Fast & Furious, la trace de pneu mondiale de l’Amérique urbaine

Forte de ses deux milliards de dollars US de recettes globales cumulées en douze ans, la série est en train d’affoler les compteurs du box-office pour la septième fois. Malgré un scénario et des jeux d’acteurs toujours aussi limités, Fast & Furious accélère sa course effrénée vers les sommets. Bien au-delà des belles cylindrées, du casting XXL et de la pluie d’effets spéciaux, « F&F » a réussi à construire sa propre marque, celle d’une famille américaine pluri-ethnique aux forts accents latinos, qui s’ouvre progressivement sur le reste du globe. Fédérant toute une jeune génération mondialisée qui se sent enfin bien représentée dans la culture populaire, les films ont su resté en phase avec leur temps et fidéliser un public grandissant. Décryptage de la saga de ce début du siècle, qui n’a pas fini de marquer l’histoire du divertissement.

 

L’étendard de l’Amérique multiethnique dopée à la nitro hispanique

 

Entre des démarches artistiques revendicatives, comme le dernier album de Kendrick Lamar ou les récents films Selma ou Dear White People, des polémiques aux Grammies et aux Oscars, les industries culturelles américaines n’ont toujours pas résolu leurs problématiques de valorisation des minorités visibles en ce début de siècle, notamment la division « noirs-blancs ». De son côté, Fast & Furious a décidé que le culte du bolide n’avait plus de couleurs au XXIe siècle. La saga a vite misé sur une identité urbaine plurielle qui a bien digéré ses questions etho-raciales et culturelles. Du côté du casting, la bande construite autour de Dominique Torreto (Vin Diesel) et Brian O’Conner (Paul Walker) intègre progressivement des personnalités issues de toutes les principales minorités ethniques du pays : latino, noir, asiatique. Le dénominateur commun initial reste la passion et le savoir-faire des grosses cylindrées.

 

Cette dilution raciale se retrouve également du côté des méchants, qui bien qu’universellement guidés par le pouvoir et l’argent, ont changé d’échelle et de niveau. Ainsi la bande de Torreto est passée de l’affrontement de la mafia chinoise locale de Los Angeles à celui des organisations paramilitaires internationales suréquipées, composées de mercenaires apatrides, sans oublier les cartels de drogue et les politiciens corrompus d’Amérique Latine. Ce contexte vite établi, les scénaristes de la saga ont alors eu une certaine audace d’éviter certains clichés raciaux. Ainsi, on peut très bien trouver le métisse afro-hawaïen Dwayne The Rock Johnson comme un agent spécial du prestigieux Service de Sécurité Diplomatique américain ou Han, l’Asiatique de la bande de Torreto, perçu davantage comme un séducteur mystérieux qu’un geek de service (rôle attribué au rappeur Ludacris, Tej Parker). Du côté de la bande originale, la diversité est encore plus forte. Si la place du hip-hop prend de plus en plus de place (Wiz Khalifa, YG, Rich Homie Quan, Tyga, ont, entre autres, succédé aux Ludacris et Joe Budden), l’habillage musical de tous les films de la série intègre aussi bien du rock, du reggaeton, du métal, de l’EDM en passant par des sonorités japonaises.

 

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Cependant, au cœur de son identité multi-ethnique, le coup de poker le plus audacieux de la saga aura été de miser sur une ossature hispanique, et ce dès le premier opus. En 2001, la population hispanique des États-Unis devient la minorité visible la plus importante du pays, et les prévisions démographiques affirment qu’elle pèsera 25% de la population américaine en 2050. Cette croissance s’exprime également dans la fréquentation des salles de cinéma. D’après plusieurs études de l’agence Nielsen, près de 50% des jeunes Latinos entre 12 et 34 ans vont au moins onze fois au cinéma par an (contre sept fois pour les Caucasiens, et huit fois pour les Afro-Américains), et 50% aiment regarder les films dans les dix jours après sa sortie. Ainsi, construire l’histoire de la série autour des Torreto, une famille hispanique chrétienne et californienne, est tout sauf anodin. Vin Diesel, qui joue le chef de la famille, est originaire de New York dénué d’origines hispaniques (italiennes et africaines), incarne parfaitement cet imaginaire métissé de l’Amérique aux traits latins prononcés. Son amitié progressive avec Brian O’Conner, le blond caucasien agent du FBI, renforce cet imaginaire, à des années lumières de celui des gangs sur-tatoués sectaires vendus par les reportages d’Enquête Exclusive. Mais le principal atout du « marketing latino » de Fast & Furious n’est autre que sa compagne Leticia Ortiz, incarnée par une excellente Michelle Rodriguez devenue l’une des actrices populaires d’Amérique Latine. Le retour fracassant de cette dernière au premier plan dans Fast & Furious 6 a eu un impact certain dans les recettes de la série. Selon cet article du Huffington Post, le Mexique a été, avec ses $13M cumulés pour la première semaine d’exploitation de cet opus, l’un des marchés avec la plus grosse croissance. Aux États-Unis, sur les $150M engrangés par les deux premières semaines d’exploitation de Fast & Furious 6, près d’un tiers serait à créditer à la population hispanique. « 20% ange, 80% diablesse » selon les dires de Torreto, Leticia Ortiz représente cette fierté latino-américaine besogneuse, débrouillarde et increvable dans l’adversité, à des années lumières du fantasme bimbo Gabrielle Solis.

