Fif : « J’aime trop les histoires pour laisser la nôtre être oubliée »

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Il fut un temps où Fif était un fantôme. Il est aujourd’hui immanquable, sans être sûr de vouloir l’être. Mais de la même manière qu’il doit toujours y avoir un numéro 1, il fallait bien quelqu’un pour incarner Booska-P. Alors Fif s’est acaparé de cet espace vacant pour conter les histoires qui font la culture pour laquelle il s’est battu, bien avant les autres. Entretien.

« Putain… C’est déjà fini ? » s’étonne Fif, après plus d’une heure passée à échanger avec nous. Un peu plus tôt, il jurait pourtant ne plus avoir vocation à se prêter au jeu de l’interview. Peut-être est-il conscient que son incontrôlable débit de parole n’est pas compatible avec la direction chronophage du premier média hip-hop de France. Ou peut-être estime-il que la parole qu’il exprime à travers Booska-P lui suffit. C’est sans doute ça. Il a d’ailleurs récemment lancé Fif Stories, un nouveau format vidéo qui le laisse s’adonner à son plaisir coupable : raconter des histoires. À commencer par celle du site auquel il a donné naissance en 2004, et qui continue de s’imposer dans ce foisonnement de nouveaux médias urbains.

Photos : @samirlebabtou

Dans une interview avec Ptit Délire en 2012, tu faisais dos à la caméra. Qu’est-ce qui a changé dans le rap pour que Fif se raconte enfin à visage découvert ?

Tu sais, si j’avais pu garder l’anonymat, je l’aurais fait. Mais ce sont des discussions avec des gens du milieu qui m’ont fait revoir mes positions. Ils me disaient : « Fif… Tu devrais te montrer. C’est important pour le business de savoir qui se cache derrière Booska-P. On en entend parler partout, on sait ce que c’est, mais on ne connaît pas les personnes derrière. » Je leur disais que ce n’était pas mon truc, que je n’aimais pas me montrer et que c’est justement pour ça que j’ai toujours été derrière la caméra. Mais effectivement, quand on y réfléchit : on sait qui est le mec de Facebook, on sait qui se cache derrière Apple ou Windows. Non pas que je me compare à eux, mais le fait est qu’ils incarnent leur marque. Ce qui est marrant, c’est que plusieurs personnes m’ont fait la remarque dans un laps de temps très court – des gens qui ne se connaissaient pas les uns des autres. C’était il n’y a pas si longtemps que ça : la première fois que je me suis montré, ça devait être en 2015. Avant ça, j’avais commencé à me révéler petit à petit, avec des photos… [Il coupe.] Même les photos que je mettais sur mon Insta, elles étaient floutées. Je ne voulais pas trop qu’on me voit parce que… C’est trop bien la liberté. Aujourd’hui, on m’arrête tout le temps, à chaque fois que je sors, que je sois seul ou avec ma femme et mes enfants. C’est cool – d’autant que c’est jamais méchant – mais j’aime aussi pouvoir circuler ou faire mes courses tranquille. Mais tant pis, on fait avec. Et tu vois : mes deux associés ne veulent pas se montrer du tout. Eux sont très bien dans l’ombre, ça leur va comme ça. Il faut que quelqu’un se sacrifie, alors j’y vais. [rires]

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Aujourd’hui, il est carrément question de Fif Stories. Tu as ta propre chaîne dédiée, ta page Facebook perso, tu interviens dans l’After Rap sur Mouv’… Est-ce que tu n’es pas doucement en train de devenir ton propre média ?

Pareil : ce sont souvent des discussions avec des gens, même parfois des anonymes, qui me font prendre conscience de ce genre de choses. Personnellement, je ne m’en rends pas compte parce qu’il faut avoir de l’égo pour se dire : « C’est bon, je suis quelqu’un. » Je n’ai pas ce truc-là. À l’origine, je voulais faire les Fif Stories en 2015 pour célébrer les dix ans de Booska-P. Mais entre le moment où tu as ton idée et le moment où tu peux la mettre en place, il se passe tellement de choses… On a finalement pu le sortir cette année et le fait d’avoir une nouvelle chaîne, c’était aussi une manière de montrer que je pouvais faire des scores en partant de zéro. Si j’avais mis ça sur la chaîne de Booska-P, certains auraient automatiquement pensé : « Ça marche parce qu’ils ont déjà plein d’abonnés. » Là, c’est Fif Stories, il n’y a même pas écrit « Fif de Booska-P ». Je raconte le parcours de notre média et toutes les histoires qui vont avec. Le fait de me mettre en avant, c’est l’ère qui veut ça. On est dans une ère d’influenceurs, de personnes qui donnent le « la », et beaucoups me disaient que j’étais devenu « quelqu’un », à force d’apparaître à l’écran dans mes interviews, de voir mon nom cité dans des morceaux de rap et plein d’autres choses. D’ailleurs, avant même que je n’apparaisse devant la caméra, mon nom était déjà cité : les gens du milieu parlaient de moi, en mode « Fif c’est le méchant ».

