Y aura-t-il un avant et un après « APESHIT » ?

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Tourné au Louvre parmi les plus grands chefs d’oeuvres de la peinture classique, la vidéo du track « APESHIT » de Jay-Z et Beyoncé (The Carters) a vraisemblablement mis tout le monde d’accord sur un point : elle rappelle que les Noirs ont trop longtemps été les grands absents de l’histoire de l’art (et de son marché) et qu’il est temps que cela cesse.

Pour accompagner la sortie de leur album commun, EVERYTHING IS LOVE, Beyoncé et Jay-Z ont sorti le clip de leur track « APESHIT », qui a donné du fil à retordre aux exégètes les plus fidèles de la raposphère. Ok, l’idée du clip n’est peut-être pas si innovante à y regarder par deux fois, et son propos n’est peut-être pas évident pour tous. Mais les Carters et les artistes dont ils s’entourent posent petit à petit les jalons d’un monde de l’art nouveau… Y aura-t-il un avant et un après « APESHIT » ?

16 juin 2018 : la Beyhive est en ébullition, mais des historiens de l’art tirent la gueule. Inutile d’insister sur le lien de cause à effet : le nouveau clip de Beyoncé et Jay-Z a.k.a. The Carters a fait le tour de la planète et a déjà été passé au rayon X par des dizaines de journalistes studieux. La vidéo « APESHIT » a été tournée au Musée du Louvre les nuits du 31 mai et du 1er juin entre 22h30 et 6h30 du matin dans le plus grand secret — de ceux que seule cette forteresse de la culture européenne et ex-palais royal peuvent garder. Y’a pas à dire, ça fait son petit effet. À 17 500 dollars la location à la journée (d’après le New York Times), on peut même légitimement se demander à quel pourcentage s’élève la part de frime dans la démarche du couple. Un bon score a priori, mais pas assez pour empêcher l’impact de leur propos.

La jeune génération ne s’intéresse pas vraiment à l’art dit « classique » — et pourquoi le ferait-elle quand une grande partie en est exclue pour les raisons que l’on sait —, les oeuvres du Louvre ont pour la plupart été irréparablement pillées pendant la colonisation, les rares personnages noirs qui apparaissent sur les tableaux anciens sont des esclaves ou des servants… Finalement, la démesure du clip des Carters n’est pas si compliquée à justifier. À l’instar de l’artiste noir américain Fred Wilson et de son exposition Mining the museum (1992), dans laquelle il entreprit de réécrire l’histoire dépeinte par la Maryland Historical Society, celle contée par l’homme blanc aisé, Beyoncé et Jay-Z s’en prennent au Louvre pour faire entendre leurs voix.

Shootin’ videos in the Louvre, ain’t it?

À raison de dix secondes devant chacun de ses 35 000 tableaux, il faudrait trois jours et deux nuits pour voir toutes les oeuvres du Musée du Louvre. Les deux magnats de la pop urbaine y ont passé moins de temps, mais ont donné plus d’importance à certains tableaux, choisis avec précision, questionnant devant le monde entier leurs significations et leurs histoires. Jay-Z est un habitué des musées, il est déjà monté sur scène au MoMA aux côtés de Kanye West, et la famille Knowles n’a pas attendu d’être de passage à Paris pour imposer sa vision dans les enceintes immaculées de la culture institutionnelle : le 18 mai 2017, Solange présentait Ode To, une performance au Guggenheim de New York qui encourageait avec grâce et grandiloquence les femmes noires à s’emparer des espaces historiquement excluants.

Le constat que l’art noir (pour ne parler que de ça) a toujours été et demeure relégué au second plan de la culture occidentale et, plus précisément, de ses temples (galeries, musées, salles des ventes…), d’autres l’ont souligné et le retranscrivent de façon plus ou moins réussie en images. C’est le cas chez Orrin, qui critique ouvertement la nouvelle politique tarifaire du MET, laquelle écarte toujours davantage les minorités ; et, à travers une métaphore brillamment équivoque chez Boogie (shout out à Youssoupha pour « Niquer ma vie » mais, les jeux semblent faits). Mais parvenir à le clamer haut et fort au Louvre, musée le plus célèbre et le plus révéré de la planète, seuls les Carters pouvaient le faire. Enfin, pas tout à fait. À vrai dire, c’est déjà ce à quoi s’essayait will.i.a.m en 2016 avec le titre « Mona Lisa Smile », qui, par ailleurs, ne lui avait pas coûté un kopeck. Finalement, qui sait si les Carters ont déboursé quoique ce soit ? Dans ce clip, Nicole Scherzinger incarne la Joconde, et le chanteur des Black Eyed Peas, lui, remplace de nombreuses figures blanches, parmi lesquelles Napoléon et un autoportrait (« selfie » en ancien français) de Rembrandt. On devine l’intention — quoique — mais on est bien loin de la force de frappe délivrée par « APESHIT ». Même si, lui aussi, a de quoi nous embrouiller.

