Gaspar Noé : « Je suis désengagé politiquement, je n’ai jamais voté de ma vie »

Pour Gaspar Noé, les rebelles, c’étaient ses parents. Fils d’exilés politiques argentins dans les années 70, Gaspar, l’adolescent, découvre une France « ouverte » sous Valéry Giscard d’Estaing. Avec le cinéma comme automédication pour traverser les divers déracinements, il le consommera jusqu’à l’overdose pour engendrer lui-même cinq longs-métrages. Seul contre tous, Irréversible, Enter The Void et Love sorti cet été, ont tous été aussi polémiques les uns que les autres. Gaspar, l’homme, a contracté la maladie de la rébellion passive. Il ne vote pas aux élections républicaines ni ne se rend aux Césars, il se laisse paisiblement oublier à la marge pour être sûr de pouvoir faire vraiment ce qu’il veut.

Extrait du YARD Paper #6
Photos : HLenie
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Peux-tu résumer ton enfance avant d’arriver en France ?

Mon père est un artiste peintre dont la carrière a commencé dans les années 60 en Argentine. Il était dans un groupe de quatre peintres très transgressifs qui étaient un peu les Beatles de la peinture argentine. Ensuite, il a eu une bourse Guggenheim (qui finance artistes et chercheurs sur le continent américain depuis 1925, ndlr) pour aller continuer à faire des tableaux aux États-Unis. Quand je suis né, ils sont partis aux États-Unis et j’ai grandi à New York en pleine période pop art, avec tout ce que ça a de meilleur et de pire. Quand j’ai eu 5 ans, ils sont repartis à Buenos Aires, où j’ai donc vécu jusqu’à mes 12 ans. Là-bas, ma mère était assistante sociale, elle avait travaillé aussi à NY avec des Portoricains, à leur contact elle était devenue de plus en plus politisée. Quand j’avais 12 ans, il y avait une dictature (à la suite du coup d’État de 1976, la dictature militaire argentine engendrera entre autres 1,5 millions d’exilés) qui a fait que mes deux parents ont dû se casser du pays au quart de tour, et c’est comme ça que je me suis retrouvé en France.

 

Tu as donc été élevé dans un univers très culturel…

Oui, très cultivé et politisé. Par exemple, mon père donnait des cours de peinture quand j’étais en Argentine, il faisait venir des filles nues pour les peindre. Donc j’ai grandi au milieu des filles nues et des peintures, c’était les années 70 quoi.

 

Il y avait très peu de limites ?

Si, il y avait des limites. Mes parents n’étaient pas du tout portés sur la drogue. Jusqu’à la fin, ma mère pensait que la drogue était malsaine et me disait que je pouvais tout à fait avoir une vie de réalisateur sans avoir recours à ces produits-là.

Kubrick considérait que son meilleur ami était son cerveau, donc qu’il ne pouvait pas se permettre de jouer avec. Pourtant il a fait un des plus grands films psychédéliques de tous les temps. Mes parents c’était pareil, il y avait des choses qu’ils considéraient valables et d’autres non.

 

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As-tu vécu les différents déplacements de tes parents avec toi entre New York, l’Argentine, la France comme des déracinements ?

Non. Tu n’es pas déraciné si tu es avec tes parents que tu aimes et qui t’aiment. Mon père était parti six mois plus tôt en France, quand on l’a rejoint avec ma mère j’étais trop heureux de le retrouver, en plus dans un pays qui était bien plus libre que l’Argentine de l’époque. Je pouvais acheter des BD tous les jours, voir des super films tout le temps à la télé ou au cinéma. C’était l’époque de Giscard, où bizarrement tu pouvais regarder Délivrance (de John Boorman, connu pour la violence et le pessimisme de son cinéma) à la télé à 20 h 30 sur une chaîne publique. On avait la naïveté de penser que les Français étaient assez intelligents pour interdire à leurs enfants de regarder la télé quand il y avait un petit rectangle blanc.

 

Tu répètes souvent que 2001 : l’odyssée de l’espace de Kubrick est ton film préféré. Que représente-t-il pour toi ?