Tu te souviens de la première fois que ton nom a été cité ?

Alors il y a deux choses : ceux qui ont cité le nom du média et ceux qui ont cité mon nom précisément. Dans le second cas, je crois que c’est Sofiane qui a été le premier. C’était un morceau en feat. avec Kalash l’Afro où il disait grosso modo : « Je contrôle le rap, appelle-moi Laurent Bouneau ou Fif de Booska-P. » Dans un autre genre, une des plus connues reste celle de Niro sur « Viva Street » : « Même si tu m’aimes pas tu cliques quand même, j’ai plus d’ennemis que Fif de Booska-P. »

Toi qui aurais préféré rester dans l’anonymat : comment as-tu réagi quand tu as entendu ton nom cité dans un morceau ?

J’étais content. C’est cool d’entendre son nom quand on parle de toi positivement. D’autant que les rappeurs ne me préviennent pas quand ils me citent. L’année dernière, Deen Burbigo a fait un freestyle pour la sortie de son album – comme tous les rappeurs qui passent chez nous. Dans son freestyle, il cite mon nom. Ni lui, ni son manager ne m’avaient prévenu : ils m’avaient juste laissé entendre qu’il avait enregistré un bête de morceau. Et là, j’entends : « Fils t’es rien sans objectif, demande à Fif de Booska-P. » Punchline magnifique : c’est subtile, ça tue. Le connaissant, ça me touche d’autant plus. Tu te rends compte que tu es important pour les gens. Si un rappeur te cite dans un morceau, ça veut dire qu’il a réfléchi à la phase, qu’il a pensé à toi et qu’il aime ou consulte lui-même ce que tu fais. T’es un peu « dans sa vie ». Mais la fois où j’ai été le plus content, surpris, choqué d’entendre le nom de Booska-P dans un morceau, c’était Diam’s sur « I Am Somebody », quand elle dit : « J’me dis que peut-être le rap est mort, faudrait que je le réanime… Mais heureusement il y a toujours deux-trois trucs sur Booska-P. » Quand je l’ai entendu dire ça, je suis tombé par terre. Diam’s, putain ! Elle était au sommet, elle venait de vendre des millions d’albums et dans le premier extrait de son nouveau projet, elle parlait de nous. « Le rap est mort, mais heureusement qu’il y a Booska-P », tu imagines un peu ? C’est une dinguerie. Après je suis content pour toutes les autres phases, mais celle-là… Elle tue.

Qu’est-ce qui t’a poussé à justement lancer les Fif Stories ?

Il y a trop de choses. La première raison, c’était de faire un bilan de nos dix premières années. Aujourd’hui, on rentre dans notre treizième année, mais l’idée de base, c’était de se dire : « Ça fait 10 ans qu’on est là, voici ce qu’on a fait pendant tout ce temps. » Ma deuxième motivation, c’était de dérusher toutes les cassettes qu’on avait. [rires] Et la dernière chose, c’était de montrer aux gens qui on était réellement. Parce que tu sais, des fois, certains internautes nous comparent à des sites qui viennent à peine de naître. Ce n’est pas vraiment de leur faute : ils ne savent pas, tout ce qui leur importe c’est de consulter l’actu qui les intéresse… Mais Booska-P, c’est une histoire. On a pris le temps de réfléchir à notre concept, on a analysé le paysage médiatique pour voir qu’il manquait du rap ici et là, que certains artistes n’étaient pas assez mis en valeur, etc. De cette réflexion, on a créé notre propre média pour répondre aux besoins qu’on avait identifié au préalable. Les Fif Stories, c’est donc aussi une manière de montrer qu’on a ce passé, et qu’il n’est pas négligeable. Dans le public rap, il y a les amnésiques, ceux qui font exprès d’oublier, et ceux qui ne savent pas. Ce qui fait que ton histoire peut vite s’effacer de la mémoire collective. J’aime beaucoup trop les histoires pour laisser la nôtre être oubliée de la sorte. J’admire les gens qui ont fait des choses qui ont marqué leur temps. Dans le rap, je trouve qu’on n’a pas ce rapport à l’histoire. Je prends souvent l’exemple du Secteur Ä : ces mecs-là… C’était de la folie. Ce sont eux qui ont inventé le business dans le rap français. Mais aujourd’hui, beaucoup de jeunes ne sauraient même pas te dire qui ils sont. Ça ne les intéresse pas de savoir que Doc Gyneco a fait ci ou que Passi a fait ça ; ils s’en battent les couilles.

