Les « jeunes branleurs » l’écrivent, les « vieux cons » rabâchent l’Histoire
Dans un des tout premiers articles publiés sur notre média, l’ami Bardamu s’était improvisé arbitre d’un débat aussi vain que tumultueux, et qui semble voué à agiter éternellement la sphère rap. D’une part, les auditeurs plus âgés, les « puristes », gardiens d’un héritage culturel qu’ils jugent bafoué par l’évolution de la musique hip-hop. D’autre part, la nouvelle génération, dont les oreilles neuves ignorent parfois tout des disques qui ont construit l’identité artistique de leurs rappeurs favoris. Les vieux cons et les jeunes branleurs.
Si Bardamu avait de son côté conclu l’opposition par un partage des points en somme toute logique, la partie que se livrent les deux camps n’en est pas pour autant arrivée à son terme. Il faut dire que le temps n’arrange pas les choses : les vieux sont chaque jour un peu plus cons, et les jeunes sont chaque jour un peu branleurs. Les rôles étant d’ores et déjà bien définis, seul le casting change désormais. Et dernièrement, le casting a pris une toute autre envergure, propulsant à nouveau la discussion sur le devant de la scène. Il y a quelques mois, Ebro Darden – notre vieux con – 41 ans dont plus de la moitié passés à l’antenne, pilier de la station de radio new-yorkaise Hot 97, invitait dans son émission Lil Uzi Vert – notre jeune branleur – la nouvelle sensation « rap » de Philadelphie, de 19 ans son cadet. Très naturellement, Ebro a invité Lil Uzi à se prêter à l’exercice du freestyle, un rite de passage presque obligatoire sur Hot 97 au travers duquel Meek Mill, Joe Budden ou encore Joey Bada$$ se sont récemment illustrés. Seulement, de toutes les productions qu’il pouvait donner à ce gamin biberonné par la trap, l’animateur avait initialement choisi de lui jouer « Mass Appeal » de Gang Starr. Une piste composée par DJ Premier que Lil Uzi a rapidement déclinée, prétextant qu’il était « trop jeune » pour ça. Sacrilège.
Lil Uzi Vert – « Mes fans ne seront pas déçus si je refuse de rapper là-dessus, ils me comprendront »
Ebro – « Oh que si, ils le seront… »
Lil Uzi Vert – « Je suis sur que non. En revanche, TES fans seront certainement déçus, eux, tous les anciens là… »
Plus récemment encore, c’est Lil Yachty qui endossait à son tour le costume du jeune impertinent en avouant très honnêtement « ne pas être en mesure de nommer 5 sons de Biggie ou 2Pac ». Avant lui, Vince Staples avait également affiché son scepticisme face à cette période que l’on a coutume de désigner comme « l’âge d’or » du hip-hop. Interrogé par le magazine TIME en octobre 2015, le rappeur de 23 ans expliquait à demi-mots ne pas comprendre l’engouement suscité par les 90’s, aussi bien d’un point de vue musical que culturel. « Je suis né en 1993 à Long Beach, en Californie, et je ne garde pour ainsi dire aucun souvenir de cette époque parce que j’étais un bébé, mais je suis sûr que c’était quand même cool […] Peu importe ce que tu as écouté ou regardé quand tu étais jeune, ca restera tes musiques, films ou dessins animés préférés parce qu’ils auront fait ce que tu es aujourd’hui » s’était-il alors sobrement justifié. Ce qui n’a pas empêché TIME de titrer cette interview publiée dans sa version web d’un très polémique « Meet the Rapper Who Thinks the ’90s Were Totally Overrated ». Les médias le savent, ce genre de prises de position fait souvent l’objet de réactions fortes et il suffit de les tirer légèrement en épingle pour obtenir le tiercé gagnant : clics, commentaires et viralité. Bon nombre de leurs confrères, de Complex à Hypetrak, ne se sont d’ailleurs pas fait prier pour partager la nouvelle telle quelle, gardant ainsi le titre de la discorde. Présentés ainsi, les états d’âme de Vince Staples n’ont pas manqué de heurter une certaine frange du public rap, qui s’est empressé de le lui faire savoir via les réseaux sociaux, et ce même en passant généralement à côté de son propos global. Un scénario auquel n’ont pu échapper ni Lil Yachty, ni Lil Uzi Vert. Dans le cas de ce-dernier, même l’intervention pourtant symbolique de DJ Premier, venu apaiser le jeu sur Twitter en prenant la défense de son benjamin, n’a pu contenir la fronde.