Pour le premier de l’an tu as tous ces trucs où les gens dramatisent : « Tu le fais avec qui ?  Tu fais quoi ? » Tout le monde devient fou. Donc moi, il y a un rituel que j’aime bien, tous les 31 décembre je suis enfermé dans ma grotte en train de regarder un film pour me recentrer le cerveau. Je vais regarder La nuit du chasseur ou Querelle, mais celui que j’ai regardé le plus souvent, c’est 2001, pour avoir la garantie de bien commencer l’année.

 

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Qu’est-ce qu’il a de plus pour toi ?

Il est tellement en avance sur son temps pour la prévision d’un monde futur. Kubrick avait beaucoup collaboré avec la NASA à l’époque. Parmi les films qu’on appelait futuristes et qui sont encore valables, il n’y en a pas beaucoup. Bien sûr, il y a des choses un peu pop art, notamment la manière dont les hôtesses de l’air sont habillées qui est un peu désuète, mais dans toutes ses prédictions concernant l’avenir de l’intelligence artificielle, des communications sur Terre, ça pèse plus lourd que n’importe quel film.

Le mec a fait une grande œuvre, il a accompli quelque chose de magistral. Ça me fait penser à l’architecture où tu as des temples, des églises, et tu te demandes comment les gens ont fait ça à l’époque. Les pyramides d’Égypte, ça fait à peine deux ans qu’ils ont découvert comment elles avaient été construites. Dans le même esprit, Kubrick, c’est un gars qui s’est mis en tête de faire quelque chose de plus grand que le cinéma. Metropolis était bien plus grand que son époque, King Kong aussi… Mais je n’ai pas la sensation que Star Wars entre dans cette catégorie, 2001 oui. En science-fiction il y a beaucoup de films, mais pour faire monter le cinéma à un niveau supérieur, il est tout seul. C’est juste un long métrage plus grand que tout ce que j’ai vu au cinéma.

Kubrick était athée et il avait dit qu’avec 2001 il avait fait un grand film religieux athée. Il ne vend pas de dieu, il n’est pas associé à une quelconque doctrine. Je suis un athée convaincu, mais c’est vrai que les mystères de l’univers sont immenses et Kubrick a réussi à faire un film sur ce sujet. C’est fabuleux, tu as envie d’y croire comme à une messe ou à un discours religieux. Ça rentre quelque part dans ton système mental d’une manière abstraite, peu ont réussi à y parvenir.

 

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Un réalisateur doit-il montrer des engagements idéologiques, politiques ?

Je suis désengagé politiquement, je n’ai jamais voté de ma vie. Mes parents, ma mère encore plus que mon père, étaient très politisés. J’ai grandi dans un climat de vraie gauche, ce qui a quand même eu comme conséquence la nécessité de quitter le pays pour notre famille. Je ne me suis pas forcément opposé à cet héritage politique, mais à un moment je n’y ai plus cru. Mes parents avaient des convictions plus liées aux idées communistes qu’aux idées occidentales et mon père a travaillé à l’avenir de Cuba. Récemment j’y suis allé et je lui ai raconté le Cuba que j’ai vu. Il m’a dit : « Oh putain, quand je pense que toute ma vie j’ai cru que Cuba pouvait devenir l’utopie qui arrive à terme, aujourd’hui on en est tellement loin. »

 

On constate pourtant que dans tes films la question de la classe sociale et celle de la domination bourgeoise reviennent souvent.

Je ne pense pas profondément que les bourgeois soient pires que les personnes des classes moyennes ou des pauvres, c’est juste qu’ils ont les moyens d’être puants. Le prolo rêve d’être bourgeois justement pour pouvoir être puant avec les autres. C’est Buñuel qui disait ça quand il faisait la promo de Los Olvidados : « Il faut arrêter de dire que les pauvres sont mieux que les riches. » À l’arrivée, l’espèce humaine reste toujours la même. Tu as le même code génétique, il n’y a pas une couleur de peau qui est plus ou moins raciste, tu as juste des gens qui ont les moyens d’afficher leur racisme.

 

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Tu as créé ta société de production, Les cinémas de la zone, très jeune pour être indépendant. Penses-tu que la relation avec un producteur est problématique ?