« Ton histoire peut vite s’effacer de la mémoire collective »

Dans le cinéma, la peinture, ou la musique classique, les nouveaux qui arrivent connaissent tous leurs classiques. Puis ils font plein de cérémonies pour honorer ceux qui ont fait que leur culture est telle qu’elle est aujourd’hui. Dans le rap français, on préfère zapper tout ce qui a pu se passer. Quand j’ai interviewé Vald récemment, il me disait par exemple qu’il y avait plein de grands albums qu’il n’avait pas écouté. Ce qui est normal en soit : il est jeune, donc il y a plein de trucs qu’il n’a pas pu vivre. Mais ça ne l’intéresse pas particulièrement de redécouvrir le rap français de l’époque. De plus en plus de gens assument de n’en avoir rien à foutre. Alors que dans d’autres milieux, c’est la honte de ne pas connaître ses classiques.

Avec les Fif Stories, j’essaye d’honorer la mémoire du média pour lequel je me suis battu toutes ces années. Parce que je n’ai pas envie que son histoire meure. Dans ce flou actuel où il y a 50 000 sites de rap, où tu as même des médias qui tapaient sur le rap à une époque mais qui aujourd’hui en parlent, je tiens à rappeler qu’on était déjà là quand il y avait rien ni personne. On ne peut pas être « un média parmi tant d’autres » alors qu’on a lutté pour de vrai, à une époque où tout le monde crachait sur notre culture. En toute humilité, je pense que Booska-P a changé pas mal de choses et on se devait de faire une mise au point à travers les Fif Stories. Je suis content de voir que ça marche, que les gens apprennent des choses sur nous. On vient quand même d’une époque où il n’y avait ni YouTube, ni Dailymotion. Les jeunes d’aujourd’hui sont nés avec ces plateformes, elles ont toujours existé pour eux. Mais Booska-P est arrivé en 2004, tandis que YouTube a été lancé en 2005. On est là depuis longtemps. Donc il faut toujours qu’on ressasse nos histoires, autrement les gens les oublient. Ce qui est normal en soit, mais je n’ai pas envie qu’on nous oublie justement.

C’était aussi une manière de clarifier certaines choses, de balayer des rumeurs qui circulent sur Booska-P, des embrouilles qu’on vous prête ?

Voilà. À chaque fois que je croise des gens, ils me demandent toujours : « Mais pourquoi Booba et Rohff ne sont pas sur Booska-P ? Pourquoi Lacrim y est aujourd’hui alors qu’il vous insultait à une époque ? » Là, je vais pouvoir tout expliquer. Ça va être trop bien, j’ai hâte. [rires] On me pose toujours les mêmes questions, donc je dois toujours donner les mêmes réponses. Mais je ne peux pas blâmer qui que ce soit : on ne dit jamais rien, c’est donc normal que les gens ne soient pas au courant. Avec les Fif Stories, on va pouvoir tout mettre à plat et raconter les choses le plus sincèrement possible. Ce qui veut dire que je vais aussi montrer qu’on a aussi pu déconner de notre côté, qu’on a pu parfois mal faire les choses. Etant donné que vous saurez tout, vous n’aurez plus à me poser la question. J’en vois également beaucoup qui racontent des trucs totalement faux, et ça me rend fou ! Donc à partir de maintenant, il y aura une version officielle, avec preuves à l’appui. Tout le monde pourra vérifier et attester mes propos, y compris ceux qui ne m’aiment pas.

D’autant qu’il y a certaines histoires qui peuvent paraître tout à fait rocambolesques. S’il n’y avait pas de preuves, on peut par exemple penser que certaines personnes auraient du mal à croire que tu avais été mis sur écoute pendant la cavale de Mister You.

