En finir avec l’imposture morale du #normcore

Cela fait plusieurs mois que le #normcore flotte avec plus ou moins d’insistance le long des ondes tendancielles propagées par les prédicateurs de mode. Légitimé par les médias et repris par les réseaux sociaux, ce buzzword est censé faire l’apologie de la simplicité en opposition aux autres styles qui, individualistes et déconnectés du réel, sont tournés en dérision. Seulement, conceptualisé par une élite urbaine qui au final méprise profondément le monsieur-tout-monde, le terme s’avère être un détournement culturel pervers entre classes sociales, symbole d’une époque où l’obsession pour l’originalité est devenue plus importante que l’originalité elle-même.

 

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Communisme du style à la cool vs Authenticité snob et compétitive

 

L’histoire du normcore ressemble à un cas d’école de buzzword. À l’origine ce mot a vu ses lettres de noblesse assemblées par l’agence de prédiction de tendances new-yorkaise, K-Hole, et ce via son rapport intitulé Youth Mode : The death of age, paru en octobre 2013. Ce rapport, censé anticiper les futurs mouvements de mode chez les jeunes, fait l’analyse d’un ras-le-bol générationnel face à la recherche frénétique et compétitive d’authenticité stylistique individuelle, pulvérisée par cette machine à standardiser sans frontière qu’est Internet, devenue un rocher de Sisyphe beaucoup trop lourd. Pour s’en extirper, la libération de ces jeunes se situerait dans l’exaltation du banal, et avec une batterie de qualificatifs balancée sans sommation sur sa page 30, tels que « situationnel, non-déterministe, adaptable, indifférent vis-à-vis de l’authenticité, l’empathie sur la tolérance, non-ambitieux », le rapport de K-Hole fait du « normcore » le terme pour qualifier un communisme du style à la cool des années 2010.

 

 

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(extrait du rapport YOUTH MODE de l’agence K-Hole – Octobre 2013)

Après quelques mois de flottement dans les cercles de mode new-yorkais, le terme prend son envol médiatique avec un article intitulé Normcore: Fashion for those who realize they’re one in 7 billion paru le 26 février dernier dans The Cut, la branche lifestyle du Nymag dédiée aux femmes. L’auteure de l’article, Fiona Duncan, impressionnée par l’aplomb séduisant du rapport, commence par connecter les théories de K-Hole à sa perception d’un retour esthétique des années 90 qui n’épargne pas le style vestimentaire des jeunes New-yorkais, quitte à focaliser le normcore du lifestyle à la mode. Ce n’est qu’a posteriori que la journaliste aura reconnu son essentialisation maladroite, mais ses conséquences ont atteint un point de non-retour : le buzz s’est propagé sur la toile, en bien comme en mal, entre NYC et Londres en passant évidemment par Paris, les relais les plus notables étant GQ, le New York Times, le Guardian ou encore ELLE. Propulsé phénomène de mode révolutionnaire avec des égéries par défaut telles que Steve Jobs et l’humoriste star des 90’s Jerry Seinfeld, le normcore inonde les réseaux sociaux, utilisé plus ou moins avec dérision dès qu’il faut commenter l’absence de style.

 

« Si on se déguisait en Tati ? » ou la perversion du détournement culturel

 

En France, pays qui deux ans auparavant avait élu pour président un candidat « normal » ayant axé sa campagne contre le bling-bling de son prédécesseur, le mot passe comme une lettre à la poste. Si certains médias, comme GQ France ou Slate, prennent un peu de recul sur ce phénomène mode en 2014, d’autres comme le Figaro Madame se fendent carrément d’un mode d’emploi sur comment passer l’été en mode normcore en juillet dernier. Récemment, dans les soirées organisées des médias de mode et d’art contemporain ou autres collectifs prédicteurs de tendances, les jeunes qui composent la fine fleur parisienne avant-gardiste, se déhanchent sur de la trap futuriste avec leurs pulls Quechua et autres baskets New Balance. Du jour au lendemain, se déguiser chez Tati était devenu in.

 

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L’article du NYMAG de Fiona Duncan, déclencheur du buzzword, se conclut en définissant le normcore comme « a blank slate and open mind—it’s a look designed to play well with others. ». Mais à y regarder de plus près, cette ouverture d’esprit ressemble davantage à un jeu de complaisance malsaine d’une élite urbaine dans sa bulle envers une classe sociale inférieure qui n’a pas ni le capital culturel nécessaire pour développer son goût et son style, ni le budget pour s’acheter la dernière tendance de la saison. Un passage de l’article du Figaro Madame, où il est écrit que « Les clients de Decathlon ont sans doute énormément apprécié d’être ainsi adoubés par l’internationale de la hype », résume bien ce sentiment cette condescendance, déguisée en « empathie envers ses semblables » prônée par le rapport de l’agence K-Hole. À vrai dire, au même titre que ceux qui vont chez Tati, au vide-grenier du dimanche ou aux fripes bien avant que le terme hipster n’ait été pondu, les clients de Décathlon n’en n’ont pas grand chose à faire d’être adoubé par la hype ou d’être étiquetés normcore, et ils continueront à se fringuer de la sorte une fois que le normcore sera remplacé par une autre mode.

En définitive, le normcore est ni plus ni moins qu’une nouvelle fantaisie d’un microcosme « avant-gardiste » qui, d’une suffisance intellectuelle douée d’une perversité plus ou moins consciente, se permet de détourner le style de vie de personnes dont la banalité leur inspirait, leur inspire et leur inspireront toujours un profond mépris. Que la mode soit dictée par ce microcosme n’est pas un problème en soi, mais il serait opportun que celle-ci évite cette hypocrisie qui consiste à donner l’illusion qu’elle est accessible à tous, et ce au détriment de la dignité de certains, qui au passage n’ont jamais rien demandé à personne.

Manouté (Collectif Noise)

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