Jean-Michel Correia : « C’est fini l’époque du bling-bling, même chez les voyous »

Ancien voyou incarcéré devenu couteau suisse du Septième art, Jean Michel Correia est en ce moment à l’affiche de Sous X, film noir introspectif teinté de drame social qu’il a lui-même écrit et réalisé. A la manière d’une chronique urbaine en partie vécue, celui qu’on surnomme JMC raconte les contradictions d’un braqueur en quête d’identité, de retour à la cité après neuf ans de placard, tiraillé entre velléités de réinsertion et appels du pied de l’illicite. Alors que son premier long-métrage constitue une des bonnes surprises cinématographiques de ce début d’année, ce conseiller technique de Jacques Audiard (Un Prophète) revient sans tabou sur son parcours atypique, la vie de quartier, sa vision d’un cinéma urbain naturaliste aux antipodes de Scarface. Entretien fleuve avec un ambitieux aux allures discrètes mais à la bonhommie attachante, qui nous a reçus à Châtenay-Malabry, au cœur de la cité qui l’a vu grandir, devenue décor principal du film.

Crédits photos : Luis Felipe Saenz & © PAN-EUROPEENNE – Photos : CLARTE NOIRE

 

 

Peux-tu nous expliquer ton parcours, et comment tu t’es retrouvé dans le cinéma ?

J’ai grandi dans le quartier où t’es en ce moment. Adolescence turbulente, petits engrenages, après quelques années de prison (ndlr : deux fois incarcéré, pour un total de 8-9 ans), une période de transition, pas mal de voyages à l’étranger également. Début des années 2000 j’étais devenu papa. Et là, j’ai un ami dans le cinéma, qui était directeur de production qui m’a dit « avec la vie que t’a vécu, il y aurait de quoi écrire des histoires, des scénario de films ». C’est vraiment via l’écriture que je me suis tourné vers le cinéma, c’est vrai qu’à l’école j’avais un profil plutôt littéraire. Durant mon enfermement j’ai repris mes études, j’ai participé à des ateliers d’écriture qui m’ont beaucoup servi. Entre ma sortie et mes premières approches avec le cinéma, il y a eu plus de dix ans qui se sont écoulés.

A cette époque, quand tu commençais à écrire, c’était pour le plaisir ou t’y croyais vraiment ?

Pas mal de fois mon pote directeur de production m’encourageait à me lancer. Et il y a eu un moment je me suis pris au jeu avec la fièvre du débutant, j’ai commencé à écrire de nuit, j’ai commencé à aimer ça. Et à mesure que je produisais du contenu, je rencontrais des gens à qui je faisais lire, et par ces rencontres, j’ai eu la chance de commencer à bosser dans le milieu.

C’est pas trop dur de se faire sa place dans ce milieu quand on n’est pas « un fils de » ?

Franchement je vais abonder dans ton sens. Il y a des réalités, c’est un milieu un peu fermé. Mon ami m’a ouvert des petites portes et j’ai eu la chance de rencontrer des gens qui étaient légitimes dans ce qu’ils faisaient, donc j’ai rencontré Jean-François Richet (ndlr : le réalisateur de Ma 6-T va cracker, le diptyque Mesrine), je lui avais montré mes textes, on a bien accroché. C’est d’ailleurs le premier qui m’a fait bosser, à la régie. Et même si on s’entendait bien, je sentais bien dans l’équipe qu’il y avait des gens qui ne me trouvaient pas à ma place. Puis après j’ai rencontré Jacques Audiard, quand il commençait à travailler sur Un Prophète, avec Thomas Bidegain aussi. Ils m’ont intégré dans le projet comme conseiller technique puis Jacques m’a pris avec lui à la mise en scène, et ça m’a ouvert de nouvelles perspectives dans ma carrière.

 

 

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Qu’as-tu appris aux côtés de Jacques Audiard ?

