Aujourd’hui, personne ne chante la rue mieux que Gianni

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Tout a commencé avec des freestyles d’une minute. Un « iencli » vient chercher sa dose, se retourne face à la caméra et rappe. À la fin se dessine un visage, celui de Gianni : la curiosité est titillée. Depuis 2017, le rappeur place de solides piquets sur le versant abrupt de son ascension à coups de visuels novateurs et de morceaux identifiés. Il parle du temps qui passe, de la nostalgie de son présent et de ses regrets d’hier. L’ironie de l’histoire, c’est qu’à force de le faire aussi bien, il fait partie du futur du rap français. 

Photographe : @lebougmelo

Si 2015 est considérée comme la dernière plus grosse année du rap français en date, c’est qu’au-delà de la qualité et quantité d’albums délivrés, le genre, de par son ouverture à la pop, l’afro, la variété, le chant, etc. s’est vu segmenté en plusieurs – et nouvelles – grandes écoles, avec chacune un public majoritairement ciblé. Parmi celles-ci, le duo PNL s’est érigé en figure de proue de la mélodie lancinante et du verbe sanglant ; et depuis, des dizaines (centaines, en réalité) d’artistes rêvent de voir leur reflets dans le miroir construit par les deux frères des Tarterêts. Pourtant, la plupart des apprentis ont du mal à se détacher du populaire « wesh, on dirait grave du PNL », et peinent à affirmer leur identité artistique. Enfin, ça, c’était avant Gianni.

Vendredi matin. Rendez-vous au 3 rue André Malraux, Romainville. Sur le chemin, on reconnaît les bâtiments qui entourent Gianni dans ses clips. Loin des immenses tours délabrées de cité, le quartier Marcel-Cachin rayonne différemment depuis 2011, date de la fin de ses rénovations lancées en 2001. Les rues sont désertes, jour de marché oblige. Faute à la pluie aussi ; fine, elle renvoie à une humeur morose. Comme à la capitale, tout est gris et urbain, l’odeur de neuf des murs mélangée au vieux bitume froid. À observer les alentours, on commence à comprendre un peu mieux la nature de la musique de Gianni : tout est propice à la mélancolie.

C’est aussi qu’entre sentiment et art, c’est une grande histoire d’amour. Baudelaire, Nerval, Jeff Buckley… Forcément, le rap n’en est pas exempté. D’ailleurs, si « la mélancolie est le petit luxe des âmes pauvres » comme l’entendait l’écrivain français Henry de Montherlant, alors son omniprésence chez les rappeurs s’explique plus facilement. Après tout, quand on n’a rien il ne reste que les larmes pour pleurer, les regrets pour rêver et les remords pour se souvenir. Tout ça appartient aux petites gens, au « peuple », comme inhérent à sa condition : « Tu vois ce moment de remords, même là actuellement je l’ai encore. » nous dit-il. « Après, tu peux en avoir et continuer ce que tu fais parce que tu comprends que sans ça, tu ne vis pas. Il faut juste passer au dessus. Tout ce que j’ai fait dans ma vie, je l’ai fait parce que je devais le faire. Je n’avais pas le choix, alors je le referai encore et encore. »

C’est un fait, il est difficile de rêver de belles choses quand on est confronté à la précarité de son quotidien. Alors, si en plus de grandir dans une pauvreté monétaire et une carence, de fait, culturelle, on évolue au sein d’un monde régit par la violence autant physique que psychologique, en dehors des carcans habituels dans lesquels l’enfant se moule en adulte, il est naturel d’être condamné à se remémorer le temps où l’on pensait encore avoir un avenir « comme les autres ». Habitué du mélange révolte-tristesse, Kery James visait juste quand il disait que « si tu sens de la mélancolie dans nos écrits, c’est qu’on est d’ceux que la vie en té-ci a meurtri ».