Des racines aux branches…
Quelques décennies plus tôt, au devant d’une épicerie de l’avenue Bedford à New York, un Christopher Wallace juvénile, chemise à motifs et bouteille à la main, dégaine son fusil verbal et mitraille son opposant du jour devant quelques dizaines de témoins. L’archive date de 1988 et constitue aujourd’hui l’un des freestyles les plus iconique du regretté emcee. La performance de B.I.G. esquisse le parfait portrait du rappeur « kickeur », celui met un point d’honneur à se surpasser dès qu’il prend le micro et rappe quelque soit le lieu, les conditions ou le beat qu’on lui envoie. En 2016, les mêmes auditeurs qui se délectaient des averses de flow du Notorious se retrouvent avec des gamins irrévérencieux qui, en plus de choisir leurs instrus, sont coupables de piètres prestations derrière le microphone. Et pour eux, il est inconcevable que Lil Yachty et Lil Uzi Vert puissent être associé au l’art autrefois pratiqué par la légende new-yorkaise. Lil Uzi et Lil Yachty « ne sont pas des rappeurs », ils « ne sont pas hip-hop ».
Rejeter de telle manière ces artistes du mouvement auquel ils sont commercialement et médiatiquement rattachés devrait normalement être perçu comme une terrible offense. Et pourtant, les principaux concernés ne semblent voir aucun problème à cela. Au contraire, eux-mêmes affirment ne pas se considérer comme des « rappeurs » à proprement parler. Et dans la nouvelle génération, ils sont nombreux à partager ce sentiment. Lil Uzi et OG Maco se définissent par exemple en tant que « rock star ». D’autres comme Lil Yachty ou Tory Lanez optent carrément pour des néologismes au moment de circonscrire leur registre musical. Le premier fait dans la « Bubblegum trap », le second fait dans le « Swavey ». De son côté, le phénomène Desiigner a récemment avoué se considérer simplement comme un « artiste ». Pas de rap en vue. Comme s’ils jugeaient le carcan trop étroit pour résumer le faisceau d’influences diverses qu’ils représentent. Comme s’ils savaient eux-mêmes que leur musique ne correspond pas aux attentes de l’auditeur de rap traditionnel.
Ces jeunes pousses se sont en effet développées dans les années 2000 voire 2010, au cours desquels le hip-hop s’est mis à rayonner au-delà de ses frontières naturelles, jusqu’à devenir une sorte de nouvelle pop culture. Dans son interview avec Ebro, Lil Uzi Vert évoquait par exemple le rôle prépondérant qu’a joué 808’s & Heartbreak dans son envie de devenir artiste. Le choix de ce disque est symptomatique. Car si Kanye West est étiqueté « hip-hop », cet album spécifique avait été introduit comme l’étendard d’un nouveau registre musical, le « pop art », à une époque où Ye estimait en avoir fini avec le rap : « Ce n’est pas du hip-hop. Prendre un sample, le mettre en boucle et faire toutes ces conneries de « Levez les mains en l’air » ; c’est devenu bien trop cliché. Le hip-hop, c’est fini pour moi. Sur cet album je chante, je ne rappe pas. J’ai dû créer un nouveau genre pour définir la musique que je fais aujourd’hui. Je l’appelle « pop-art », ce qui ne doit pas être confondu avec le mouvement d’art visuel du même nom. J’ai réalisé que ma place dans l’histoire était d’être la voix d’une génération, d’une décennie ». 808’s & Heartbreak s’est finalement inscrit en rupture totale de son œuvre et de celle de ses contemporains : au travers de son utilisation massive de l’auto-tune, de la TR-808, et de la vulnérabilité insufflée sur chacun des titres tournant essentiellement autour de sa rupture amoureuse avec Alexis Phifer et la perte de sa mère. Un projet qui a inspiré toute une génération d’artistes qui ne s’en est jamais réellement caché, de Drake à Frank Ocean, en passant par Childish Gambino et désormais Lil Uzi Vert.
