Homecore, le hip-hop sous toutes les coutures
C’était au début des années 90. Bien avant Bullrot, Royal Wear ou Dia. Homecore vivait dans l’odeur des bombes de peinture, la fièvre des dimanches après-midi au Bataclan, le crissement des platines, l’agitation des Halles. L’effervescence d’un hip-hop que tout le monde découvrait en même temps. La marque brode à l’époque de gros logos sur des sweats à 500 francs, pense des t-shirts sérigraphiés, des blousons universitaires, des futals extra larges et une campagne pub à faire dresser les queues, avec Julia Channel et Joey Starr. Succès, vif et glouton. Puis le tournant, le business étouffant, la folie douce, les réflexions constructives et le joli repositionnement. Vingt-cinq ans d’une histoire qui palpite encore, contée par son fondateur.
Photo : @RickRence
Alexandre Guarneri nous reçoit avec des pantoufles et un sourire très grand. A peine nous a-t-il embrassé qu’il nous entraîne vers une sangle en lycra accrochée à une poutre métallique, trop empressé de nous faire partager son invention. Le Gumjo. Maintenu par le tissu, un volontaire qui passait par-là se retrouve suspendu au-dessus du sol en chaussettes, flotte dans l’air, se balance doucement, soulève son cul, étire les jambes, pose les mains au sol ou se repose simplement, enveloppé dans l’étoffe, sur les douces directives d’Alexandre. Notre attention se disperse toujours vers l’extérieur, dit-il, et le Gumjo la ramène à l’intérieur de soi. « Une plongée dans l’instant présent ». Puis le voilà qui dénoue la courroie et nous place tous gentiment en cercle. Il tend le Gumjo autour de nos corps, l’objet nous enserre. On sent son propre poids, celui des autres, se laisse aller en arrière sans jamais tomber. Gueules d’imbéciles heureux qui découvrent un joujou de bien-être. Alexandre croit avoir créé là une nouvelle forme de hip-hop : « De la même façon, le hip-hop cherchait à s’élever de l’instant présent, à proposer quelque chose de positif, à construire une autre manière d’être ensemble ».
« On s’est pas mis à faire des sapes pour faire de l’oseille mais pour nous, pour représenter ce qu’on était, ce qu’on faisait, cette culture qu’on kiffait».
Avec ses billes azur toutes rondes qui accrochent, son entrain qui contamine, sa façon d’écraser l’espace et d’habiter ses propos, Alexandre Guarneri nous ferait faire n’importe quoi. Une drôle d’aura, aussi lumineuse que désarmante, nourrie peut-être des mille vies qu’il semble avoir vécues. Alexandre a grandi à Bobigny, dans une caravane plantée au fond d’un terrain sur lequel son père projetait de construire une maison. Il a quinze ans lorsqu’un type ondule spectaculairement ses bras et dessine une vague sous ses yeux. Il vient de découvrir le hip-hop. Sur les sets de DJ Chabin « au Bata » et dans les Zulu parties du terrain vague de Stalingrad, ça se contorsionne, ça tourne sur la tête, ça graffe, ça rappe en yaourt sur les morceaux kainris, ça scande « Peace, Love, Unity & Having fun » et ça le remplit tout entier, Alexandre. Un jour, il rencontre Steph Cop, un graffeur qui barbouille les murs de Paris avec Joey Starr et Meo, le possee Control of Paris. Ensemble, ils montent une petite affaire de t-shirts, qu’ils vendent chez Ticaret et Galerie 92. « Ça se vendait pas du tout, on faisait zéro oseille ! », se marre Alexandre. Mais le démerdard s’est trouvé un business plus juteux, qu’il mène en parallèle. En décembre 1989, il revient d’un voyage à New York avec deux valises remplies de baskets, qu’il s’en va refourguer à ses boutiques partenaires. On lui en offre 24 000 francs. « J’avais dépensé en tout et pour tout 17 000 francs à New York, en comptant les billets d’avion etc. Ce qui veut dire que j’avais gagné 7000 francs. C’était dingue ! De là, tous les mois j’allais à New York pour acheter des sketbas, parfois je faisais même juste l’aller-retour dans la journée ». Alexandre ouvre sa première boutique avec Steph à Châtelet, à vingt ans, grâce à l’argent de la revente des baskets. Dedans, le tandem met ses t-shirts et une flopée de produits introuvables en France. Quand les deux loustics réalisent que d’autres commencent à copier leur concept, ils se décident à créer leur propre marque. « On fait d’abord des trucs sans avoir de vision, on fait n’importe quoi, un pantalon, un sweat … ce qu’on voit à la télé en fait ». Alexandre et Steph brodent ou sérigraphient des pièces achetées toutes faites, sans prendre la peine d’arracher l’étiquette d’origine. Le nom Homecore viendra en 1994. A l’époque les b-boys portaient des marques de sport, Fubu n’existait même pas encore.