Les meurtrissures de la « vie de rue », Gianni en a et en fait toujours les frais. Entre Romainville et Nemours, le jeune rappeur a évolué là où « les p’tits d’hier ont mal grandi » et « sont devenus des pourritures ». Cette réalité, si ancrée dans le quotidien, pousse l’individu à changer son passé de rêveur – naturel étant enfant – à un présent lucide ; à garder la tête haute, comme attirée par le ciel et la vision onirique qui en découle, mais à baisser les yeux vers le bitume froid, traduction du réel. Par conséquent, emprisonné dans la certitude d’être « des corps sans vie », la mélancolie devient le seul confort vers lequel on y voit « des âmes qui s’enfuient ».

Globalement, la transition de l’individu du bien vers le mal est l’arc de voûte de l’art façon Gianni. Les complexités internes de l’être humain lui servent de leitmotiv, d’abord les siennes puis celles des autres, de ses proches et ex-compagnons d’armes, morts ou trahis : « À 13 ans ; c’est à cet âge que j’ai pris le mauvais virage. Quand tu restes avec des gens plus grands que toi tu découvres des choses et tu vas vouloir faire plus qu’avec des gens de ton âge parce que t’as quelque chose à prouver. Pour certains cela arrive plus tôt, d’autres plus tard. Généralement quand c’est plus tard, ça fait encore plus de dégâts parce que tu ne vois plus la vie pareille qu’à 13 ans. Tu n’encaisses pas les choses de la même manière, et tu ne prends pas le même recul. À 13 ans si tu fais n’importe quoi, tu peux te calmer à 17 ou 18. Par contre à 18 ans tu vas en prison, tu ressors à 20, et à 20 tu continues. C’est un cercle vicieux. Tu retombes toujours dans des histoires. Moi, Dieu merci, je ne suis jamais allé en prison. »

En réalité, Gianni, c’est la féérie froide d’une réalité ensevelie dans un marécage de lamentations. L’innocence d’un enfant confrontée à des rêves impossibles à exaucer ; qui en grandissant, ne trouve lieu que dans le souvenir d’un temps où les moins de vingt ans trouvaient le bonheur dans un sac de billes, un ballon de foot ou bien le sourire d’un grand frère. Devenir adulte n’est pas un âge mais une conception mentale, une question de maturité : »Il y a les problèmes de la vie, et il y a les problèmes de la rue. Les premiers ce sont des problèmes qui te tombent dessus sans que tu n’aies rien demandé à personne, parce que tu viens de x famille…etc. Les problèmes de la rue, c’est parce que t’as adopté ce style de vie-là. On devient adulte à partir du moment où arrivent les problèmes de la vie. Si t’as des problèmes de rue, tu pars d’ici et c’est fini, tu n’en a plus. Il y a  des gens dont les parents sont divorcés, il y a des gens qui ont vécu dehors. Là, ce sont de vrais problèmes. Des trucs auxquels tu ne t’attends pas, que tu ne peux pas prévoir et qui te tombent dessus sans que tu les aies cherchés. C’est là que tu deviens adulte. Je suis arrivé ici à 7 ans, et à partir de 8/9 ans, j’ai commencé à comprendre comment fonctionnaient certaines choses, c’est à cet âge-là que j’ai commencé à avoir une prise de conscience qui m’a rendu adulte plus vite. »

Pourtant, il n’est pas question pour le rappeur de larmoyer ou de s’apitoyer sur son sort, c’est la routine, le quotidien, il ne fait que mettre en exergue le caractère « banal » et – de fait – cynique des problèmes qui l’incombent. En vérité, si sa musique laisse autant place aux sentiments, c’est que le dehors l’oblige à les laisser chez lui : « Dehors c’est méchant. Si tu réfléchis trop, si t’as trop de sentiments… tu te fais manger. Pour faire certaines choses tu ne dois pas réfléchir, même si tu sais qu’à la fin ta mère va pleurer. C’est la survie. Tu vas aller le faire parce que tu le dois, c’est à dire que tu dois laisser tes états d’âme à la maison. » D’ailleurs, ce traitement impudent et brutal de la réalité se retrouve dans l’ensemble de l’oeuvre de l’artiste, et c’est ce qui plait depuis son premier morceau, « Coté Rio », sorti en 2017.