C’est ça ! Tu imagines si je n’avais pas la vidéo de Mister You ? Les gens pourraient remettre en doute ma parole, se dire : « Il abuse quand même. Genre il a été mis sur écoute ? Pff… » Bah ouais gros. Ça s’est passé exactement comme je l’ai raconté. On m’a vraiment mis sur écoute ! Je déteste le mensonge. Je ne dis pas que je n’ai jamais menti, mais je déteste les menteurs. Les vrais mythomanes, les professionnels. Mais plus que tout, je déteste les gens malhonnêtes, ceux qui mentent et qui savent qu’ils mentent. Ce sont les pires. En ce moment, par exemple, il y a une rumeur qui court comme quoi Rohff m’aurait mis un coup de pression et ce serait la raison pour laquelle on ne le voit plus sur Booska-P. La dernière fois que j’ai vu Rohff, que nous nous sommes salués et que nous avons eu un échange, c’était pour l’album PDRG. Depuis, je ne l’ai pas vu. À quel moment a t-il pu me mettre un coup de pression ? C’est faux, archi-faux ! Depuis que je connais Rohff, on ne s’est jamais véritablement embrouillés. C’est vrai qu’on ne s’est pas parlé dernièrement mais en même temps, il ne sort plus beaucoup de projets. Pour son dernier album Rohff Game, il a lui-même choisi de ne faire que très peu d’interviews. Mais vu qu’il n’est pas passé par Booska-P, les gens spéculent.

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Comment tu expliques que ces spéculations concernent Booska-P et pas un autre média ?

Parce qu’on est numéro 1. Il y a toujours des rumeurs sur les premiers de leur catégorie, que ce soit Booba, Rohff ou Skyrock. C’est pareil dans le foot, dans tous les domaines. Dès que tu es tout en haut, les détracteurs sont emmerdés, il faut donc qu’ils trouvent un truc à dire. À une époque c’était « Booska-P fait payer les rappeurs pour être sur le site », ensuite c’était « Booska-P a été racheté par Skyrock » ou « c’est Laurent Bouneau qui gère la ligne éditoriale de Booska-P », et ainsi de suite. Il n’y a pas de débats sur Rapelite ou sur Tonton Marcel, parce qu’ils sont moins puissants. En ce moment, on voit que Mehdi Maizi est en train de prendre de la place, qu’il bosse avec OKLM et que c’est un des grands journalistes de ce rap français. Comme par hasard, il commence à y avoir des rumeurs sur lui. Je connais bien Mehdi, je sais qu’il fait son truc et qu’il reste impartial. Mais pour les gens, non : c’est forcément Booba qui lui dicte sa ligne de conduite. Quand il était sur l’Abcdr, personne ne disait rien de mal à son sujet. Mais maintenant qu’il prend de l’importance, ça parle.

Le premier épisode des Fif Stories en témoigne : Booska-P est une histoire de débrouillardise. C’est un média qui s’est lancé en amateur et qu’on voit se professionnaliser de jour en jour. À l’heure où l’on parle, te sens-tu journaliste ?

Je commence à l’accepter peu à peu mais au départ, je n’avais pas le sentiment d’être journaliste. J’ai toujours dit que j’étais un reporter, dans le sens où je vais sur le terrain, comme à la guerre. Journaliste, c’est un vrai métier. Il y a des gens qui font des écoles, qui payent cher pour devenir journaliste. Aujourd’hui, c’est plutôt mon expérience personnelle et le fait d’avoir interviewé une multitudes de personnes qui me font dire que je suis journaliste. J’ai une conscience professionnelle, une conscience journalistique. Mais à l’origine, j’étais juste un mec de quartier qui venait poser des questions à d’autres mecs de quartier. Pendant des années, je n’ai d’ailleurs pas écrit la moindre question. Je n’avais pas l’impression d’en avoir besoin, vu que je connaissais par coeur la carrière de chaque artiste que j’interviewais. Avec Salif, par exemple, j’ai fait plusieurs interviews qui ont marqué les gens et dont on me parle encore aujourd’hui ; mais pour moi, ce sont simples discussions que j’avais avec lui. C’est sans doute ce qui faisait le charme de la chose. Aujourd’hui, j’écris tout à l’avance. J’essaye d’être pro, de faire en sorte qu’il y ait un ordre, de mieux structurer mes phrases…. J’ai appris sur le tas.