Aussi bien à titre personnel que professionnel, c’est quelqu’un d’exceptionnel. Super intelligent, super instruit, sensible, généreux. Quand tu le côtoies, t’as envie de bien faire les choses, il te transmet ce désir d’excellence. Professionnellement j’ai tout appris de lui. Il m’a fait confiance en me donnant des responsabilités, j’ai eu des décisions à prendre, des indications à donner. Sur la mise en scène, je tiens de lui mes petites références, où de manière empirique je m’inspirais de sa façon de diriger ses comédiens, de les aborder, de leur donner des indications en employant toujours le bon mot, avec une bonne précision dans ses intentions, c’est assez magique. Après chacun agit avec sa personnalité, ses bagages intellectuels et culturels, et c’est évident que les miens sont différents de Jacques ! D’ailleurs il m’a fait découvrir de nombreux films et artistes.

Quel est selon toi l’impact de Un Prophète dans le cinéma français ? Dans quelle mesure ce film a permis d’ouvrir des portes à d’autres thématiques, autrefois mal abordées dans l’imaginaire collectif ?

Thématique je ne sais pas, car somme toute, il y a eu de nombreux films sur la prison. Après jamais avec autant de pertinence. Car la pâte de Jacques c’est pour le coup d’avoir voulu aborder le thème carcéral de manière très naturaliste, il voulait vraiment que sa fiction soit ancrée dans une ambiance crédible. Trop souvent les gens font des films sur la prison en s’inspirant des films précédents dessus qui eux-mêmes s’inspiraient du film américain dessus, et donc ils se retrouvaient souvent en décalage par rapport à la réalité. Et puis il a quand même créé une impulsion considérable en lançant une nouvelle génération d’acteurs, notamment Tahar (Rahim) d’origine « périphérique », ou encore Reda (Kateb). Il y avait que lui qui pouvait se permettre de faire ce casting de ouf, mais il a eu le cœur et l’intelligence de le faire. C’est un bon coup d’élan, car après cette génération d’acteurs, il y aura peut-être une nouvelle vague de scénaristes et de réalisateurs derrière.

 

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T’évoques la crédibilité des ambiances de film. Justement, quand on aborde des thématiques urbaines complexes, et c’est notamment le cas dans Sous X, avec l’univers des banlieues et leurs trafics, comment arrive-t-on à éviter les écueils de la caricature ou de la complaisance, qui au final nuisent à la crédibilité du projet ?

Avec Sous X, je voulais quand même faire une fiction de voyous, mais autour de ça j’avais la volonté d’intégrer de vrais instantanés de la vie de mon quartier tel qu’on peut la vivre. Dans ma vie de tous les jours, je suis souvent encore dans le coin, je n’ai pas encore quitté « la communauté » et c’est pas pour rien que j’ai tourné dans ma cité, en décor réel, chez mes parents, chez des voisins, beaucoup de gens de la cité ont été impliqués dans le projet, à la technique, à la régie. Toutes ces choses ont contribué à créer des vraies représentations de vie de quartier. Dans le film il y a une fête de quartier, il faut savoir que c’est un fête organisée tous les ans via une association qu’on a créé il y a pas mal de temps. Et pour le tournage, on a fait coïncider les dates de cet événement avec le tournage, ce qui fait que l’énergie est réelle, qu’on n’est pas dans de la reconstitution avec des figurants etc. Et c’est finalement un peu le principe du film, les fêtes qu’on tournait étaient assez naturelles [rires].

Mais derrière ce côté familial et artisanal de quartier, on sent une vraie ambition dans le projet.

C’est incontournable. J’ai effectivement l’ambition que beaucoup de gens issus des quartiers se sentent représentés quand ils voient ce film.

Tu penses que le cinéma français aborde de mieux en mieux les thématiques urbaines ?

C’est délicat de donner un avis là-dessus, mais j’ai l’impression que les choses avancent. Je trouve que dans la comédie, qui est un genre où l’on peut facilement s’identifier, il y a du progrès. Omar Sy est un bon exemple. Avant Intouchables, il jouait le rôle d’un médecin avec Olivier Nakache et Eric Toledano. En France, c’est un travail de longue haleine, et il y a encore des progrès pour que les représentations au cinéma soient en phase avec la réalité de notre société aujourd’hui. Car même si je déteste citer les Etats-Unis et ses quotas ethniques en exemple, ça fait quand même plus de dix piges qu’ils arrivent à mettre un président noir crédible à l’écran.

