L’artiste Johanna Tordjman donne à la peinture un vrai coup de jeune

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Ce samedi 27 avril, le show-room du Faubourg et Converse invitent l’artiste multimédia Johanna Tordjman à l’occasion de la présentation de son nouveau projet, Pastèques & Paraboles. Rencontre avec la parisienne qui incarne le mieux la peinture 2.0.

« Je n’ai pas de personnage », me dit Johanna Tordjman lorsqu’elle me reçoit dans son atelier, après une fin d’après-midi bien remplie. Elle revient d’une séance photos avec le rappeur suisse Di-Meh une muse de plus pour la portraitiste mélomane. Directrice artistique, graphiste, musicienne, photographe, vidéaste et peintre, celle qui s’identifie davantage au modèle des entertainers américains qu’aux parcours unilatéraux à la française évoque ses réussites et ses doutes sans filtre. Son intégrité et son naturel bon vivant contrastent avec les clichés de l’artiste bohème perdue dans les nuées de l’art contemporain. Ce qui, par ailleurs, ne l’a pas empêchée de passer par des structures aussi prestigieuses que les salons Art Basel et Art Paris, et, plus récemment, la Halle des Blancs Manteaux, avec un solo show à grande échelle. Habitée par ses créations, généreuse et solaire, Johanna Tordjman nous a donné envie d’apprendre à la connaître.

« J’ai vingt-huit ans, je suis née à Créteil, j’ai grandi là-bas pendant quinze ans. Après, je suis partie à Saint-Maur, puis à Joinville-Le-Pont. Je ne connaissais que le RER [rires]. J’ai eu mon premier appart’ à Paris dans le XIème quand j’avais vingt-et-un ans. Ça fait donc sept ans que j’y suis maintenant ». « Et je fais de la peinture », complète-t-elle finalement, en s’essayant à un résumé de son parcours. Mais sa trajectoire de vie est loin de former une ligne droite. Très vite, on comprend ce que les déambulations évoquées par l’artiste recouvrent comme expériences et comme expérimentations. Ses souvenirs, ses idées et ses préoccupations se bousculent à mesure qu’on l’interroge sur son travail — comme pour former une immense fresque.

De huit à vingt-huit ans, Johanna Tordjman n’a jamais cessé d’explorer les différents médiums artistiques. En fait, c’est même tardivement que l’artiste touche-à-tout viendra à la peinture. Au gré de ses envies et de son désir de s’exprimer, l’artiste imagine, façonne et projette un univers à la fois digital et onirique que l’on reconnaîtra bientôt comme le sien. « J’ai toujours dessiné. J’ai toujours été un peu l’artiste de la famille d’ailleurs. Quand j’étais enfant et qu’on prenait la voiture, j’étais fascinée par le fer forgé des balcons. Je disais : ‘Ils sont beaux les graphismes !’ Je ne sais pas où j’avais appris ce mot. » Peut-être au cours de l’une de ses visites à sa famille, aux États-Unis. « On a tous un oncle un peu fou, un peu cool. Le mien habite à Los Angeles, il a travaillé pour Disney. On allait tout le temps le voir et il nous faisait visiter les studios de DreamWorks ou de Warner. Je voyais comment ça fonctionnait. C’était fascinant. Une de ses collègues faisait les poils de Stuart Little en 3D et je m’étais dit : ‘Je veux faire ça plus tard’. »

« Je refuse complètement le truc de se consacrer à une seule activité. Aux États-Unis, il y a une valorisation de la prise de risque, alors qu’en France, tu n’as pas trop le droit de faire plusieurs choses. »

Mais déjà, les ambitions de la jeune Johanna sont multiples. Elle apprend à faire du skate avec sa mère, sympathise avec ceux qui font du roller et du BMX sur le terrain vague de Créteil ou dans un skate park de Los Angeles pendant les vacances. « À l’époque, on écoutait du rock, je découvrais les Spring et Blink-182. Après avoir vu les Red Hot en concert, je m’étais acheté une basse avec toutes mes économies. Ma sœur faisait de la batterie alors on a formé le groupe de drum’n’bass le plus pourri du 94 ! » Mine de rien, la carrière que poursuit la jeune artiste dans sa chambre d’ado prend une autre tournure, lorsque, plus tard, elle fait la première partie d’un rappeur à New-York et enchaîne les petits concerts.