Je vais sur le terrain, comme à la guerre.

Tu te verrais enseigner, transmettre ton expérience qui n’a rien de conventionnelle ?

Tu sais qu’on m’a proposé à trois reprises de donner des cours dans des écoles ? On m’a même proposé d’être rémunéré pour ça… Mais je n’étais pas prêt. Chaque année, plein de jeunes de grandes écoles me contactent car il font leur mémoire sur le rap. Ca tue. Un jour, un de ces élèves m’avait demandé d’être à ses côtés le jour de son examen, en tant que parrain. Tout s’est bien passé pour lui, et je ne saurais dire pourquoi, mais son prof m’a kiffé. Il m’a recontacté après coup : « J’ai bien aimé votre discours, votre manière de parler, votre parcours… Est-ce que ça vous dirait de donner des cours à mes élèves, une fois par semaine ? » Je lui explique donc que je n’ai même pas de diplômes et que je ne me sens pas prêt, dans le sens où l’enseignement est un vrai travail qui nécessite toute une méthodologie que je n’ai pas. C’était encore un peu trop tôt à ce moment-là. Il m’a ensuite appelé pour me demander d’assister à son cours, histoire de prendre quand même la température. J’y suis donc allé pour parler à ses élèves. Ça s’est bien passé, mais je ne m’estime pas prêt pour autant. En janvier de l’année dernière, j’ai également fait une conférence dans un amphi à l’I.U.T. de Sceaux avec une cinquantaine d’élèves, pour présenter Booska-P. Pour le coup, on a surtout évoqué les aspects liés à la communication, au marketing, etc. Mais ce qui est sûr, c’est qu’on nous a déjà proposé ce genre de choses.

Tu dis n’être pas « encore » prêt. On devine que c’est quelque chose qui pourrait t’intéresser à terme ?

En vrai, ouais. À fond. J’aime beaucoup cette idée de « transmettre », c’est important. Et j’aime raconter ma vie, mon expérience. J’ai 34 ans : peut-être que vers la quarantaine, je me laisserai tenter. Ce ne serait même pas une corvée, au contraire. Ma mère me dirait : « Tu as mis une banane au système ! À l’école, tu étais nul, toujours dernier de la classe et maintenant tu donnes des cours à des gens qui payent pour être dans ce genre d’écoles ? » [rires] Là, j’aurais fait le braquage du siècle.

Le média a pris une telle importance que tu es devenu un intermédiaire important entre les artistes et les institutions musicales. C’est un rôle que tu acceptes ?

Nous sommes au contact de la rue, des gens d’en bas, de ceux qui – justement – n’ont pas de contacts. En parallèle, on échange aussi avec les maisons de disques parce qu’on fait du business avec eux. Et les gens de maison de disques, ce sont des D.A. [directeur artistique, ndlr] qui restent pour la plupart dans leurs bureaux et ne vont jamais sur le terrain. À l’époque, il n’y avait pas les réseaux sociaux. Aujourd’hui, le D.A. peut être tranquille : pour découvrir et contacter un artiste, il lui suffit d’aller sur YouTube ou sur Instagram, et de lui envoyer un message disant qu’il aimerait le rencontrer. Avant ça, nous avons assuré énormément d’échanges avec les maison de disques. Ce que tu peux voir dans les épisodes de Fif Stories sur la Sexion d’Assaut ou Mister You, on l’a fait très souvent : d’artistes à managers, d’artistes à maison de disques, d’artistes à producteurs, etc. « Tu veux rencontrer untel ? Pas de soucis, je vous mets en connexion. » Il y en a qui ne le font pas, qui préfèrent garder leurs contacts. Pour ma part, je souhaite la réussite de tout le monde. Donc si tu veux un rendez-vous avec telle personne que je connais, pourquoi j’irais interférer ou faire le jaloux.