« J’étais pas compris dans mes trucs, j’étais juste devenu un mec qui s’accrochait dans la rue, qui cassait les couilles à tout le monde ».
Un pote à lui a ramené de vieux trésors de la décennie 90 : des pulls, des sweats, un bomber en laine, une compil’ de rap français (« L’album Homecore »), une cassette VHS … Alexandre observe le bric-à-brac avec une nostalgie tendre. « Tout ça, ça a été fait au Portugal », dit-il en dépliant les sweats aux couleurs un peu fanées. « Et les broderies aux Etats-Unis. Ça coûtait vingt dollars la broderie. C’est pour ça que nos produits étaient reuch ». La passion bavarde, Alexandre se perd souvent dans le cours de son récit (« On en est où là déjà ? »), on l’écoute digresser avec un plaisir coupable. Il reprend le fil : « On s’est pas mis à faire des sapes pour faire de l’oseille mais pour nous, pour représenter ce qu’on était, ce qu’on faisait, cette culture qu’on kiffait». A peine lancée, la marque « défonce tout ». Le hip-hop était alors libre comme Gucci Mane. On ne le marchandisait pas vraiment. C’est l’arrivée du gangsta rap, soutient Alexandre, qui a conduit à la « stéréotypisation » du mouvement. « Là on se met à dire que le hip-hop c’est des renois dans une voiture avec des meufs à poil derrière, de l’argent et de l’alcool qui coule à flots. » Alexandre ne s’y retrouve pas. Puis des marques dites de streetwear viennent les pomper sans gêne, et des acheteurs débarqués leur content malhonnêtement fleurette. Alors il essaie autre chose, des chemises, des vestes, des sacs et des pantalons plus ajustés. Entend à peine les incrédules qui lui demandent ce qu’il fout et lui rappellent qu’ils ne sont pas des meufs quoi. Lui veut faire son truc, un truc qui dirait quelque chose. Quelque chose à propos du hip-hop. Il dirait « Peace, Love, Unity & Having fun ». « Je me suis demandé comment faire ça. J’ai décidé de prendre la ste-ve du geois-bour et de la faire dans la matière de la caillera, le survêtement. Ca a donné le costume-jogging ». Alexandre écrit « We don’t play » en grosses lettres au dos de la pièce, comme « on ne joue pas au jeu de la société qui cherche à nous mettre dans des boîtes », et un mantra sur l’étiquette : « Homecore, être en harmonie avec soi-même et avec le monde qui nous entoure ».