Outre Yeezy, la liste des influences du natif de Philadelphie comprend notamment Wiz Khalifa – son idole – Marilyn Manson et le punk GG Allin, tous deux réputés pour leur jeu de scène transgressif et violent. Dans le cas des derniers cités, difficile d’établir un lien direct entre leur œuvre et celle de Lil Uzi. Et pour cause, ces personnalités ne l’ont pas nécessairement inspiré d’un point de vue strictement musical, mais plus par leur attitude, notamment scénique. « GG Allin se foutait de tout, il ne suivait aucune règle. Il pouvait se mettre nu sur scène, il cognait des gens dans le public, il était complètement fou. […] C’était une vraie rock star, dans sa dimension la plus crue. Beaucoup de gens n’aimaient pas ce qu’il était, mais moi je trouvais ça plutôt cool » s’explique-il dans une interview accordée à FRP TV. Les plus jeunes n’ayant pas forcément le même rapport à la musique que leurs aînés, de plus en plus de rookies se revendiquent de l’influence d’un style vestimentaire, d’une aura, d’une posture adoptée par un artiste plus que de sa discographie. Dans une série de tweets prenant la défense de la nouvelle génération, le producteur 9th Wonder – 41 ans – abondait dans ce sens : « Sans même considérer le fait qu’il y ait des ‘sons visuels’, je vous parie que le vieil auditeur et le gamin n’écoutent pas la musique pour les mêmes raisons ».
« Le hip-hop, c’est fini pour moi. Sur cet album je chante, je ne rappe pas. J’ai dû créer un nouveau genre pour définir la musique que je fais aujourd’hui. Je l’appelle ‘pop-art' »
Kanye West
Lil Uzi Vert et Lil Yachty – puisqu’il s’agit essentiellement d’eux – sont, au même titre que Young Thug ou que leurs semblables Famous Dex, Playboi Carti et Desiigner, des artistes dont l’identité musicale est dérivée de la trap. La trap étant elle-même un dérivé du dirty south, une autre branche dérivée du hip-hop ; il est naturel d’avoir un décalage entre les codes du genre initial et ceux qui définissent les genres nouveaux auxquels ces jeunes « rappeurs » appartiennent. De la même manière que Metallica et les Rolling Stones sont deux groupes appartenant au rock tout en correspondant chacun à des registres de rock très différents qui composent avec leur propre public. Au bout du compte, on se retrouve avec des auditeurs reprochant à des artistes qui rejettent l’étiquette « hip-hop » de ne pas appartenir au « hip-hop ». Les positions ont beau être proches, presque concordantes, les deux camps se complaisent malgré tout dans le conflit intergénérationnel.
Des œuvres « à connaître » ?
