Evan Fournier : « Dans tout ce qu’on fait, on devrait viser la première place »
Evan Fournier, 26 ans, est aujourd’hui le meilleur basketteur français. Et finalement, il l’a un peu toujours été. Ce gamin de Charenton a passé sa vie à gagner, au point d’être allergique à toute idée de défaite. Une semaine après la troisième place glanée par l’équipe de France à la Coupe du monde FIBA, à l’aube de sa huitième saison en NBA, Evan Fournier nous a parlé de fierté française et de mentalité parisienne. Interview.
Photos : @lebougmelo
Retranscription : Fabrice Vergez
« Ce serait mentir de dire que je suis heureux de cette médaille de bronze. Ma réaction… c’est juste que je ne sais pas faire semblant. Certains me comprendront, d’autres pas, mais je suis comme ça et ce n’est pas prêt de changer. » Submergé par l’émotion après la victoire des Bleus en Coupe du monde de basket face aux Australiens, synonyme de médaille de bronze, Evan Fournier laisse couler quelques larmes dans une serviette éponge, à l’écart des scènes de liesse. Ce ne sont pas des larmes de joie. Le meilleur marqueur français en NBA (15,14 pt par match en 2018/2019) n’a toujours pas digéré la défaite des Bleus deux jours plus tôt, en demi-finales. Lors de la cérémonie de remise des médailles, il n’a pas gardé la sienne autour du cou et a préféré la placer dans l’une de ses chaussettes. Critiqué par certains pour ce geste, compris par d’autres, Evan Fournier s’en est expliqué sur son compte Instagram. Il y parle de fierté, et de déception. Sur un toit de Paris, une semaine après cette défaite douloureuse, on a poursuivi cette discussion autour de la culture de la non-exigence.
Est-ce que la France s’est trop habituée à perdre ?
Je ne sais pas si on est trop habitués à perdre, mais en tout cas ce qui est sûr, c’est qu’on est OK avec le fait d’être deuxièmes ou troisièmes. On est même trop OK avec ça. Parce que mine de rien, on a beaucoup de résultats : nos handballeurs sont les meilleurs au monde, en foot on cartonne tout ; même au basket, il y a eu un titre récemment, en 2013. On a beaucoup de grands champions, mais je pense que l’avis du grand public est trop… trop cool. Trop clément. On est vraiment OK avec des résultats qui sont parfois moyens, et on verra une médaille comme satisfaisante alors qu’on aurait pu faire plus.
On a l’impression que gagner n’est jamais « logique ». C’est toujours surprenant, toujours un exploit, on parle toujours de « l’exploit français » – alors qu’en réalité, on a un vivier sportif incroyable en France. Être numéro 1, gagner les prochaines médailles d’or, c’est quelque chose de logique au vu de notre potentiel.
Comme tu l’as dit, je pense que dans tout ce que l’on fait, on devrait viser la première place. C’est le but. Bien sûr, il faut rester réalistes, c’est-à-dire que si tu es assez fort pour décrocher la première place, tu te dois d’être déçu de ne pas être premier. Après, chaque personne a sa limite. Mais quand tu es fort et que tu fais partie des favoris, c’est vrai qu’il faut arrêter de parler d’exploit, et parler plutôt de performance, parce que c’est ce qu’on attend de nos champions et de nos grands athlètes. Mais ça, c’est quelque chose qui se lit à travers les médias, qui se lit sur les blogs : c’est un petit peu la mentalité qu’on a en France. Je ne sais pas d’où ça vient, mais c’est vrai que l’on voit les choses comme ça.
Tu es fier d’une troisième place en Coupe du Monde non pas pour ce qu’elle représente en tant que telle, mais plutôt parce que c’est un processus que tu te forces à accepter. « OK, là on fait une troisième place, j’en suis fier, demain on aura les épaules pour décrocher la première. » L’opinion voit déjà le fait que vous ayez gagné une médaille comme quelque chose d’exceptionnel.
Alors, quand j’ai dit que j’étais fier… Je ne suis pas nécessairement fier d’avoir fini troisième, mais je suis fier de la réaction qu’on a pu avoir pour cette troisième place, parce qu’on était extrêmement déçus et qu’on a joué contre l’Australie qui est très forte, et qui n’a jamais eu de médaille mondiale – ils finissent toujours quatrièmes ! On perd de 15 points dans le dernier quart-temps donc on est très, très mal embarqués. Et on a eu une très belle réaction, je suis fier par rapport à ça. Je suis fier du groupe qu’on a, parce que c’était notre première campagne ensemble, et on a réussi à créer un groupe extrêmement soudé. On a pris beaucoup de plaisir ensemble, donc par rapport à ça, je suis fier. Après, si tu regardes juste le résultat en lui-même, non, je ne suis pas fier d’avoir fini troisième. C’est pas mal, mais je sais qu’on aurait pu faire beaucoup mieux. Donc c’est là où j’ai été déçu, d’avoir perdu la demi-finale.