Tu as pu le voir dans l’épisode sur Mister You : je n’ai pas touché un seul euro sur la transaction qui s’est faite. On pourrait limite penser que je me suis fait couiller vu qu’ils ont tous gagné de l’argent, sauf moi. Mais tranquille, ce n’est pas grave. On a permis une belle histoire dans le rap. Comme je te l’ai dit, j’aime les belles histoires. Je suis content d’avoir pu contribuer à certaines choses. Je suis un fan de rap. C’est-à-dire que là, je suis en train de vivre un rêve. La semaine dernière, j’étais avec le Secteur Ä ; tu ne peux pas imaginer ce que ça représente pour moi. J’étais un grand fan de Gyneco, de Stomy [Bugzy], de Ministère A.M.E.R. Un fan de ouf. Ces gens-là me respectent aujourd’hui, on s’appelle de temps en temps, on se voit parfois. Je vais taper des barres avec Lino, alors que j’étais un grand fan de ce qu’il faisait. C’est l’un des trois rappeurs les plus respectés de ce game… et c’est devenu un pote. À une époque, je n’aurais jamais pu imaginer une seule seconde devenir un « pote » de Lino. Tout ce qui m’arrive avec Booska-P, c’est que du bonheur. Je suis un passionné. J’ai fait des choses pour le rap qu’un mec normal n’aurait jamais fait. Des trucs que je ne ferais même pas aujourd’hui. À l’heure où l’on parle, si je ne trouve pas d’intérêt dans un truc, je reste chez moi avec mes enfants et je suis très bien.

Penses-tu que le fait d’être un mec de quartier avant d’être un journaliste a joué un rôle dans l’appréhension que les rappeurs auraient pu avoir au moment d’échanger avec toi ?

Evidemment. Tu regardes les vidéos des interviews que nous avons fait avec Fianso, SCH ou Lacrim : tu vois qu’ils sont à l’aise, qu’ils savent que je ne vais pas essayer de les piéger. Ils ne demandent jamais à vérifier mes montages. Même quand ils disent une dinguerie, ils savent très bien que je ne vais pas la mettre. Ils ne sont pas inquiets, et ça joue. Mais ils savent aussi que je vais quand même faire mon travail, que je vais leur dire les choses. Parce qu’à travers nos treize années de travail, on a montré aux gens qu’on était pros. L’image de Booska-P est clean. Il n’y a pas de traquenards. Quand je rencontre des gens qui ne me connaissent pas, dès qu’ils me voient arriver, ils savent que je suis comme eux. Je parle le même langage qu’eux, j’ai le même style vestimentaire qu’eux, et je les respecte. Forcément, ça aide. Ils se méfient du journaliste qui va arriver en chemise, les prendre de haut et leur poser des questions pièges. Après, je pense que ce n’est pas une règle générale : plein de gens ont monté des médias en étant issus des quartiers tout comme moi, et les artistes n’étaient pas pour autant rassurés en face d’eux. Il y a toute une attitude, un respect, un professionnalisme à avoir. Avant même d’être dans le rap, j’ai toujours aimé faire les choses dans les règles. Ce n’est pas parce que tu viens de débarquer que tu dois faire les choses à l’arrache. Chez Booska-P, on s’est toujours imposé cette rigueur, ce devoir d’être toujours pro. Entre temps, on a évolué mais la mentalité a toujours été la même. Pas de je-m’en-foutisme : il faut qu’on fasse toujours au mieux selon nos moyens. Les gens s’en rendent compte. Nous sommes dans une époque où les jugements sont portés de manière expéditive. À travers certains comportements, tu peux vite savoir à quel type de personne tu as affaire. J’ai toujours essayé de montrer du respect aux gens, qu’il s’agisse des plus petits ou des plus grands. Des mecs comme Sofiane ou Lacrim – qui aujourd’hui sont des grandes stars du rap -, je les ai connus quand ils n’étaient rien du tout alors que Booska-P était déjà assez haut. Mais quand je les voyais, il y avait toujours du respect. C’est quelque chose qu’ils ont ressenti. Aujourd’hui, ils ne vont pas te dire que je les snobais à une époque, parce que ça n’a jamais été le cas. Quand ils étaient petit, quand ils sont devenus grands ; je les ai considérés et traités de la même manière.

Dans le rap, les cycles sont toujours les mêmes.

On a pu voir que le média s’était pas mal diversifié au cours des années passées. Qu’est-ce que Booska-P aujourd’hui ?