A la réflexion, sa démarche n’est pas bien aboutie. Alexandre cherche à s’en faire mal au crâne, concentre ses pensées filantes pour trouver des réponses, un trait d’union entre les hommes, un lien indiscutable. C’est là qu’il se souvient des planches d’anatomie des cours de biologie. Debout dans son salon, il ferme les yeux, visualise son squelette et respire profondément. Le voilà qui étale ses mains par terre, se place à quatre pattes. Ça le prend comme une envie de pisser. Il attrape le pied de la chaise, grimpe dessus, escalade partout autour de lui. Une drôle d’énergie l’absorbe jusqu’au bout des orteils. Il perd la notion du temps. « Tout à coup, la connexion entre le corps et le monde qui l’entoure devenait organique ». Le lendemain, au bureau, Alexandre touche tout le monde, croit pouvoir les convaincre sans peine : regardez c’est le squelette avant tout le reste. On le mate bientôt de traviole comme un fou sans ordonnance, soupçonne la drogue, ou l’alcool peut-être. Mais Alexandre continue, ses vêtements se réfléchissent autrement. « Les sapes on s’en fout en fait, ça doit être simple ». Il coud des étiquettes blanches sur une collection, noires sur la suivante, puis conçoit des sacs fermés par un cadenas contenant juste le nécessaire. Retour à l’essentiel. Son travail devient plus personnel, thématique, politique parfois, comme avec le graffeur Lokiss. Steph ne dit rien, s’éloigne peu à peu en douce. Ce n’est pas le seul. La nouvelle direction échappe aux lieux communs. Ca ne prend pas. En 2006, Alexandre met presque la clé sous la porte, dessine toujours mais refile Homecore en licence à un italien. Il s’enfonce tranquillement dans sa débauche spirituelle, le Gumjo, les inconnus qu’on serre un peu trop fort, les idées loufoques qu’on exprime bruyamment et le bien qu’on essaie de faire maladroitement. Jusqu’au réveil brutal, à la prise de conscience un grain honteuse. « Je me suis rendu compte que la manière d’exercer ma mission ne fonctionnait pas. J’étais pas compris dans mes trucs, j’étais juste devenu un mec qui s’accrochait dans la rue, qui cassait les couilles à tout le monde ». Alexandre a deux enfants et pas d’argent. L’italien l’arnaque, lui verse un pourcentage variable selon l’humeur. Réagir, tout recommencer. Découdre et repiquer.
« Les sapes faut que ça serve à quelque chose, c’est pas juste pour bé-flam »
En 2008, Alexandre rachète sa marque. Il remet tout à zéro, en soliste, sans employé, sans Steph. « J’introduis les résultats de la réflexion que m’a amené le Gumjo. Je décide de ne plus en parler avec les gens autour de moi, de continuer à pratiquer de mon côté et de structurer toutes ces choses que j’ai en moi dans le vêtement ». Il ajoute des liens de serrage sur des sweats pour redresser la posture, une surpiqûre rouge le long de la colonne vertébrale, des lignes qui soulignent la clavicule ou des cordons sur les pantalons pour définir le centre de gravité. Puis « les sapes faut que ça serve à quelque chose, c’est pas juste pour bé-flam ». Alexandre détermine des formes de bases qui vont à tout le monde, imagine des pièces pour quand il fait froid, quand il pleut et quand il fait beau. Il touche les tissus, ressent la matière, étudie les couleurs. Faut que ça vibre. Il produit au Portugal des vêtements doudous qu’on a envie de caresser, des pièces cocons qu’on veut enfiler. Du basique léché, de la souplesse cintrée, de l’élégance confortable. Alexandre décroche une veste workwear marine de son cintre. « A l’intérieur de chaque pièce, il y a une surprise ». Il l’ouvre pour révéler une doublure toute en détails : laine bouclée, poches plaquées et empiècements contrastants. « J’ai découvert que je pouvais beaucoup m’amuser avec les intérieurs ». Homecore se restructure peu à peu, ils sont aujourd’hui six ou sept salariés. Lui qui habillait NTM, Busta Flex ou Vincent Cassel s’émeut un peu de ce que Reda Kateb est passé à la boutique la veille.
« C’est quoi ça ? » Je lui tends deux petits rectangles en plastique, jaune et vert, parmi les vieux trésors du pote. « Ça », ce sont des « boîtes à malice », pour y glisser des messages d’amour à qui on veut. Alexandre en saisit une. « Homecore, c’est la passion et la négation », dit-il en passant son doigt sur la croix et la flamme de l’ancien logo, gravées sur deux faces, « et quand t’arrives à faire d’un élément et son contraire un seul et même élément, t’arrives à la neutralité qui te permet de trouver l’amour en toute chose ». Il retourne la boîte et s’arrête sur deux cœurs, les mêmes que l’on retrouve aujourd’hui partout sur les étiquettes de la marque, sans avoir vraiment réalisé que son geste à lui seul venait de résumer joliment toute l’histoire.
Homecore
9 Rue de Marseille
75010 Paris