Récemment, sur un plateau télé, tu disais : « Nous, on part pour gagner, on est venus pour l’or. » La réaction des autres intervenants a été de dire : « En fait, il est devenu américain ! » Tu es focalisé sur un objectif ultime, tu ne te satisfais pas d’un résultat tiède, et du coup tu deviens un Américain tellement ça ne correspond pas à l’image qu’on se fait du sport français.
C’est vrai que c’est dommage de dire ça, mais en même temps ça reflète quelque chose. On sait que les américains sont extrêmement élitistes, et je pense qu’il faut qu’on se mette à penser comme ça. Ils ont clairement une longueur d’avance dans plein de compartiments dans le sport, que ce soit dans la façon dont ils s’entraînent, dans les infrastructures ou dans la manière dont ils gèrent leurs sportifs. Je pense que ça serait bien qu’on s’y mette aussi. Le problème c’est qu’en France, on privilégie l’intellectuel plutôt que les athlètes, c’est à dire qu’être athlète en France, ce n’est pas forcément bien vu. On dit souvent qu’on est bêtes, qu’on ne sait pas écrire… Je pense que l’on souffre beaucoup de ça en France, et donc forcément, la mentalité de gagnant, de tout le temps finir premier et de faire partie de l’élite, ça passe un peu à côté.
On a l’impression qu’en France, on a du mal à accepter qu’on puisse promouvoir l’idée qu’il faut aller chercher la première place, et qu’en sport, il faut être performant, il faut être au top niveau. Comme si c’était une vitrine de la société, où on a aussi du mal à mettre en avant les gens qui réussissent, comme les chefs d’entreprise ou les entrepreneurs. On a un peu un complexe par rapport à cette réussite qui nous empêche, dans le sport aussi, de nous focaliser sur la réussite ultime. On a du mal avec les gagnants, en fait.
Paradoxalement, je trouve qu’au niveau des médias, les seuls sportifs qui sont un peu pointés du doigt sur des manques de résultats ce sont les footballeurs. Ce sont eux de qui on attend vraiment le meilleur, mais le reste, je trouve qu’on s’en fout un peu. On a des équipes de France qui cartonnent, qui dominent le monde — je parle notamment des handballeurs —, et je trouve qu’elles ne sont pas assez mises en avant.
« Être athlète en France, ce n’est pas forcément bien vu »
Je n’aime pas dire ça parce que ça fait un peu cliché, de dire que « c’est très français ». Mais c’est une vérité : on a du mal avec les gens qui réussissent, avec les gagnants. Je pense qu’il y a un mode de pensée qui fait que quand tu réussis, ça veut dire que tu as réussi sur le dos de quelqu’un, malheureusement. Donc peut-être que ça ne nous dérange pas trop de ne pas être à la première place.
Toujours sur un plateau télé, on te dit que vous n’aviez peut-être pas peur des Américains « parce que vous les connaissez ». Tu réponds que la peur, c’est un mot très fort et que vous n’avez peur de personne. Est-ce qu’on n’a pas tendance à s’inventer des complexes, comme si on avait peur de sembler prétentieux en regardant un rival droit dans les yeux ?
Dans le sport, ce n’est pas possible de faire un complexe si tu veux faire un résultat, peu importe qui est en face de toi. Tu abordes toujours le match, le combat ou peu importe le sport que tu fais de la même façon : tu le fais pour gagner. Que ce soit des Américains ou non, que tu les connaisses ou pas, tu les joues de la même façon.
La victoire contre les USA, dans le fond, ce n’est pas un exploit. C’est un exploit parce qu’ils n’ont pas perdu depuis 13 ans dans une compétition internationale, donc il fallait que ça s’arrête ; mais c’était un match qui était à votre portée, et que vous avez su gagner. Vous ne vous êtes pas dit : « Il faut qu’on les tape, parce que comme ça on va créer l’exploit. » Vous vous êtes dits : « On va le faire parce qu’on peut le faire. »
Chaque année, dans une compétition sportive, on parle d’exploit. Ce n’est pas possible, il ne peut pas y avoir des exploits chaque année, ça n’existe pas ! Un exploit, ça aurait été de battre Team USA en 92, avec la Dream Team. Là, les équipes sont différentes, le basket a changé. Bien sûr que les États-Unis au complet nous restent supérieurs, mais ça n’empêche pas que tu peux les battre. Il faut arrêter de voir ça comme un exploit, mais juste comme une performance de très haut vol. Surtout que sur ce match-là, on les a dominés de la première à la dernière minute. Il y a juste eu un passage à vide chez nous pendant cinq minutes, où ils sont passés à +7, mais sinon on les a vraiment dominés. Notre victoire, on l’a méritée de A à Z.
La victoire contre l’Espagne en 2014 à Madrid, contre la meilleure Espagne de l’histoire, c’est davantage un exploit ?
Pour moi, c’est une performance encore plus dure à réaliser. Il faut remettre les choses dans leur contexte. On était une équipe de France très jeune, moi j’avais 21 ans seulement, Rudy avait 21 ans… On n’avait aucune expérience. Sur le papier, c’était sûrement la meilleure Espagne qu’ils avaient jamais eue, avec les frères Gasol, Rubio, Serge Ibaka… C’était en Espagne, ils ont mis des branlées à tout le monde, c’était la meilleure attaque de la compétition avec 95 points de moyenne par match, et on les garde à moins de 50 points ! En termes de performance, c’était plus fort, bien sûr.