J’ai toujours eu du mal à le définir. C’est vrai qu’au début, on était 100% rap français mais à partir de 2010, on a décidé de s’élargir. À cette époque-là, beaucoup de gens ont rigolé, en se disant : « Mais Booska-P ils veulent parler de cinéma, qu’est-ce qu’ils y connaissent ? » J’avais envie de leur répondre : « Mais vous êtes cons ou quoi ? Si on parle de cinéma, on va prendre des gens spécialistes dans le domaine et c’est eux qui en parleront pour nous. » Pour les gens, c’était inconcevable que Booska-P parle de tout ça. Mais la réalité, c’était qu’on commençait à voir que ça tournait en rond. On s’est lancé en 2004-2005, et jusqu’en 2010, c’était toujours pareil. Dans le rap, les cycles sont toujours les mêmes. D’autant qu’à l’époque, il y avait moins de renouvellement qu’aujourd’hui où tu as un nouveau rappeur tous les six mois. C’était toujours les mêmes têtes. Puis en vrai, on aime le sport, on aime le cinéma, donc on avait envie de parler de ce genre de sujet. Pareil pour le rap américain.. Au début, on a commencé à parler seulement des évènements majeurs dans chaque domaine, comme la Coupe du Monde de foot ou la sortie d’un nouvel album de 50 Cent. Des trucs qui parlaient à tout le monde. Aujourd’hui, comment je définirais Booska-P ? [Il réfléchit] C’est un site urbain. Avant, on avait honte de dire « urbain » parce que ça n’avait pas une très bonne image. Désormais, ce n’est plus trop le cas. Je dis généralement que Booska-P est un média urbain qui traite de l’actualité de la musique, du sport et du cinéma. Le slogan qu’on a depuis trois ans, c’est « The Hip-Hop Culture Website » avec le jeu de mot entre « hip-hop » et « pop culture ». C’est un peu ça l’idée.

Dans une interview accordée à Générations en 2015, tu dis que Booska-P « ne dépend plus du rap ». Sincèrement ?

Financièrement, on dépend quand même du rap parce que nos principaux annonceurs sont les maisons de disques. Mais on ne dépend plus du rap dans le sens où il y a des gens qui viennent sur mon site, mais qui ne sont pas là pour le rap. Ils viennent pour le foot ou pour d’autres choses. Quand on était 100% rap français, dès qu’il n’y avait plus de sorties musicales, on ne faisait plus de chiffres en termes de vues. On était limite au chômage technique. Aujourd’hui, il y a des périodes où il ne se passe rien dans le rap français, mais on fait toujours autant de visites. Parce qu’il y a du foot, du lifestyle ou du cinéma, et qu’on en parle bien. Donc non, on ne dépend plus du rap. Plus maintenant. Ce qui ne veut pas non plus dire qu’aujourd’hui, on s’en bat les couilles du rap. Le rap reste notre truc, c’est toujours 70% de nos contenus.

On peut lire de plus en plus d’articles de fonds sur Booska-P, avec de plus en plus de journalistes ayant fait leurs preuves au sein d’autres médias. Est-ce que Booska-P s’est déjà senti en danger face à la profusion de sites web estampillés « rap » ?

Clairement. On a vu le truc arriver. D’autant que dans l’inconscient des gens, Booska-P perdait en puissance. Nous avons pourtant toujours eu beaucoup de visites, mais puisqu’on ne communiquait pas sur nos chiffres, certains ont déduit que ça n’allait plus, qu’on était en galère. Alors que pas du tout. Quand tu es numéro 1, tu n’as pas besoin de prouver. Maintenant, on a décidé qu’on laissait les gens penser ce qu’ils voulaient. On connaît notre métier, on connaît notre game. Donc on a juste mis un petit coup de boost et là tout le monde dit : « Mais en fait, ils sont trop forts chez Booska-P ! » Ça a toujours été comme ça. C’est juste qu’on n’aime pas flamber. Il y a eu de nouveaux programmes qu’on a mis en place avec de nouvelles têtes : Booska Brut sur les réseaux, Wesh avec Nico, Épicé Mais Pas Trop avec Myriam Manhattan, Ça tchatche et le Journal du Rap avec Thomas Guisgand. Puis c’était une stratégie globale de bosser au moins autant sur le site que sur les réseaux. Parce qu’il y a plein de médias comme Brut ou Démotivateur qui sont dépendants des réseaux. Donc le jour où Facebook va changer d’algorithme, ils seront tous dans la merde. Rappelle-toi sur Instagram : à une époque, ils faisaient apparaître les posts dans un ordre chronologique de publication. Aujourd’hui, ils font ce qui veulent. Mon associé Alexis, un vrai geek, connaît bien ces trucs-là. C’est pour ça qu’il nous a dit de ne jamais trop miser sur les réseaux sociaux. Si tu veux être mis en avant sur ces plateformes, il faut que tu payes désormais. Payer pour que les gens te voient… Ça ne va pas ou quoi ? On ne fera jamais ça, sauf s’il s’agit d’une opération spéciale et qu’on juge que c’est nécessaire. Tu te bats pour avoir plein d’abonnés, pour qu’à l’arrivée on te dise : « Si tu veux que tous tes abonnés voient ta publication, il faut payer. » Mais on s’adapte.