We came and we conquered

Pour cause d’égotrip surdimensionné sur fond de statement social on ne peut plus nécessaire, Beyoncé et son époux sèment le doute sur l’efficacité de leur démarche. Ce clip unique qui nous a tous fait dire « mais, comment ils ont fait? » – en réalité, le Louvre accueille quelques 500 tournages chaque année, sans compter les millions de selfies vidéos – a, c’est vrai, de quoi crisper un peu les plus susceptibles d’entre nous. Mais avancer que le couple d’artiste réduit les oeuvres qui défilent sous nos yeux à de simples marchandises serait omettre que c’est au nom d’autres artistes, noirs, qu’elles perdent en prestige le temps d’une vidéo. Et, de ce point de vue, ça fait court.

Outre les deux « BOSS », les danseurs dirigés par Sidi Larbi Cherkaoui et l’ensemble des acteurs, certains plans se réfèrent directement à l’oeuvre de Deana Lawson (mais pourquoi ne pas avoir travaillé avec ?), entre autres connue pour être l’auteure de la pochette Freetown Sound de Blood Orange. La photographe, porteuse d’un discours similaire à celui des Knowles-Carter, avait déjà inspiré une autre artiste, Tara Fay Coleman, à réaliser une performance au Carnegie Hall Museum of Art… Celle-là même dont l’idée a été reproduite en couverture de l’album EVERYTHING IS LOVE. Certes, il est difficile d’ignorer que le décor du Louvre renvoie au matérialisme si cher au rap game, mais « APESHIT » est peut-être ce lingot dans la mare qui nous fait nous demander : à quel point les Carters, porte-monnaie bicéphale sans fond, peuvent-ils initier leur propre renversement de paradigme dans le monde de l’art?

My house like a museum so I see ’em when I’m peeing

À la tête d’une fortune de plus d’un milliard de dollars à eux deux (« What’s better than one billionaire ? Two »), Beyoncé et Jay-Z sont aussi les heureux propriétaires d’oeuvres d’art d’une valeur totale de 493 millions de dollars. Facile quand on pense soi-même être un Warhol et qu’on trouve que sa femme mériterait d’être exposée à la galerie Gagosian. À défaut de pouvoir vous parler de ce que possède Lil Wayne, voilà ce qu’on trouve dans la collection de B et Andy WarHOV : du Basquiat parce que faut pas déconner, du David Hammons et du Richard Prince qu’on peut voir dans le clip de « 7/11 » (bah oui, tu regardais quoi toi?), du Tim Noble, du Edward Ruscha, du Laurie Simmons, du George Condo, du Paul Pfeiffer, du Damien Hirst, du Hebru Brantley… Autrement dit, du beau monde, et de tous horizons. Pas d’artistes émergents ou alternatifs à notre connaissance, serait-ce trop demander?

Jay-Z a toujours été un passeur d’art contemporain dans son travail, mais principalement à coups de name dropping prestigieux — et donc un peu cliché — dans ses couplets. On l’a vu utiliser du Warhol et du Marcopoulos pour ses covers (respectivement, son livre Decoded et la pochette de Magna Carta Holy Grail), ou plonger dans la contemplation d’une peinture de Basquiat, un verre de son cognac D’Ussé à la main dans une mise en scène publicitaire. Chic, ringard ou complètement snob ? Là-dessus, on colle à l’image de ses confrères Kanye West, Rick Ross et P. Diddy, lesquels sont aussi de véritables collectionneurs d’art (sans dire « mécènes »…). Comme eux, il avait été faire du shopping à plusieurs zéros à Art Basel Miami en 2008, cette foire d’art contemporain surnommée le « Superbowl de l’art aux États-Unis » par son président, hum. Autant vous dire qu’on a encore des doutes sur la beauté du geste.

Put some colored girls in the MoMA

Bon, on n’est pas encore tout à fait au point pour la révolution des Carters, et on se demande  ce que Ricky Saiz, le réalisateur de « APESHIT », aurait pu nous offrir dans un cadre tel que celui du Studio Museum de Harlem, haut lieu new-yorkais consacré à l’art afro-américain, mais rien ne vaut un bon petit cours d’histoire à la sauce trap. Si ce n’est au MoMA, les deux empereurs « put some colored girls in the Louvre » et il faut bien commencer quelque part.

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