Jacquemus, entre terre et mère

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Bien accrochée à ses racines, sa marque n’en finit plus de grandir. Elle a l’accent qui chante et l’humeur légère. Solaire, poétique et culottée. Simon Porte Jacquemus aime le beau, vaguement brouillé au boucan. Parce qu’il vient de là où la langue est franche et les rires sont gras, là où les âmes sont spontanées et les façons sans fard. Nouveau prince de la mode et peut-être futur roi, le créateur tombe Beyoncé, Kim Kardashian, Céline Dion, Selena Gomez et Rihanna. Nous l’avons rencontré.

Photos : @bilalelkadhi

« Ça se méritait, Marseille. Ma mère me conduisait au bus du village, qui m’emmenait à Aix-en-Provence. D’Aix-en-Provence, je prenais un autre bus jusqu’à Porte d’Aix, à Marseille. Et de là, je marchais le long du port et de la corniche pour aller me baigner. Tout le monde préférait aller à Aix-en-Provence mais moi je trouvais ça trop bourgeois. J’aimais trop Marseille. » Il dit ça en beurrant ses tartines, avec son regard tout doux et son sourire très grand. Sa gentillesse enveloppe, elle contamine. Simon Porte Jacquemus a grandi dans une vieille maison provençale, plantée devant des étendues de pommiers. Là-bas, à Mallemort, un village minuscule du Lubéron. Il se souvient de la Coupe du Monde 98, à huit ans. La télé sur la terrasse et le vieux pick up du père, où ça gueulait son bonheur à vingt derrière. Il rembobine l’époque collège et son lot de moqueries, aussi. « Parce que j’étais différent. Parce que je m’habillais d’une manière spéciale. Parce que je parlais fort. Parce que je revendiquais des choses. Parce que j’étais efféminé. Parce que je chantais. Parce que je dansais. Parce que j’étais beaucoup. » Surtout, Simon rejoue ses rêves de capitale, qu’il fantasmait façon Demoiselles de Rochefort, avec des corps qui dansent et des artistes qu’on croise un peu partout. « Je m’étais fait une image de fou de Paris… Et quand je suis arrivé à 18 ans, je me suis dit ‘oh putain de merde’. J’étais trop content et, en même temps, je trouvais ça triste. »

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Dans le Sud, le soleil lui caressait l’âme. À Paname, ses rayons se planquent sous un voile gris. Simon découvre des mines tendues, des bouches fermées et des regards qui s’évitent. Lui qui portait des couleurs flashy commence de s’habiller en noir. Un mois plus tard, il perd brutalement sa mère. Son monde s’effondre, et puis se reconstruit. « J’étais maintenant conscient que tout pouvait s’arrêter du jour au lendemain. Que parfois, on n’avait pas de deuxième chance. Je ne voulais plus perdre une minute. » Dans la foulée, le garçon crée Jacquemus, comme pour lécher sa plaie. Marmot, le fils de fermiers s’assumait moyen campagnard. À présent, il dresse ses origines en étendard. « C’était important de dire haut et fort : je suis d’ailleurs, de nulle part. Je pense que ça faisait du bien à entendre. Tout le monde ne parlait que de la Parisienne, j’en pouvais plus. » Jacquemus raconte une autre femme. Une qui sent les beaux jours et la lavande, très tchatcheuse et sensuelle. Une qui ne rentre pas tout bien dans les cases, se laisse facilement saisir. « Peut-être qu’on ne peut pas acheter mes pièces mais on peut comprendre l’univers, et se sentir en faire partie. »

« Je n’ai jamais été un suiveur »

Ses créations contrarient celles qui compliquent, intellectualisent, se prennent au sérieux. Elles vivent dans l’air des balades à vélo, l’effervescence du marché, les champs d’abricots.
Là où dans les défilés on accumule, on superpose, Jacquemus se contente d’une seule pièce forte à la fois. Lisible, en majesté. Faussement simple, au vrai sophistiquée. Les robes et les chemises sont drapées, froncées, nouées, déstructurées. Ça remonte les fentes jusqu’en haut des cuisses et descend les décolletés sous les seins lâchés. Les mailles et les manteaux se portent juste dessus la peau. Corps révélés, fétichisés, qui ne s’encombrent de rien. Le designer crée comme ça lui chante, comme ça lui vient. « Je n’ai jamais été un suiveur. Quand tout le monde faisait des hoodies, j’ai fait les santons de Provence. Quand tout le monde s’est mis à faire des baskets, je me suis mis à faire des talons pointus. »

Simon contient comme il peut les prix de sa mode luxueuse et bien coupée. Son best-seller est un micro sac, trop riquiqui pour loger un iPhone. Simon l’a baptisé « Chiquita », sans clin d’œil à Jul. Le rappeur phocéen lui attrape le cœur, pourtant. « Je trouve que ses textes sont beaux parce qu’ils sont vrais. C’est pur, c’est poétique. Quand je l’écoute ça me fait du bien, je me sens chez moi. J’ai beaucoup de respect et de tendresse pour lui. » Le voilà qui fredonne son tube, puis s’emballe pour le « Djadja » d’Aya Nakamura. Mais pour tous les jours, Simon préfère plutôt Booba.