Pour la chanteuse et musicienne amateur, la musique devient une véritable option. Enfin, un temps seulement. « En fait, je faisais un peu de tout mais j’étais nulle ! Ça ressemblait à beaucoup d’autres choses, je n’étais pas assez ouverte. Je n’ai que des passions dans ma vie, mais je ne peux pas vivre de toutes. Je dois garder quelque chose qui soit pour moi. Et puis, je faisais mes études d’art en même temps, on m’a appris à assurer mes arrières. » C’est donc plus ou moins comme prévu que Johanna Tordjman devient directrice artistique et enchaîne les collaborations avec Nike, Converse ou encore des marques de cosmétiques.

Le job idéal pour qui a horreur de l’ennui et se laisse aller aux va-et-vient de l’inspiration. « Ce qui me fait kiffer dans ce métier-là, c’est que tu peux t’imposer un challenge. Ça peut être un échec, mais pour moi, si tu as tout donné, ton échec est tolérable. Si je ne prends pas de risque, je me fais chier. Je ne vais pas savourer. »

Johanna Tordjman appartient à cette mouvance de créatifs dont la soif d’aventures s’assouvit à coups de tutos YouTube et de skills capitalisées en autodidacte. « Moi, je refuse complètement le truc de se consacrer à une seule activité. Aux États-Unis, il y a une valorisation de la prise de risque, et je crois avoir cette double éducation-là qui me permet de m’en foutre, peu importe où je suis. Mais c’est vrai qu’en France, tu n’as pas trop le droit de faire plusieurs choses. Si tu es peintre, tu restes un peintre. Si tu pratiques un style pictural en particulier, il faut que tu le gardes, parce que les gens n’ont pas envie de voir autre chose de toi. »

Ainsi c’est moins par hasard que par audace que la peinture prend place dans la vie de la graphiste. Une chose est sûre : qui ne tente rien n’a rien. « Je n’avais jamais pris de pinceaux pour faire quelque chose de beau. Puis, il y a eu les attentats. Et quelques temps plus tard, j’étais chez moi, je n’arrivais plus à travailler, je crois que c’était le jour où David Bowie est mort… J’avais acheté du matériel de peinture, alors j’ai peint David Bowie vert parce que je n’avais pas d’autres couleurs [rires] ! C’étaient des moments spéciaux, je ne m’en rappelle même pas. » Mais culot et témérité portent leurs fruits. « Quand on m’a proposé ma première expo, je n’avais que deux peintures et une espèce de sculpture bizarre. C’était au Badaboum. »

Depuis, la peintre a trouvé ses marques et ses toiles ont voyagé entre Paris, Lille, Los Angeles, et Hong Kong. Les thèmes et les modèles varient au fil du temps, mais un processus créatif s’instaure. Johanna Tordjman photographie des personnalités choisies avec soin (souvent, aussi, avec amour), retravaille ses images puis les projette sur le mur afin de les peindre. Sur la toile, technologie et réminiscences d’un art ancestral se rejoignent. « J’essaye de m’approprier ce mélange-là » précise l’artiste, fille d’une époque avantageuse où « l’on peut figer les gens sans qu’ils aient à poser pendant des heures ». Depuis son ordinateur, Dinos, Frank Ocean ou A$AP Rocky trouvent une forme et des couleurs nouvelles.

Car la musique n’est jamais bien loin. « C’est devenu mon exutoire. Je rentre chez moi, je joue, je compose, et après je peins. Et quand je peins, je dois écouter de la musique. Souvent, je choisis des choses très cinématographiques, comme The Blaze, Philip Glass ou Ludovico Einaudi. Mais j’aime toujours la musique un peu énervée, qu’il s’agisse de XXXTENTACION, des Flatbush Zombies, de Niro, de SCH ou de Moha La Squale… » C’est ce même mélange entre image, vidéo, peinture, musique et voix que l’on retrouvait lors de la dernière exposition de la peintre à la Halle des Blancs Manteaux, DN41R. Johanna Tordjman y avait imaginé une trajectoire quasiment synesthésique, pensée pour être parcourue avec des compositions inédites des artistes Pepper et Lonely Band dans les oreilles. « Personne ne s’attendait à ça. Je sais que pour certains il y a eu un ‘wow effect’ et c’est ce que je recherche. Je suis un humain avec des émotions, ce serait mentir que de faire la même chose en boucle tout le temps. »

Dans son tout nouveau projet, ‘Pastèques & Paraboles’, l’artiste se fait voyeur à son tour. Un livre, des toiles et des vidéos rendent compte de ses errances virtuelles sur Google Street View.