 

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Dans ton film, le héros, Jean-Jacques, se cherche, que ce soit d’un point de vue moral, professionnel, sentimental ou culturel. Finalement, Sous X est-il un exutoire personnel ? 

Consciemment, je serais tenté de te dire non. Après depuis que je commence à écrire, c’est toujours la même histoire qui reste, mais décliné de manières différentes. Et même si j’ai commencé à écrire sur d’autres projets, j’avais vraiment l’impression que c’était une étape obligée pour évoluer.

Autrement dit, il y a une dimension thérapeutique dans l’écriture ?

Ca reste une fiction, heureusement que je n’ai pas rencontré toutes les situations que doit affronter Jean-Jacques ! Après oui, c’est quand même plaisant via l’écriture d’essayer de retrouver dans sa mémoire des moments ambigus et douloureux pour en faire quelque chose de constructif.

Ce fil rouge scénaristique de quête personnelle, est ce que c’est un prétexte pour parler d’une France et de ses quartiers qui se cherchent aussi ?

Il y a des problématiques sur les quartiers. Mais après ce n’est pas le thème central du film, ça aurait nécessité un autre travail. C’est vrai que j’ai essayé de distiller des moments de réalités sociales. Dans ces quartiers se concentre une somme de problèmes économiques, culturels, sociaux, avec de la précarité, donc forcément ça fermente des épiphénomènes violents et brutaux. Après si on observe sereinement les choses, quand tu vois les millions de gens qui vivent en quartiers, et les millions de problèmes qui s’y trouvent, je pense que dans l’ensemble, on s’en sort plutôt bien. Justement parce que dans ces quartiers il y a une entre-aide, une solidarité, parfois un système D, mais c’est une soupape qui permet aux gens de continuer à vivre dans des conditions difficiles. Dans le film je dis que j’avais l’impression que depuis les années 80, rien n’avait vraiment évolué. A travers le film, je montre des petits instantanés de ces problématiques sociales, sans avoir la prétention de les résoudre.

 

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Il y a justement une scène qui peut paraître anodine mais que j’ai trouvé forte, c’est quand les jeunes filles qui organisent la fête du quartier viennent demander de l’argent aux grands frères qui tiennent les trafics de drogue à la cité, en disant ne plus rien attendre des subventions locales. Cette illustration de la faillite de l’Etat et des autorités publiques, c’est un avertissement, un cri d’alarme, ou un fait banal de quartier ?

C’est un mix entre parti-pris artistique et la réalité. Là aujourd’hui, on est dans les locaux d’une association, il y a des moyens qui sont alloués pour avoir une certaine activité sociale à destination des jeunes. On fait de l’aide au devoir, il y a des ateliers famille, il y a une vie qu’il faut encourager. Je voulais mettre cette scène sans en faire des tonnes, car il n’y a pas si longtemps ça a pu arriver dans l’histoire de cette asso, et c’est le cas dans d’autres quartiers. Il y a une activité de trafics illicites aussi, mais on ne peut pas en vouloir à quelqu’un de vouloir améliorer son niveau de vie et qui parfois veut redistribuer dans la vie de quartier.

Dans le film, on voit que le héros du film, Jean-Jacques, s’est converti à l’Islam. Selon toi, cette tendance spirituelle qu’on voit dans les quartiers est exagérée et mal interprétée dans les médias ?