 

Un plan de course géo-stratégique pertinent pour conquérir le monde

 

Le « marketing latino » est aussi présent dans le choix des villes. Constituant un décor à part entière, elles rendent la saga aussi unique au sein de l’industrie. Le choix d’East L.A. comme point de départ contribue à renforcer cette esthétique hispanique d’un néo-western du XXIe siècle aussi urbain que solaire. Et même quand Dominique Torretto n’apparaît pas dans un 2 Fast 2 Furious qui met Paul Walker et Tyrese Gibson à l’affiche, les palmiers de Miami et la plastique d’Eva Mendes cultivent cette nitro latino qui va doper la série de façon prépondérante jusqu’au tournant de Fast Five.

 

C’est d’ailleurs à partir de ce film que la saga prend définitivement un envol international et voit ses recettes au box-office mondial quasiment doubler. Après une parenthèse japonaise sans Vin Diesel dans le Fast & Furious 3 : Tokyo Drift et une escapade dans le far-west californio-mexicain, l’exil de la bande de Torretto à Rio présente de nombreux atouts pour propulser Fast & Furious dans une autre dimension. En termes d’identité esthétique, la ville conserve son statut de fabrique à rêves depuis des décennies. Soleil, plage, bikini, favelas et baile-funk sont les ingrédients parfaits d’un blockbuster autant explosif qu’exotique. D’autant plus que le timing reste pertinent, avec la dynamique d’un Brésil émergent et ambitieux qui organise successivement la Coupe du Monde 2014 et les Jeux Olympiques de 2016.

 

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Après une transition internationale réussie en Amérique Latine, Torretto et ses compères débarquent enfin en Europe, et par la grande porte. Finie la cavale dans le bordel brésilien jovial et ensoleillé, place aux missions pour les autorités diplomatiques américaines dans une ambiance britannique froide, austère mais classieuse. Le signal est fort : Fast & Furious boxe désormais dans la même catégorie qu’un James Bond vieillissant. Armée d’un culte de la belle voiture, de course-poursuites, des chorégraphies de combat qui se modernisent, d’une dimension internationale, de méchants de plus en plus puissants ou des personnages féminins encore plus belles ; la bande de Vin Diesel parvient à rajeunir une formule gagnante vieille comme le monde. Cette équipe peut ainsi apparaître comme une version plus crue d’un 007, créé dans les années 50 et dont l’adaptation aux exigences du XXIe siècle entraine souvent de profondes crises d’identité.

 

En choisissant l’émirat d’Abou Dhabi pour Fast & Furious 7, la franchise opte pour une ambiance futuriste au milieu du désert. Construits dans les années 1970, les Emirats Arabes Unis représentent le stade ultime du capitalisme mondialisé pour lequel cet archipel doit sa raison de vivre. Faire venir la saga, ultra-consommatrice de voitures et autres véhicules à carburants fossiles, sur une terre de nouveaux riches producteurs de pétrole est un joli clin d’œil. Au milieu d’un complexe urbain où la démesure s’est construite à une vitesse sans précédent, l’équipe de Torretto et O’Conner s’impose une nouvelle fois par la force. Après les rues de Rio le jour et celles de Londres la nuit, nos héros ravagent la ville bling-bling en faisant traverser le cœur de ce qui constitue ses premiers signes extérieurs de richesse : ses énormes tours. La symbolique est claire : Sky is the limit, et au diable le réalisme.

 

Toujours choisies stratégiquement, davantage pour conquérir de nouveaux marchés que pour de réels besoins scénaristiques, le plan de course global de Fast & Furious reste ainsi des bons révélateurs d’une progression patiente et réfléchie. Vin Diesel vient récemment d’annoncer que Fast & Furious 8 se déroulera à New York. A l’instar de Londres et du Vieux Continent dans le sixième opus, les équipes de Fast & Furious débarquent dans le fief de Batman en position de force, sans avoir grillé les étapes, avec le plein d’expérience et un public fidèle qui le suivra dorénavant n’importe où. Enfin, après une escale japonaise dans le troisième opus Tokyo Drift, il ne serait pas surprenant que la saga revienne en Asie par la suite. En pleine ébullition, certaines villes, qui ont déjà accueilli des sagas locales de films d’action comme Ong Bak ou The Raid, seraient des relais de croissance pertinents à la série et offriraient des scènes d’action impressionnantes.

