Le jour où Mos Def est devenu Yasiin Bey

À Anchorage, en Alaska, Moose’s Tooth est une institution. Derrière sa façade démodée, ce pub planté en bord de route sert entre ses murs en lambris de généreuses pizzas cuites sur pierre, les troisièmes meilleures du pays. Ce 25 août 2011, c’est en grande pompe que l’établissement fête son quinzième anniversaire. Sur le parking, on a dressé une estrade, surmontée d’une tente conique. Pas un décor de fortune, un vrai tableau de festival. La foule qui inonde le béton fendillé a déboursé 35$ pièce pour voir son idole. Avant le début du concert, l’artiste s’appelle encore Mos Def.

 

 

Suicide commercial

 

Cet après-midi, en rentrant sa chemisette blanche dans son pantalon à pinces, il s’était répété que c’était le bon jour, le moment parfait. Après avoir noué sa cravate, il trépignait. Aujourd’hui, le monde saura. Il a toujours eu une classe folle, Dante Terrell Smith, cette manière de porter des mocassins sans faire ringard, des costumes ajustés sans se désencanailler. Ses proches s’efforcent déjà de l’appeler Yasiin depuis douze ans mais c’est ce soir qu’il officialisera la transition. Sur la scène montée devant la pizzeria, Mos Def déroule sa discographie. Les esprits s’échauffent, les corps bouillonnent, la clameur monte et s’évanouit dans le ciel piqué de montagnes. Rien ne le désarme. Cet après-midi, en rentrant sa chemisette blanche dans son pantalon à pinces, il s’était répété que c’était le bon jour, le moment parfait. « À partir de maintenant, […] mon nom professionnel sera le nom légal que j’ai choisi : Yasiin Bey » souffle-t-il dans son micro vintage. « Je ne veux pas devoir attendre que ça sorte dans Source, Vibe ou ailleurs. Je veux dire, nous sommes tous ici. Nous pouvons nous voir les uns et les autres ». Il épelle : « Y-A-S-I-I-N, le prénom. Nom de famille: B-E-Y ». Yasiin Bey a tué Mos Def, enterré une icône, balayé la nostalgie réconfortante, tourné la page d’une époque bénie. Coup pendable. Quelques râles s’échappent de l’auditoire, le rappeur tempère : « Je comprends, je comprends. Personne n’est aussi proche de Mos Def que moi. Je connais ce gars. Très bien… ».

 

 

Dante s’est converti à l’Islam à dix-neuf ans. Ado, son père, un ancien disciple de la Nation of Islam, lui avait bien enseigné quelques ficelles mais c’est lorsqu’il copinera avec A Tribe Called Quest qu’il s’engouera vraiment pour la religion aux cinq piliers. Black Dante voit Q-Tip et Ali Shaheed Muhammad prier, entend et partage leurs valeurs, absorbe les images et les mots. Il veut en être. Yasiin est un prénom tendre, le titre de la trente-sixième sourate du Coran (« Yā Sîn »), celle que l’on aime lire en mémoire des défunts. L’alias s’impose comme une évidence en 1999, après un pèlerinage à La Mecque. Bey double son «i » pour plus de mélodie, façon chanteuse de r’n’b. La même année, l’album culte Black on Both Sides s’ouvre sur un « Bismillah ar-Rahman ar-Raheem » murmuré (« Au nom de Dieu, le plus clément le plus miséricordieux »). Yasiin Bey à la ville, Mos Def à la scène, ça ne durera qu’un temps, le temps d’une décennie dorée, de trois albums acclamés et de quelques films à succès.

 

« Y-A-S-I-I-N, le prénom. Nom de famille: B-E-Y. » Yasiin Bey a tué Mos Def, enterré une icône, balayé la nostalgie réconfortante, tourné la page d’une époque bénie.

 

Mos Def sent trop l’asphalte, celui des rues traversant le Brooklyn des nineties, Yasiin Bey est sa version mature, sa nouvelle version vraie. Pretty Flaco ne veut plus de pseudo, ça vous pose en marchandise et vous réduit à un nom de marque aguicheur. Alors, il imprimera Yasiin Bey sur ses pochettes de disques. «Mos Def était mon nom d’artiste. Je n’ai plus besoin de me cacher derrière ce personnage et je ne veux pas être appelé Mos Def parce que ça rassure les gens. […] Je suis encore, parfois, traité comme une chose mais je ne suis pas une chose. Je suis un humain et mon nom représente mon humanité. Si vous vous intéressez vraiment à moi, vous devez l’accepter.», grogne-t-il auprès de Libération Next. Mais les fans font bloc. Yasiin Bey est un étranger indésirable, un colon qui pille les souvenirs. Personne ne veut faire le deuil de Mos Def, on ne le rebaptisera jamais.