Par rapport à la réalité de mon quotidien, je ne ressens pas de pressions particulières de telles ou telles religions. Je côtoie des croyants, je suis moi-même musulman. Après chacun a son degré d’engagement spirituel. Mais effectivement je pense qu’il y a un décalage dans la perception des médias, après c’est le cas dans plein d’autres domaines, notamment la délinquance. Sur mille personnes qui vivent dans un quartier, tu dois avoir dix jeunes qui trainent, après il y a en a peut être quatre qui sont dans le biz, dont deux de manière périphérique et deux autres qui y sont ancrés vraiment de manière définitive. Ca c’est une réalité, mais ça représente une part infime de ce qui se passe dans les quartiers. On ne nous fait pas des émissions sur des gens de banlieue qui se lèvent le matin, qui travaillent et qui construisent du positif, car ça ne fait pas d’audience. Et même d’un point de vue politique, t’as des effets d’annonces électoralistes à tout va qui divisent les gens, alors que ça ne reflète pas la réalité du quotidien. Au quartier il y a des mélanges, du métissage. Ce n’est pas parfait, mais tant que tout le monde se respecte, les gens arrivent à travailler ensemble. On parle de quartiers chauds, de zones de non-droit, mais honnêtement, t’y vas cent fois, t’es poli, tu rencontres les gens, et rien ne va t’arriver.

Quand tu vois des éditorialistes ou des intellectuels qui parlent des banlieues sans vraiment les connaître, ça ne te donne pas envie d’intervenir sur le débat public médiatique ?

Pas spécialement. C’est pas parce que je viens de sortir un film que je me sens d’une légitimité particulière. Après on échange au quotidien, on discute au quartier. Et puis le tourbillon médiatique, ça peut vite devenir assez scabreux.

 

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Le film s’ancre dans un décor urbain de la cité, l’intrigue amène aux trafics de drogue, avec également l’ambiance de la Costa del Sol en Espagne. Je ne peux pas m’empêcher de penser à Tony Montana, qui est un personnage qui fascine chez les jeunes depuis des décennies, et ce notamment dans les quartiers. Tu penses que ça risque d’être le cas encore longtemps, ou la France va pouvoir créer des icônes culturelles concurrentes au cinéma?

Je ne suis pas sûr que ça ait autant d’influence sur le quotidien des gens. Je ne pense pas qu’un mec va commencer à faire du business parce qu’il a vu Scarface. En termes d’icône, le cinéma français en a déjà. Et puis Scarface, ça date, il y a des références plus actuelles. Quand je discute avec les jeunes, ils me parlent plus de Marlo dans The Wire.

Dans Sous X, Jean-Jacques c’est l’anti-Tony Montana.

Bien-sûr, c’est une tentative artistique qui se veut ancrée dans une réalité actuelle. Scarface, c’est une genre cinématographique qui était super bien fait. Mais aujourd’hui, c’est un modèle révolu, il y a une autre manière dans le business, c’est plus « fais des thunes, fais du bien à ta famille, sois discret ». C’est fini l’époque du bling-bling, même chez les voyous. L’oseille, ils essaient plus de l’investir que de vouloir briller à tout prix.

Si on revient au film, on s’aperçoit que les morceaux de la bande-originale ne font pas office d’habillage sonore direct, mais se retrouvent directement intégrés dans la captation, comme si la musique faisait partie intégrante du décor. Tu peux expliquer cette démarche ?

C’est vrai que c’était une volonté vraiment réfléchie. L’habillage sonore ça fait du bien, surtout à certains moments, mais pour rester en cohérence avec ma démarche naturaliste, je me suis dit « on va rester brut ». Avec la bande originale, j’ai fait deux dédicaces cinématographiques. Une à Ma 6-T Va Cracker et l’autre à La Haine. L’une qui sort d’un autoradio et l’autre qu’on entend dans une fête. Les morceaux restants sont des inédits. Soit ils sont réalisés par Cut Killer qui a assuré la supervision musicale du projet, soit ce sont des titres interprétés par des rappeurs de Châtenay, avec Baladib, Diro, Double S.

Quels sont tes futurs projets ? Peut-on imaginer une suite à « Sous X » ?

Non, je ne pense pas qu’il y aura de suite. A moins qu’on me fasse un pont d’or [rires]. Je travaille sur un scénario d’évasion, et un autre dont le personnage principal est une femme, où j’ai envie d’apporter une autre esthétique, tout en restant dans le même univers urbain. Après ce qui est beau dans le cinéma, c’est que tout est possible, donc peut-être faire une bonne comédie, j’y pense aussi avec quelques potes.

 

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