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Ses goûts penchent souvent du côté de ceux qu’on aime hiérarchiser tout en bas. Ceux qu’on complexe, ceux qu’on snobe. « Sous le Soleil », les années 80, un survêt bleu OM. « J’absorbe énormément de choses et je n’ai pas peur de cette culture-là. Je n’ai pas peur de mettre ‘Bo Gosse’ [de Disiz la Peste, ndlr] à mon défilé et de passer pour un plouc aux yeux de certains. » Présentée en juin dernier sur le sable d’une calanque, sa première collection homme empruntait sa dégaine aux gitans et aux kékés des plages. « Je parle des clichés du Sud sans tomber dans le cliché. Ils m’inspiraient, tous ces mecs que je connais, avec lesquels j’ai grandi. C’était pas juste un délire. » Simon embrasse et sublime l’esthétique sudiste, la celle-qu’on-dit vulgos. Ce qu’il s’en fout de l’à-propos.

Sa mode conte des histoires à regarder, parce que « sans histoires, il n’y a pas de mode. Un vêtement, c’est creux. Je m’inspire de souvenirs, d’ambiances, de gens qui passent. » Simon cause en cherchant au-dehors des scènes aux airs cinématographiques. Ses looks se pensent comme des tableaux à photographier, liker, reposter. Un chapeau XXL, un ensemble rose bonbon, des talons boules, un slip sans pantalon. Ils interprètent une ouvrière en grève, une vendeuse de glaces, une bomba du Midi. Simon dit qu’il ne sait pas écrire, mais mettre en images. Ça a été son truc depuis toujours, grâce aux réseaux sociaux. Un Skyblog plein de lui, d’abord, sous l’alias Supergogol. Un Myspace, ensuite, habillé de photos sur des bandes-sons genre scandinaves. Puis un Tumblr, où ses posts se partageaient jusqu’à 1 million de fois. Un Instagram, enfin, où sa vie, ses inspirations et ses collections se lisent par trois. Compte d’influenceur à 750k, qui confond la marque et son fondateur. « Parce que c’est mes tripes, que Jacquemus c’est moi. Quand ça ne sera plus moi, ça ne sera plus Jacquemus. C’est ma vie que je raconte, ma biographie. » Sur les réseaux, le DA a croisé tout un tas de gens. Des potes, des collaborateurs, ses muses, son mec. Il y reçoit chaque jour des messages par dizaines, de gamins pleins d’espoir qui veulent marcher sur ses pas.

« Quand ça ne sera plus moi, ça ne sera plus Jacquemus »

Simon raconte comment ç’avait pas été une affaire, de faire vivre Jacquemus au départ. Seul, hors sérail, sans fric. Quand il contactait les journalistes sur Facebook, orchestrait des happenings avec ses copines, défilait en même temps qu’il vendait des vêtements. « C’était hyper dur mais c’était bon, parce que tout pouvait se passer. Le monde s’ouvrait à moi. » La presse s’emmerdait dans les beaux défilés parisiens bien rangés, qui ne débordaient pas. Elle s’est toquée bien vite de cette jeune pousse toute naïve, à l’envie grosse comme ça. Sa marque a forcé les portes, poussé les murs. Elle s’entasse aujourd’hui à quarante dans des bureaux devenus trop étroits. Se questionne sur les manières de soutenir sa croissance éclair, sans perdre son statut indépendant. Les empires du luxe lui content fleurette, à Simon, mais il a encore trop à dire dans sa propre maison. Porte-voix d’une génération bouillonnante qu’on appelle Y, il chasse doucement les fantômes de Christian Dior ou d’Yves Saint Laurent. Son label lui avait coûté le prix d’une mobylette, à sa création. Aujourd’hui, il lui rapporte 10 millions. Le jeune crack a perdu un peu de naïveté, en chemin, mais jamais vraiment son entrain.

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Chaque défilé est une grande fête, après que la pression se déboutonne. Pleine d’une joie mousseuse qu’on peine à cuver. « C’est pire qu’un mariage, c’est l’explosion. » Simon s’amuse de ce qu’on lui demande s’il se sent “jeune”, rapporte comme son cousin et sa petite sœur moquent ses vieux os de 28 ans. Le créateur se marre en faisant le signe Jul et des gestes thug n’importe comment. Et alors qu’il nous saluait sur un dab, on a compris. Si sa mode a le cœur récréatif, c’est parce que, dedans, il est resté un enfant.

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