 

Un esprit familial attachant, qui évolue avec son temps et son public

 

Outre les personnalités et le décor, le dernier élément clé qui fait la différence dans le succès de Fast & Furious : les valeurs incarnées par le clan Torretto. Depuis le début de la série, le chef Vin Diesel invoque sans cesse l’importance de la famille, avec des mots comme la fraternité, la solidarité et la loyauté. Il en résulte une énergie collective attachante au sein de cette bande qui s’est définitivement soudée à partir de Fast Five. Cette énergie compense aussi bien des interprétations pour le moins limitées des acteurs que les nombreuses incohérences de la saga. Au niveau du divertissement pur, cela permet de diminuer les risques de lassitude et de répétition. Intégrer une équipe grandissante sur un même braquage permet aux scénaristes de diversifier les fronts et ainsi tenir les spectateurs en haleine, avec des possibilités quasi-infinies de surprises permanentes. Si les scènes de courses et de combats séduisent et captivent le public, les moments collectifs « sans action » allant de la préparation de braquage aux simples moments de détentes communs, comme les barbecues, contribuent à renforcer l’attachement entre la saga et son public. C’est d’ailleurs le côté familial de Fast & Furious qui a permis à la franchise de gérer la mort de Paul Walker avec intelligence. Les doses de pathos dégoulinantes étaient inévitables, mais l’entertainment américain sait parfaitement s’en servir, comme l’illustre morceau générique-hommage See You Again de Wiz Khalifa avec Charlie Puth.

 

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Malgré des recettes et des budgets colossaux d’un niveau similaire aux autres Matrix, Star Wars ou Harry Potter, la saga dégage une simplicité et une sincérité très efficaces pour fidéliser sa fanbase. Les héros de Fast & Furious ont développé un talent pour la mécanique, mais ils restent des hommes et des femmes simples dans la vie de tous les jours, sans pouvoir surhumain ni prétention messianique. Les fans ont vu grandir la série en assumant ses défauts, comme des parents attendris devant la croissance de leur bébé. Entre un budget relativement réduit dans le premier opus – où le clan Torretto avait toutes les peines du monde à braquer un conducteur de camion en Californie – et la dernière surproduction Furious 7 – où la bande de Vin Diesel fait atterrir des voitures en parachutes tranquillement en Azerbaïdjan – la progression de la série aura été aussi exponentielle qu’organique. Colonne vertébrale iconique de Fast & Furious, Vin Diesel, Michelle Rodriguez et Paul Walker sont devenus des symboles de la saga. Après des tâtonnements dans les trois premiers épisodes, nourris notamment par des désaccords autour de Vin Diesel, la série est parvenue à faire des choix audacieux et pragmatiques dans son développement, comme réintégrer Tej Parker (Ludacris) et Romain Pearce (Tyrese Gibson). Si en termes de narration, leurs rôles et leurs personnalités respectives n’ont pas évolué de façon très cohérente, ils deviennent d’excellents compagnons de route, qui restent ces cautions « reality-check » de la famille. Leur fraîcheur burlesque teintée d’auto-dérision permet à la saga de garder cette simplicité, et ce malgré des envolées lyriques de Dom’ et l’agent Hobbes qui aiment se prendre souvent au sérieux.

 

À l’origine, Fast & Furious était un film de course-poursuites urbaines pour satisfaire un public principalement constitué de gamers du jeu vidéo Need For Speed en manque d’étendard cinématographique. Fort de son succès, le film est devenu une saga, ou plutôt un joyeux bordel qui a su s’inspirer de tout ce qui l’a entouré ces dernières années. On y retrouve désormais des chorégraphies de combats qui tendent vers Matrix, du suspense d’action à la Prison Break, de l’espionnage façon Mission Impossible, ou de la comédie de braquage collectif qui rappelle Ocean’s Eleven, le tout avec une dose de testostérone bien plus élevée. En définitive, même si le septième opus est déjà en train de battre ses propres records de démarrage au box-office, il est encore trop tôt pour affirmer si Fast & Furious marquera la postérité d’Hollywood. Par contre, la saga sera assurément perçue comme cette belle histoire qui aura redynamisé à sa manière la culture populaire américaine. Mieux, elle se sera mutée, à l’instar de la NBA de Michael Jordan ou de MTV un peu plus tôt, comme un véritable ambassadeur du soft power US dans le monde de ce début de XXIe siècle. Car si l’on peut émettre de fortes réserves sur les revendications d’Oscar de Vin Diesel, force est de réaliser que Fast & Furious a déjà gagné la course avec son époque. Et c’est bien le plus essentiel.

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