Quand tu crées ta boîte de prod, ce n’est pas parce que tu aimes être producteur, c’est juste que tu te mets dans une situation où tu veux avoir le dernier mot par rapport aux prises de risques. Mais si tu trouves un mec un peu blindé qui a de l’argent de famille et qui peut s’associer avec toi sans être stressé s’il perd 10 000 euros, autant faire ça. La plupart des gens qui ont de l’argent de famille sont éduqués depuis leur plus tendre enfance à ne pas le dépenser, si ce n’est pour s’acheter de la coke. J’en connais très peu qui ont le pouvoir d’agir et qui font vraiment autre chose que des plans narcissiques. Comme disait Pasolini dans Salo : « Les gens dédient toute leur vie à obtenir du pouvoir, mais quand ils l’ont, ils ne savent pas quoi en faire. À part se prouver qu’ils l’ont en forçant d’autres gens à faire des choses contre leur volonté. »

 

Tu as pourtant déjà remercié des producteurs pour les risques qu’ils avaient pris…

Quelques-uns, pas tous. Je trouve que Wild Bunch a pris des risques pour moi avec Enter The Void. Au niveau commercial, le film n’a pas bien marché et ils ne me l’ont pas reproché. C’est là que je les ai trouvés glorieux, quand tu crois à un truc, tu continues à y croire. C’est bizarre, tu as souvent ça aussi avec les attachés de presse ; quand ils sont sur un film et que la presse est bonne, ils te disent que c’est grâce à eux ; quand la presse est mauvaise, c’est à cause de toi. Je n’ai pas du tout eu ce genre de rapport avec les gens de Wild Bunch et je les en remercie.

 

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Considères-tu faire partie d’un cinéma français ou au contraire te sens-tu à part ?

Je fais partie du cinéma français. Après tu as un cinéma commercial français, les César, c’est quand même systématiquement des films commerciaux. Je ne sais même pas si Irreversible avait postulé… Je m’en fous en fait, je n’aimerais pas faire partie de ça. Pour rigoler, pourquoi pas ? Mais avoir un César, je ne sais pas si c’est un cauchemar ou un rêve. Ce qui est sûr, c’est que ça ne m’a jamais obsédé d’en avoir un. Être en compet’ à Cannes, oui, mais l’intérêt, comme ça a été le cas pour Love, c’est d’être diffusé dans la grande salle avec 3 000 lunettes 3D. Tu ne peux souhaiter un meilleur accouchement que d’introduire le film dans cette clinique-là. L’ambiance est super bonne. Les gens étaient bourrés, j’étais bourré, c’était super festif.

 

Peut-on parler d’une résistance assumée d’un certain cinéma français ? Mathieu Kassovitz ou Vincent Cassel, par exemple, sont anti-César.

Je me souviens très bien du jour où Vincent avait été nominé pour le film d’Audiard, Sur mes lèvres. On était ensemble chez lui avec Monica, on regardait la cérémonie à la télé et on rigolait. On se disait clairement : « Ah putain j’aimerais pas être parmi eux. » Bien plus tard, pour Mesrine, il en a vraiment reçu un et il a été super classe quand il l’a eu, il l’a dédié à son père. Mais il y a des moments dans la vie où tu as envie d’être à un endroit et pas à d’autres.

C’est bien de mettre en valeur le cinéma français. Mais quand on y réfléchit, on pense à celui des années 30, puis à celui des années 60-70. Aujourd’hui, le cinéma français est super éclaté. D’ailleurs le système français produit énormément de films étrangers. Par exemple, 2046 de Wong Kar-wai est un film français parce que l’argent est français. Enter The Void, c’est de l’argent français mais tourné par un réal étranger, par un chef op belge au Japon en langue anglaise : alors, est-ce qu’il est français ? Pour moi les fonds qui financent un film n’en font pas sa nationalité. Mais la vraie question est : est-ce que tu dois forcément mettre un film dans une case ?

 

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Au-delà donc d’un cinéma français, te sens-tu proche de personnalités du monde du cinéma ?

