe, il gère le temps médiatique à la perfection, toujours dans cette posture à la fois snob et terroriste.

À l’inverse, Abdoulaye est l’ami de tout le monde. Il plaît à tes potes, ta copine, tes parents et ton voisin rasta. Même ton plombier t’avoue entre deux coups de clé que s’il est plutôt rap US, « Ox, c’est la base« . Dans l’ombre du chauffe-eau ruisselant, on acquiesce. En même temps le Black mafioso est partout et pour tous les goûts : sur la scène d’Urban Peace, aux concerts RATP, en Colombie, dans la plume d’Alizée ou de Florent Pagny, avec Ibrahim Maalouf à l’inauguration de la Philharmonie de Paris… La force du personnage est sûrement dans cette mosaïque complexe. Mais la question est presque déontologique, un rappeur peut-il s’associer à la RATP sans dissoudre sa street credibility ?Oui c’est possible, le Black mafioso l’a fait. Désormais il peut même sauter les tourniquets serein, les agents embusqués lui clignent de l’œil l’air complice. Ce même clin d’œil Abdoulaye le rencontre partout où il va. C’est le genre de clin d’œil qui t’indique la porte dérobée d’un tripot : « Tout le monde est déjà là, ils t’attendent dans l’arrière salle »… Abdoulaye est le parrain.

Voisins du crime, ils forment un duo finalement classique : le cerveau et le tas de muscles. Par leur complémentarité, ils se justifient. Abdoulaye admet, sur la scène française « s’il n’y avait pas Booba on se ferait bien chier. » Ce dernier ne cède pas de tel compliment, mais n’en pense pas moins. Depuis ce casse de 1997 où ils ont tout raflé, ils n’ont cessé de s’éloigner, pas à pas. Mais nés le même jour, du même beat noir, du même sample lancinant, ils sont liés à jamais. Ils savent qu’ils n’appartiennent pas au même monde, mais comme Avon Barksdale et Stringer Bell, ils sont frères. Pas frères de sang ni d’armes, plutôt frères de micro. Ce sens du verbe, cette indépendance, cette liberté artistique, cette longévité, ils semblent marcher dans les pas l’un de l’autre, sans jamais se marcher dessus. Alors ils s’observent. Du coin de l’œil, toujours avec respect…

 

oxmo-puccino-rap-rappeur-hip-hop-france

 

Un autre détail les réunit pourtant et après réflexion, c’est peut-être même ce qui les soude le plus depuis leurs débuts. Ils refusent de commenter l’actualité et la politique. Or pour le rap conscient des années 1990, la posture est révolutionnaire. Désintérêt ? Posture artistique ? Elie ne vote pas, il le déclare sans honte sur le plateau de Ruquier. À aucun moment il n’envisage sa célébrité comme une opportunité de tribune. Sa voix est à lui, pas aux gamins qui l’écoutent en boucle. Abdoulaye lui, voit la politique comme une pièce de théâtre. Une fiction à laquelle il n’appartient pas. En mission, l’artiste n’est pas là pour montrer la réalité mais pour l’embellir.

 

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Co-écrit avec Manouté (collectif Noise)

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