La seule différence, c’est que Gianni n’a jamais voulu faire de la musique son métier : « Si je fais de la musique c’est vraiment par hasard. Quand le morceau est sorti sur Daymolition, j’avais posé le texte un an avant. J’ai réfléchi au maximum avant de me lancer, parce qu’ensuite il n’y a pas de marche arrière. Tu ne vas pas montrer ta tête et partir comme ça. Quand tu fais quelque chose, il faut le faire jusqu’au bout pour voir le résultat final, sinon ça ne sert à rien. Il y a encore deux ans et demi je ne me voyais pas du tout dans la musique. Carrément, parfois je suis au studio, je m’arrête d’un coup et je me dis « Genre là, je fais de la musique. » Il y a des gens, quand ils sont petits ils ont des rêves, des objectifs. Moi, la musique, ça ne faisait ni partie de mes rêves, ni de mes objectifs. Je n’en avais pas particulièrement. Après, comme tout jeunes de cité, j’ai fait du sport, j’ai été bon dans certains sports et on te dit « ça se trouve tu peux réussir », mais la réalité te rattrape et tu ne peux pas. Moi, avant la musique, j’étais plus dans l’optique de vivre au jour le jour. »

Ce concept de hasard est inhérent à sa musique jusque dans la conception des morceaux. Au départ, il n’était pas question d’Auto-tune, de mélodies, de flow lancinant ou de vocalises aigües : « De base je devais poser le texte sur une autre instru, beaucoup plus kickée. Le mec qui devait m’envoyer la production ne m’a pas envoyé la bonne et c’est celle de ‘Côté Rio’ qui est arrivée. En studio, devant le micro, j’ai dis à l’ingé de mettre de l’Auto-tune, je me suis essayé à la mélodie et ça a donné ce morceau. Mais je ne me suis jamais dit, avant de venir, qu’il fallait que je fasse ça. Aujourd’hui, ça a changé, je ne suis plus dans la même optique qu’avant. Je veux que ce que je ressens sur le moment, la personne qui m’écoute le ressente aussi. »

Cette notion d’empathie a séduit le label BlueSky, à l’origine du concept de la série de visuels D.D.M, sigle de ‘Dose De Moi’, son premier EP. Rappel évident à la vente de stup (« J’ai fait tout c’qu’il fallait, frappé toutes les portes, j’en ai mal aux phalanges, personne qui répondait, donc c’est la vente de drogue ou vol à l’étalage ») la « dose » couvre surtout les parcelles d’une vie. L’existence de « l’âme » humaine est une question majeure que se partagent philosophie et science depuis le berceau, et si l’on suit la théorie du médecin Duncan MacDougall, cette « âme » pèserait, si elle existait, 21 grammes. Côté religion, on parle de péchés et de leur poids ; chacun pèse plus ou moins lourd. En bref, Gianni disperse des parties de son âme comme le ferait un Voldemort en TN : chaque morceau se transforme en dose d’un gramme, le iencli est fidélisé devient horcruxe. De 21, le poids passe à 5g.

À la suite de « Coté Rio », Gianni gagne en assurance et s’assume dans la musique. S’enchaînent « La Pelota », « ADN », « À la vie, à la mort », « Même Hood », « Métronome », « Blessé »… La recette est la même, seuls changent l’art et la manière, couplée à une amélioration évidente d’un style qui mûri petit à petit : « Il y a des choses que je pouvais faire mais je ne le savais pas encore. C’est quand tu t’entoures des bonnes personnes, qui développent ce qu’il y’a de plus fort en toi, que tu t’ouvres et que tu te découvres. Au début, j’enregistrais dans le studio de BlueSky. Le premier morceau que j’ai fait là-bas, c’était étrange, je n’étais pas dans le même délire émotionnel que d’habitude. J’avais envie de tout lâcher. C’est une expression de chez nous ça, « tout lâcher » ; c’est à dire que tu parles vraiment de la vie. Ce jour-là, j’ai voulu faire un morceau sur la vie, et depuis ça n’a pas changé. Bien sûr, je parle de la rue, mais jamais pour la glorifier. J’ai préféré garder l’esprit à l’ancienne, malgré le style d’instru et l’auto-tune. Le même message qu’il y’avait avant. Dans ma musique, je veux vraiment développer cet aspect-là : t’es dans la rue, mais la rue te blesse. En sortant dehors, tu te rends un mauvais service. »