On a beaucoup parlé de la culture française, est-ce que Paris, c’est à part ? Est-ce qu’il y a une culture parisienne qui n’est pas la même que la culture française ?
Ouais, clairement. Après, je suis parisien, donc c’est facile pour moi de parler mais bien sûr, je pense qu’il y a une mentalité différente à Paris. Le fait qu’il y ait des gens de divers horizons te fait voir les choses un peu différemment, et tu as un vécu différent. Je pense que globalement de toute façon, dans les très grandes villes comme Paris, il y a forcément une mentalité différente. Aux États-Unis c’est pareil, on parle tout le temps de New-York comme d’une ville différente. Je pense que c’est la même chose à Paris, c’est tout.
« Il y a une mentalité différente à Paris »
Comment tu définirais la mentalité parisienne ? En quoi elle est à part de la mentalité française ?
On se la raconte un petit peu ! Je sais pas comment ça se dit en français mais on a un edge. Il y a une fierté parisienne, le fait qu’on se sente un petit peu au-dessus des autres. Il y a un esprit de compétition déjà, à Paris. Et ça se ressent dans pas mal de choses, quand tu vas sur les playgrounds par exemple. Je pense que pour le sport en tout cas, c’est très, très bon de grandir sur Paris.
Tu étais très heureux de pouvoir passer un peu de temps à Paris, tu l’as exprimé. Tu sens que tu te ressources quand tu es ici, ça te redonne de l’énergie ? Dans ce que tu représentes, dans ton identité à toi, avant d’attaquer une saison à Orlando ?
Je suis chez moi donc forcément, je me sens bien. Je reprends de l’énergie, je vois mes amis. Je fréquente les endroits où je passais beaucoup de temps quand j’étais plus jeune, je vais manger dans mes spots préférés… J’ai mes habitudes. J’attendais qu’une chose, c’était de manger un kebab ! Tu vois, un truc tout con. Et d’aller dans des bons restos aussi.
Du coup, c’est quoi ton grec préféré à Paname ?
J’aime beaucoup celui du château de Vincennes, mais je suis obligé de faire un shout out à celui qui est Quai des Carrières, à Charenton, c’est le grec qui est juste en bas de chez moi.
Tu parles des playgrounds de Paris et de ce que ça représente. Quand tu participes au Quai 54 par exemple, c’est justement parce que tu as ce sentiment d’appartenance à Paris qui est un petit peu au-dessus de tout ? Tu es un joueur NBA, tu n’es pas obligé d’aller jouer sur un playground, de prendre le risque de te blesser ou autre mais dans le fond, c’est important pour toi de garder ce lien-là ?
J’ai grandi dans ça, en fait. J’ai grandi avec les tournois sur des playgrounds durant l’été, et même durant l’année. Avec mes potes, on allait jouer à la halle Carpentier, on allait à PV aussi. C’est quelque chose que j’ai toujours fait, et ce n’est pas parce que je suis joueur NBA maintenant que je compte arrêter. Surtout que là, c’était une année un peu particulière, déjà parce que j’avais le temps de le faire et surtout parce que le Quai 54 était de retour à porte de Charenton, dans le bois de Vincennes, donc en face de là où j’ai grandi. Moi, j’ai grandi rue des Bordeaux à Charenton, à pied c’est sept minutes ! C’était un plaisir pour moi de le faire, j’ai toujours dit que je voulais participer au Quai. Je pense que je vais y retourner d’ailleurs. Et puis j’ai joué avec mes potes, Lahaou Konaté et tout ça, c’était cool !
Rudy, toi et d’autres, vous sentez pas mal le besoin de faire progresser l’image du basket en France et son implantation. Je pense notamment à la Hoops Factory, mais pas seulement, même votre présence dans les médias ou la manière dont vous parlez et mettez en avant ce sport-là… Pourquoi vous avez ce besoin ? Pourquoi vous êtes aussi impliqués là-dedans ?
Ouais, c’est vrai que j’ai une vraie volonté de faire avancer le basket français. Pas en termes d’infrastructures, mais j’aimerais vraiment que la mentalité française dans le basket évolue. J’ai la chance d’avoir beaucoup voyagé, d’avoir vu beaucoup de choses différentes. Je vis aux États-Unis, donc j’ai des éléments de comparaison et c’est vrai que pour être honnête, on est un peu en retard sur pas mal de choses. Et j’aime profondément la France et tous les gens qui m’ont apporté, donc j’ai envie de redonner. Il faut qu’on pousse le basket français dans l’élite, dans tout ce que l’on fait ; et je pense que plus on aura d’ambassadeurs comme Rudy, plus on fera avancer les choses. Il faut que le basket français soit top mondial ; c’est-à-dire qu’on fait des résultats, et c’est bien, mais il faut vraiment qu’on s’installe dans l’élite mondiale du basket. Ça commence par nous, les joueurs, avec notre volonté personnelle de faire avancer les choses.