Le dernier voyage de Fredo Santana
Fredo Santana est mort dans la nuit du 19 au 20 janvier à Los Angeles, à l’âge de 27 ans. Le rappeur de Chicago, cousin de Chief Keef, pionnier de la drill et respecté des plus grands, laisse avec lui un mystère entier autour de sa personne. Aujourd’hui, tous pleurent le Diable de Chiraq.
« Il vit désormais à travers moi, je prends les choses en main. Je me charge d’amener la famille au sommet, moi et mon cousin Chief Keef. »
C’est à travers ces mots que Derrick Coleman, alias Fredo Santana, rendait hommage à Mario Hess, connu sous le nom de Blood Money (Big Glo) et décédé le 9 avril 2014. Santana parlait souvent avec beaucoup d’émotion de la perte de Blood Money ou de celle son ami Capo du Glo Gang, décédé un an plus tard. La peine devait être trop lourde : il y a deux jours, c’est Fredo Santana lui-même qui est parti rejoindre ses deux amis en perdant la vie suite à une overdose.
C’est avec beaucoup d’émotion et de tristesse que ses nombreux fans ont appris la nouvelle. Derrick Coleman, héraut de l’underground, était adulé. Naturellement, beaucoup ne voulaient pas y croire : comme à chaque départ d’un artiste aimé, c’est l’incompréhension et le déni qui dominent d’abord les discussions, avant de laisser place aux hommages. Fredo Santana, 27 ans, n’est plus. Et Chiraq pleure.
Personne ne savait vraiment si Derrick représentait réellement la légende qu’on lui attribuait. Une chose est sure : il était presque aussi redouté que respecté par ses pairs.
Derrick Coleman, fidèle allié et redoutable ennemi. Fredo Santana avait deux visages : tantôt celui du Diable quand il fallait défendre les siens, tantôt celui de « l’homme le plus gentil qu’il soit », pour reprendre les mots de Yung Lean, qui était avec lui deux petits jours avant son décès. Chose surprenante, venant d’un homme dont le regard et la part d’ombre pouvaient donner la chair de poule. L’artiste, lui, a influencé toute une génération : parmi les chevaliers qui ont donné à la drill de Chicago ses lettres de noblesse, seul Chief Keef peut être installé sur le même perchoir. « Big Boss Fredo » était considéré comme une légende par de nombreux acteurs du monde rap depuis It’s a Scary Site, l’une des premières mixtapes qui marquera – avec Back From The Dead de Chief Keef – les débuts du genre si lié à la Windy City. S’ensuit Fredo Kruger, It’s a Scary Site 2 et son album aujourd’hui presque classique de 2013, Trappin’ Ain’t Dead.
Ces premiers projets marquent l’avènement du mouvement drill et présentent la vie et l’énigmatique quotidien de Fredo Santana, bonhomme que le monde a découvert à travers la vidéo de l’ultime banger « I Don’t Like » de Keef et Lil Reese. Croix tatouée entre les deux yeux, regard lugubre : plusieurs mois avant la sortie de sa première mixtape, Fredo intrigue déjà uniquement par ce qu’il renvoie. Il inspire loyauté, respect, mystère. Personne ne savait vraiment si Derrick représentait réellement la légende qu’on lui attribuait. Une chose est sure : il était presque aussi redouté que respecté par ses pairs. Comme lorsqu’il a interpellé les Migos qui s’en prenaient à Capo, les menaçant explicitement de mort, chose qui a eu l’effet d’estomper tout conflit venant du trio. Tueur au sang-froid, démon ou simple soldat façonné par son environnement : personne ne savait ce que cachait vraiment Fredo Santana derrière son visage marqué par sa jeune existence. Mais sa musique, qui semblait plus réelle que d’autres, pénétrait l’esprit de ceux qui l’écoutaient. Comme si la brise glaciale, parfois funèbre, caractéristique de Chicago, s’infiltrait le long de notre colonne vertébrale en accompagnant les mots de Fredo. Autant de raisons qui faisaient que l’artiste avait le soutien de beaucoup de rappeurs émérites comme Kendrick Lamar – avec qui il a partagé un morceau -, Childish Gambino, Drake, Maxo Kream, Z-RO ou encore Kevin Gates, pour ne citer qu’eux.
L’argent n’achète pas la peine, le manque d’amour, les souvenirs difficiles d’un passé trop lourd. Fredo Santana plonge comme tous ceux qui l’entourent dans la lean.
Pendant les six années de sa courte carrière, personne n’a jamais diffusé le moindre diss track à son égard, alors que Keef les cumulait. Mais Derrick Coleman n’était pas Machiavel : le respect de son milieu ne venait pas – en tout cas pas entièrement et pas pour tous – de la peur qu’il pouvait inspirer. Fredo Santana était respecté de par son parcours, dans la ville la plus meurtrière des Etats-Unis, qu’il contait dans sa musique et dont il pouvait se targuer d’être (plus ou moins) sorti. L’auteur des classiques « Ring Bells » ou « Rob My Plug » nous racontait, notamment dans « Half Of It », sa vie de SDF au milieu des cafards, son passif en tant que membre du gang des Blacks Disciples (BD), et tout ce qui a pu noircir son être jusqu’à ce que la musique devienne son exutoire. Via son label Savage Squad Record (SSR) il multiplie les projets artistiques, se diversifie, et semble s’élever. Mais autour de lui, ses proches décèdent et la vie de Chiraq le rattrape. L’argent n’achète pas la peine, le manque d’amour, les souvenirs difficiles d’un passé trop lourd. Fredo Santana plonge comme tous ceux qui l’entourent dans la lean. Le début d’une longue histoire d’amour tragique.
La potion lui permet de dormir la nuit, d’oublier ses problèmes, et crée chez lui une dépendance physique. Le lean modifie son flow habituel – c’est flagrant sur Walking Legend, Fredo Mafia ou Ain’t Money Like Trap Money. Son flow devient à l’image de ses paroles : mélancolique et brute. Pour beaucoup, c’est la fin musicale de l’artiste. Pourtant, ses créations deviennent plus profondes, maladroites, et presque « humaines ». L’argent s’entasse, la marque de sape de son label prolifère, et les démons finissent de ternir sa musique.
Mais de nombreux exemples récents nous ont rappelés que la descente, aussi fructueuse soit-elle, ne peut terminer ailleurs qu’au fond de l’abîme. La trop grande prise de codéine l’emmène à prendre du poids, il fait des insuffisances hépatiques et rénales qui le conduisent à l’hôpital. Proche de mourir, le rappeur souhaite définitivement arrêter la lean en 2017. Il était, de plus, jeune père. Pourtant, c’est ce poison qui le tue il y a deux jours, le 20 janvier 2018. Son existence et sa musique nous rappelait que nous étions tous humains, imparfaits et prisonniers, d’une manière ou d’une autre, de la vie que l’on nous offre à la naissance. Non, nous ne sommes pas « tous nés sous la même étoile ».
Si démon il était vraiment, il s’est finalement éteint comme un simple homme. C’était Fredo Santana.