Mais quand bien même les kids en question assumeraient leur affiliation au hip-hop, cela les oblige t-il nécessairement à connaître les classiques du genre ? Doit-on absolument prêter allégeance à Biggie et 2Pac pour daigner approcher d’un microphone ? Du haut de ses 35 ans, Danny Brown a exprimé un avis tranché sur la question. « Je ne peux pas dire que j’en veux à Lil Yachty de ne pas connaître l’œuvre de Tupac ou Biggie » a t-il confié à Complex, avant d’ajouter « La vraie question étant : Connaît-il 5 sons d’Outkast ? S’il ne connaît pas 5 morceaux d’Outkast [alors qu’il vient d’Atlanta], là par contre nous avons un problème, car tu ne peux pas savoir où tu vas, sans savoir d’où tu viens ». Que Danny Brown se rassure, il ne rencontrera vraisemblablement pas de problèmes avec Lil Yachty qui, en bon ATLien, a déjà désigné à de multiples reprises Outkast – et plus précisément Andre 3000 – comme l’une de ses principales sources d’inspiration. En revanche, son point de vue tout à fait subjectif sur le minimum de culture musicale que doit posséder un rappeur illustre bien à quel point celle-ci est sujette à des interprétations aussi nombreuses qu’il y a d’auditeurs. Si le hip-hop demeure un mouvement relativement jeune, son histoire est longue de près de 4 décennies et s’écrit sur un territoire géographique si vaste que certaines de ses régions se sont elles-mêmes constituées une identité musicale propre. Considérer qu’il y a des œuvres « à connaître » pour être légitime en matière de rap impliquerait au préalable de définir lesquelles et donc de les hiérarchiser selon leur importance. Or, si des artistes ou groupes comme Dipset, Three 6 Mafia, E-40 ou UGK n’ont pas nécessairement obtenu la reconnaissance commerciale des Nas, Dre et autres Wu-Tang, ils ont tous contribué à faire évoluer le mouvement à différentes échelles, et une histoire du hip-hop qui n’en ferait pas état ne saurait être fidèle.
Pire encore, vouloir imposer la connaissance de certaines œuvres reviendrait à changer un rapport initialement intuitif à la musique en un rapport scolaire, et contribuerait à faire de l’apprentissage de la musique un devoir. Or, personne n’aime les devoirs. Et c’est exactement ce qui s’est passé dans le cas de Lil Yachty. Car après avoir été vivement critiqué pour son manque de culture rap, l’artiste originaire d’Atlanta est effectivement parti réviser ses classiques et a écouté 2Pac. Sauf qu’il a joué ses morceaux dans son tour bus avec ses potes, tous plus défoncés les uns que les autres, et qu’ensemble, ils se sont copieusement foutus de la gueule du regretté californien d’adoption. Si cette attitude vous choque, arrêtez-vous un instant et songez à cette récente vidéo de Snoop Dogg parodiant le flow de Migos que vous aviez peut-être partagé sur vos réseaux sociaux en l’accompagnant d’un commentaire amusé. Puis rappelez-vous de vos parents ou grands-parents qui, dans les années 90, réduisaient le rap à des casquettes à l’envers, des jeans baissés et des « Yo ! » beuglés à longueur de tracks. Maintenant, vous savez ce que c’est que d’être un vieux con. Là où le respect devrait être mutuel, les anciens agissent comme s’ils l’estimaient dû, et s’étonnent devant la désinvolture des jeunes. « Les négros te chient dessus parce que tu n’as pas été influencé par leur époque musicale et puis se demandent pourquoi tu n’as pas d’attaches avec ces vieux cons » tels étaient les mots qu’avait tweeté Vince Staples après avoir été pris à partie par N.O.R.E suite à ses déclarations.
Les puristes ont vieilli avec leurs albums et leurs codes, qu’ils ont carrément érigés en normes objectives. Le hip-hop est ce qu’ils ont décidé qu’il devait être, point barre. Et depuis, les nouvelles générations y vont à tâtons pour construire leur propre patrimoine, mis à part quand leurs artistes rentrent dans les carcans prédéfinis par leurs aînés. Osez dire en public que tel ou tel album de Kendrick Lamar ou J. Cole – deux rappeurs très portés sur l’aspect lyrical et le militantisme – constitue un classique, et vous n’y verrez que peu d’objections. Osez dire la même chose d’un album de Drake ou Future, et vous serez dévisagés par une multitude de regards interloqués. Pourtant Drake et Future sont deux artistes alliant régulièrement succès d’estime – public et critique – et succès commercial, respectés par leurs pairs – y compris Kendrick Lamar et J.Cole – et dont l’influence musicale s’étend à bon nombre de leurs jeunes contemporains. Ils sont légitimes. Les vieux cons n’ont pas attendu d’atteindre leur âge actuel pour dicter quels étaient leurs références, et personne ne l’a fait à leur place. Il convient donc de laisser les plus jeunes faire de même. D’autant que les jeunes branleurs d’aujourd’hui sont assurément les vieux cons de demain. N’en déplaise à certains.