À discuter avec l’artiste, dans la MJC du quartier, on découvre un homme profondément vériste, qui ne se plaint pas mais se dit que c’est la vie. Réservé au premier abord, Gianni nous fait comprendre une chose simple mais pourtant centrale chez lui, la musique parle à sa place. Et si la mélancolie est la clé de voûte de son art, c’est qu’elle sert d’exutoire et de catharsis : « Au début je me suis dit ’Tu vas dire ci, tu vas dire ça… Tu vas trop te livrer’. Puis je me suis dit que c’était sans doute le moment d’enfin dire ce que je ressentais. Un jour, un pote à moi m’a dit ‘Gianni, je te vois tous les jours mais je sais rien de toi, on dirait que tu sors de nulle part.’ Alors je me suis dit que les gens allaient en apprendre plus sur moi si je faisais de la musique. En réalité, chacun a des choses dans sa vie qu’il n’a jamais dit à personne. Toi, lui, moi… Plus tu t’empêches de parler de quelque chose, plus ça devient une graine à l’intérieur de toi. Puis, avec le temps elle va germer et les sentiments seront décuplés. Il y a des choses dont tu ne parles pas, mais au fil des années ça te fait de plus en plus mal. Tu commences de plus en plus à réfléchir. Et si la mélancolie est centrale dans ce que je fais, c’est parce qu’après plusieurs années, des choses que je n’ai jamais dites je les mets dans une musique. Et vu que c’est la première fois que ça sort, c’est comme si je le revivais directement. »

Pendant la séance photo, on déambule dans le quartier Marcel-Cachin à la recherche des meilleurs spots. Au croisement de la rue André Malraux, résonne au loin le morceau « Rétro« , à fond dans un petit appartement du deuxième étage. Toute l’équipe sourit mais Gianni paraît n’être toujours pas habitué à entendre sa voix sur les enceintes de ses voisins. C’est aussi qu’à Romainville, les rappeurs se comptent sur les doigts d’une seule main, et cela faisait longtemps que la ville n’avait pas connu un artiste aussi proche d’un succès probable : « Je ne serai pas le premier. Avant moi, il y avait un mec qui s’appelait Kily. À l’époque, YouTube ce n’était pas comme maintenant, les millions de vues ce n’était pas aussi facile. Lui, il faisait déjà du 300.000 facile. Carrément, quand j’ai déménagé dans le 77, il y a un gars que je ne connaissais pas qui venait du 78 qui m’a demandé si je le connaissais. C’est un mec qui a fait des trucs avec Truand2LaGalère. Donc c’est le premier qui a été connu un peu, avant moi. »

Aujourd’hui, après presque deux années officielles dans la musique, Gianni nous donne l’impression d’avoir peur du succès, d’essayer de s’en écarter le plus possible, « moi j’ai toujours eu un problème, c’est que les trucs positifs, je ne m’en rends compte qu’après. Pour l’instant, je me vois juste comme un mec qui vient derrière un micro et qui dit ce qu’il a à dire. C’est tout. Je ne me dis pas qu’il y a une attente autour de moi ». Pourtant, aux vues des réactions positives autour de son freestyle Booska-P et de ses deux derniers morceaux, tout parait concorder de manière à ce que 2019 contrecarre ses plans de discrétion. Courant février, le rappeur sort son premier véritable projet, une mixtape de dix-titres, en solo, majoritairement composée par des producteurs méconnus du grand public. Il décide de prendre le temps dont il a besoin : « Là, ce ne sont que les présentations, ça ne sert à rien d’arriver avec un projet de niveau 3 si je suis encore au niveau 1. Il faut juste s’affirmer. J’ai un schéma en tête. »

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