 

Dans la légende

 

 

Le CV de Yasiin Bey se lit sans façons : un featuring avec A$AP Rocky pour At.Long.Last.A$AP, quelques freestyles dont «Niggas In Poorest», une poignée de singles et un mini album poussif à deux têtes avec Ferrari Sheppard, sous l’alias Dec 99th. Il a gardé sa belle conscience toute indignée, héritée des Native Tongues, mais perdu son phrasé si particulier, ce timbre velouté, cette verve mélodieuse. December 99th sonne comme du mauvais Kid Cudi. Yasiin parle plus qu’il ne claque ses mots et pousse la chansonnette un peu faux. La matière éthérée remise les percussions et la basse au placard. Ce n’est pas faute de nous avoir prévenu, en 2015 : « Ce que les gens vont entendre de moi à partir de maintenant, ou à l’avenir, sera très différent de ce qu’ils ont entendu en 1999 ou même en 2009 … Je suis différent, l’époque est différente, mon niveau de compétences est différent ». Le temps de production s’est follement ralenti, aussi. Bey n’a pas la productivité facile de Def. « Le process d’écriture est devenu positivement plus long. Pas au sens où c’est plus dur pour moi de créer de la matière, mais je me suis retrouvé ces derniers jours à passer plus de temps sur un morceau. » Yasiin Bey est tatillon. Yasiin Bey est avare. On cerne mal Yasiin Bey. Il serait un citoyen du monde comme Chuck D, traînant sa valise et sa carcasse de New York à Londres, de Paris à Cape Town. « Mon pays s’appelle la Terre » remâche-t-il à l’envie. Il aurait fuit les Etats-Unis parce que pervertis. N’a ni Twitter ni Instagram, poste épisodiquement sur Facebook. S’est libéré des maisons de disques, refuse de nourrir le système. Il en aurait même fini avec la musique, ou plutôt le prétend. En janvier 2016, suite à un embrouillamini avec les autorités d’Afrique du Sud pour une sombre histoire de passeport, il enregistre une logorrhée suffoquée au téléphone portable, qu’il conclue par l’annonce de sa retraite, musicale et cinématographique.

 

 

December 99th sera son dernier album. Il y croit, confirme sur Facebook qu’il « arrête pour de bon » en octobre 2016 et vend des places pour sa tournée d’adieu. Le bonhomme veut s’investir dans la mode et l’art, « tout ce qu’[il] peut créer de beau et d’utile ». On plonge dedans, chiale en sourdine. Et puis, en fait, un opus ce n’est pas suffisant, Bey a trop de brouillons de chansons qui traînent encore en tête. Il publiera tour à tour Negus in Natural Person en soliste et As Promised avec Mannie Fresh, en 2017. Il le clame à la radio sans gêne. Comme un accroc, il ne parvient pas à raccrocher. Il n’a pas vraiment tué Mos Def, la musique lui tient au corps, tapisse ses entrailles.

 

Yasiin Bey est plus tiède qu’il n’y parait. Qui est-il vraiment ?

 

Mos Def a toujours été engagé. Pas le genre d’activiste mou qui force sa BA, un honnête révolté. Un EP collaboratif anti violences policières, Hip Hop for Respect. Un concert hommage au condamné à mort Mumia Abu-Jamal. Une performance-trottoir sur Katrina clap (renommée Dollar Day sur True Magic) au pied de la Radio City Music Hall, lors des MTV Video Music Awards 2005. Des interventions télévisées, des reportages et des morceaux coups de poing. Mais ce jour de juillet 2013, Yasiin Dante Terrell Smith Bey repousse les limites du militantisme. C’en est fini des prises de position un peu mignonnes et à peine risquées de son ancien alter-ego. Flaco Bey est un forcené. « Mon nom est Yasiin Bey et je suis là pour faire la démonstration de la méthode d’alimentation de force utilisée sur les détenus de la prison de Guantánamo.» On lui menotte les poignets et les chevilles, le sangle à un fauteuil médical. On s’en veut de penser qu’il porte beau le orange. Des blouses bleues l’intubent par le nez, Yasiin plisse les yeux de douleur et de rejet, sa gorge brûle, sa gueule se déforme, il se tord sur son siège. On lui maintient le crâne. Il implore, le regard humide et paniqué. Asif Kapadia filme sa détresse en gros plan. Le cobaye veut arrêter l’expérience plus tôt que prévu. Bey est un bon acteur mais sa souffrance semble réelle. « Je ne savais pas à quoi m’attendre », reniffle-t-il a posteriori. « Je n’ai vraiment pas pu supporter. ».

 

 

Sept millions de vues sur le compte YouTube de The Guardian. Le quarantenaire n’est pas allé jusqu’au bout, s’en est-il voulu ? Il ne s’est jamais pris pour un surhomme, l’Islam lui a appris l’humilité. Après coup, il mènera des batailles dans ses cordes, à la Mos Def. Il dédie son titre « Hymn » aux familles d’innocents assassinés, rappe à Dismaland, le parc d’attraction cynique de Banksy, et pose un freestyle pointant l’acharnement du gouvernement sud africain dont il se veut victime, avant de s’en excuser mollement. Yasiin Bey est plus tiède qu’il n’y parait. Qui est-il vraiment ? On cherche frénétiquement des informations sur la Toile, clique d’articles en articles, pour creuser, assimiler, décrypter et dessiner son portrait. Et puis, en faisant défiler les pages, on finit par comprendre. Son nom s’assorti toujours d’un aka, d’un slash ou de parenthèses. Il n’existe pas de lui-même. Mos Def n’est jamais vraiment devenu Yasiin Bey.

 

Dans le même genre