Je souhaite la réussite de tout le monde

C’est important parce qu’il y a des nouveaux modes de consommation. Notre génération tapait directement « Booska-P » dans la barre de recherche pour venir chez nous. La nouvelle attend que tu publies sur les réseaux. Ils n’ont plus vraiment le réflexe d’y aller directement. Nous avons donc dû adapter des contenus à chaque plateforme. On se doit d’être partout. Mais clairement : c’est la multiplication des médias qui nous a poussé à nous développer. J’ai toujours dit qu’avoir de la concurrence était une bonne chose. C’est bien pour le rap, pour le mouvement. Mais ce qui est sûr, c’est qu’on est toujours là, et qu’on ne compte pas lâcher notre place.

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Pendant longtemps, une légende faisait de toi « l’une des figures les plus détestées du rap français ». Qu’en est-il réellement ? Comment tu te l’expliques ?

Je te jure que ça me fait marrer. Comment tu peux détester un mec qui n’a rien fait ? Ca me fait sourire, et ça ne m’a jamais fait mal. Je ne me suis jamais dit : « Putain, pourquoi ils ne m’aiment pas ? » Parce que je ne fais que mon métier. Mon métier, c’est beaucoup de sélection, donc j’essaye de mettre en avant qui je peux. Va demander à ces gens-là pourquoi ils ne m’aiment pas. Ils sauront même pas te dire pourquoi. Je suis dans mon coin, je n’emmerde personne, je ne suis pas dans les guéguerres sur Twitter ou quoique ce soit. Donc quand on me fait comprendre que je suis devenu « l’un des personnages les plus détestés du rap français », je me dis que les gens sont quand même bien matrixés. Ils détestaient Laurent Bouneau parce qu’ils n’aimaient pas sa politique et qu’il a parfois pu faire des sorties médiatiques qui ont blessé. Pour ma part, je n’ai jamais parlé. Je n’ai jamais fait de grandes affirmations du genre : « Je ne mettrais jamais telle ou telle personne sur mon site. » Malgré tout, certains ne m’aiment pas, et il faudrait leur demander pourquoi. À une période, il faisait bon de ne pas aimer Booska-P. On était le « Skyrock du net ». On en revient à ce que je disais tout à l’heure : en France, il faut détester le gros. On préfère toujours le pauvre, le miskine, le deuxième. C’est un pays de perdants : on n’aime pas les gens qui réussissent.

Aujourd’hui, tu es en paix avec toi-même ?

J’ai toujours été en paix avec moi-même. Je mène une vie très simple : soit je suis dans mon bureau, soit je suis chez moi, soit je suis en tournage. J’habite dans le 91, à Evry, et quand je vais à Paris, j’y vais pour un but précis. Un rendez-vous, une interview, ou autre. Ce qui veut dire je ne traîne pas. Ni en boîte, ni dans les chichas. Tous ces milieux où tu rencontres des gens qui sont dans le paraître, qui cherchent à se faire remarquer, qui parlent dans le dos des autres… Je suis loin de tout ça. J’ai toujours été en paix. Après, peut-être que d’un regard extérieur, quand on me connaît pas, on se dit que je dois être dans une sorte de schizophrénie mais non, tout va très bien. Je peux me balader partout en toute tranquilité, on m’a jamais agressé, insulté ou quoique ce soit. Jamais personne ne s’est adressé à moi comme ça peut-être le cas dans certains morceaux ou sur les réseaux. Ça n’existe pas dans la vraie vie. Je ne suis pas stressé, je ne fume pas, je ne bois pas, j’ai deux enfants et un travail qui me passionne. Tout va bien. En grandissant, j’ai appris à relativiser, à prendre du recul sur les choses. Certains meurent à force d’avoir accumulé trop de stress, je n’ai pas envie que ça m’arrive. [rires]

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