Pourtant, le travail de l’artiste a bien ses propres refrains. Dans un tableau de sa série Royal Outcasts, Johanna Tordjman représentait la famille Ndjoli, sur fond du corps menaçant d’un tigre gigantesque. « Cette série s’inspirait de la devise française », explique l’artiste. « À l’instar de ce tigre, j’ai une image de la France qui est à la fois celle d’un cocon protecteur et d’un truc effrayant. Les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité sont chanmées sur le papier mais je ne les ai jamais vues passer. On t’apprend que la France, c’est bien pour toi, mais on ne te donne que dalle. J’aime la France dans l’idée. Mais on ne nous montre pas l’exemple. Il faut un événement tragique pour que l’on s’aime. La fratrie Ndjoli, je l’ai utilisée comme modèle pour mon message. Ils sont mes porte-paroles. »

L’idée qu’une ombre plane et qu’un regard inquiétant surplombe nos vies continue de hanter l’œuvre de l’artiste. Du tag vandal essayé une ou deux fois, un peu pour rire, mais où l’on apprend vite à être à l’affût, à la vidéo performative qu’elle a réalisée en installant une GoPro dans son appartement, Johanna Tordjman s’interroge. Le souvenir des attentats, lui aussi, obsède. Pourquoi la France n’a-t-elle pas vu passer le camion sur la promenade de Nice, ville la plus surveillée du pays ? « Ils justifient tout par la surveillance. Nous sommes des datas : on est des données et on le veut bien. » Reste à la peintre de cyber-inverser les rôles.

Dans son tout nouveau projet, Pastèques & Paraboles, l’artiste se fait voyeur à son tour. Un livre, des toiles et des vidéos rendent compte de ses errances virtuelles sur Google Street View. « J’étais en train de me perdre. Je voyais des choses incroyables. Des gars qui cachaient de la drogue, d’autres qui se battaient, un type qui s’échappait de prison. J’ai trouvé que c’était cinématographique et j’ai voulu représenter ça en y ajoutant du texte. »  Sur plusieurs supports, son carnet de voyages fait le récit d’escapades entre réel et virtuel. Johanna Tordjman raconte comment sa démarche a évolué en étudiant son sujet, jusqu’à prendre des tournures inattendues.

Si l’on clique sur l’horloge, on peut voir la Nouvelle Orléans avant et après Katrina. L’outil des internautes est devenu un témoin de l’histoire. Mais il n’est pas encore au point, nous fait remarquer l’artiste. En 2007, le floutage n’existait pas. Aujourd’hui encore, il fonctionne mal. L’ambiguïté de l’anonymat sur Google Street View fascine la peintre, celle-là même qui aime à représenter ses proches, ceux avec qui, au moins, elle a ouvert un dialogue. Certains animaux sont floutés, des humains ne le sont pas. Mais atteindre ces mystérieux inconnus pour rentrer en contact avec eux demeure une mission impossible. « J’ai essayé de retrouver un homme qui se trouvait au Ghana. Il avait suivi le camion Google et posait dans différents endroits ! Mais de façon générale, ce qui me plaît avec ce projet, c’est qu’il n’y a que moi. Je ne suis pas influencée par qui ces personnes sont, c’est uniquement mon imaginaire qui fait tout le travail. »

D’ailleurs, tout porte à croire que Johanna Tordjman ne cesse jamais d’imaginer, de combiner, de scénariser. Les concepts fusent, et les projets de films, de livres ou d’expositions s’imposent à elle sans prévenir. Entre deux éclats de rire, l’artiste fait œuvre. Elle nous confie : « J’ai toujours été fascinée par ce que l’humain créait ». C’est celui qui dit qui est.

Toutes les informations sur l’évènement Pastèques & Paraboles du 27 avril sont à retrouver ici.

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