Je suis ami avec Alain Cavalier, Jan Kounen, Alfonso Cuarón, Darren Aronofsky… Tu as tout un ensemble de gens que tu aimes parce qu’ils sont barrés. Et j’aime bien parler de cinéma avec des réalisateurs parce que tu en discutes de manière pratique. Même si chacun suit son chemin, tu as des situations récurrentes dans le cinéma. Tu peux par exemple te retrouver en embrouille avec des festivals qui te demandent des modifications avant de projeter ton film, tu peux te retrouver face à des producteurs qui ne font jamais remonter les recettes, tu peux te retrouver avec des comédiens complètement chiants. Tu as besoin dans ton système de survie de prendre des infos et de donner des conseils aux autres pour que chacun sache comment s’en sortir dans cette jungle. Discuter avec des réalisateurs, ça te rend plus fort.

 

Irreversible était taxé d’irresponsable par Télérama en 2002, la condamnation de l’immoral a-t-elle évoluée depuis ?

Je fais ma route, je préfère ne pas faire attention à ce que l’on dit sur moi. Je lisais récemment un tout petit bouquin sur Clouzot, il disait que pendant toute sa carrière la moitié de la presse était haineusement contre lui et l’autre moitié favorable, et que souvent ça s’inversait. Il faisait son film et des gens comme François Truffaut, par exemple, disaient des horreurs sur lui parce qu’ils pensaient qu’il était collabo. Et du jour au lendemain ils commençaient à le défendre et ses anciens amis, qui étaient plutôt liés à la droite française, considéraient soudainement qu’il faisait des films de merde.

Donc il ne faut pas trop faire attention à ce que les gens disent, tu fais attention à ceux dont l’avis t’importe vraiment. Et souvent ce n’est pas du tout des personnes liées au cinéma. Mais que les gens disent du bien ou du mal au moment des polémiques, ça les concerne plus eux-mêmes que le film.

 

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Au-delà des critiques, ce n’est pas frustrant de voir que le public n’a pas compris ce que tu as voulu faire ?

Non. Dans le lot des gens qui voient ce que tu fais, tu te dis que le message passe. Irréversible, je ne l’ai pas revu depuis super longtemps, je ne sais pas si je le modifierais, mais en tout cas le film est là. Tu ne peux pas changer l’objet.

Il y a une citation d’Hitchcock que beaucoup de gens reprennent : « Si j’ai un message à envoyer, je vais à La Poste. » Tu fais des films, pas des messages, c’est une perception d’un truc précis. C’est aussi un roller coaster que tu fabriques pour faire peur au public ou pour l’émouvoir. Les messages sont de l’ordre du verbal, avec un film tu transmets des émotions, des frissons ou du désir.
Tes films montrent que tu éludes le tabou du sexe.

Il y a un tabou du sexe ?

 

Tu ne trouves pas ?

Bah, pas pour moi. Les gens en parlent partout. Maintenant que tout le monde a un téléphone portable et Internet, on n’arrête pas de regarder des images de cul et de s’en envoyer. Il n’y a pas de tabou par rapport au sexe, il y a juste des tabous de diffusion sur les chaînes d’État ou privées. Il y a des commissions de classification qui appartiennent à un autre temps. Tout à coup tu classifies des films en sachant qu’à partir du moment où ils vont se retrouver téléchargeables, ou chez les Pakistanais qui le vendent dans la rue, n’importe qui peut les voir. Aujourd’hui les gamins de 10-12 ans ont tous déjà vu des images pornos parce qu’ils ont un portable, ils ont l’ordinateur de leurs parents, ils ont Google. Je ne trouve pas que les images sexuelles soient les choses les plus choquantes que l’on puisse montrer à des enfants, un mec qui se fait décapiter à coups de machette en Afrique, c’est autre chose. Le truc, c’est comment la société occidentale a pu expurger la représentation de l’acte amoureux de la société civile comme si c’était quelque chose de sale. Au contraire, à la base, c’est juste un acte génétique de reproduction de l’espèce. Qu’après tu mettes des capotes, que tu le fasses avec quelqu’un de ton propre sexe, que tu le fasses de manière non-reproductive, c’est autre chose. Mais au départ ça reste un truc pur d’affirmation de la vie de l’espèce humaine ou animale. On devrait au contraire le valoriser, l’exacerber.

 

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