Avant même sa sortie, « Or Noir Pt.3 » de Kaaris est-il déjà condamné ?
L’annonce a eu l’effet d’un déjà-vu : Or Noir Pt. 3 est en route. On imagine bien un retour aux sources, mais est-ce vraiment intéressant ? Nous sommes piégés entre ce que l’on veut, et ce qui serait judicieux. De même pour le rappeur, coincé entre son public d’antan et ses nouveaux fans, emprisonné par l’impact monumental de son premier album, destiné à ne jamais pouvoir (re)satisfaire son public.
2013. Or Noir s’installe en Fnac, le temps s’arrête. Dix-sept morceaux. La voix est orageuse, la présence démoniaque, l’impact tonitruant. Kaaris, c’est le séisme que le rap français méritait. Aucune place pour l’onirisme, la réalité frappe en pleine face, le rap en est défiguré. Un an plus tard, le rappeur récidive avec la partie 2. Le schéma de sortie est similaire, brutal et sanguinaire : le choc résonne encore. Dès l’intro le glas est sonné : « Tu peux pas m’test, ni à la seconde, ni dans 10 ans (…) ni dans ce monde, ni dans l’suivant.« On y croyait dur comme fer. Il n’aura fallu pourtant que de cinq ans pour que cette promesse soit brisée. Avec Le Bruit de Mon Ame, Double Fuck, O.G puis DOZO, Kaaris chute petit à petit du haut de sa montagne de rappeurs désossés, rejoignant le sol plus vite qu’il ne lui en faut pour dire « orrr click ». Nous aurait-il clairement dupé ? Alors même que son deuxième album montrait les prémisses d’une ouverture musicale, sans pour autant perdre toute la force du propos ou le foisonnement de punchlines, la direction artistique prise par la suite a rendu sa carrière fade, son image brutale ternie par un contre-pied autant visuel que musical : l’adoucissement. Pris comme une trahison, un véritable couteau dans le dos par celui qui avait juré « d’être hardcore jusqu’à ma mort« , le public s’est senti trompé. Dès lors, qu’importe son ambition intime, aujourd’hui, de réconcilier les deux facettes de son auditoire : ceux qui ont été meurtri sont intransigeants.
Les premières trahisons : Okou Gnakouri et DOZO
Il faut dire que les auditeurs en ont bavé avec Kaaris. Lui qui surgit en 2013 comme une tornade suit aujourd’hui le sens du vent. Lui qui disait avec aplomb « Nord, Sud, Est, Ouest, où que tu sois, tu sens mon souffle sur ta nuque » s’est finalement changé en cette petite brise ennuyante qui caresse la joue. Si le rappeur sevranais a baissé à ce point dans l’estime de son public, c’est qu’il doit, courant 2015, assumer la perte de vitesse commercial de son album Le Bruit de Mon Ame, qui aura mis plus d’un an et demi avant d’être certifié disque d’or. Un étrange constat quand on prend un peu de recul, car s’il est, certes, moins marquant que la duologie Or Noir, il n’en reste pas moins aussi bien travaillé et complet, en plus d’être calibré pour perdurer comme « très bon album », autant dans l’histoire du genre qu’à l’échelle de la carrière de son auteur. Porté notamment par « Se-Vrak« et « Crystal » (avec Future), et conçu autour d’une direction artistique claire, à savoir une modernisation des morceaux hardcore (« Comme Gucci Mane« ) et une ouverture musicale plus assumée (« Zone de Transit« , « Voyageur« ), LBDMA avait toutes les cartes en main pour stabiliser l’importance de Kaaris dans l’industrie musicale et lui permettre de montrer également à son public, la plupart fan de Booba, qu’il pouvait s’en sortir très bien sans lui. Mais l’industrie est taquine, mauvaise, et parfois dure. D.U.C sort deux semaines après, en avril, et finit de repousser Kaaris loin des premières places du classement, sorti perdant du clash avec son ancien compère du 92. L’auditoire en tire une conclusion hâtive : LBDMA n’est plus qu’un lointain souvenir.
Pour revenir en force, il annonce la sortie d’Okou Gnakouri, son troisième album, fin 2016. Les attentes sont encore nombreuses, surtout depuis la mixtape Double-Fuck, qui avait laissé plus d’un auditeur aussi rassasié que douteux. D’autant plus que le streaming s’installe petit à petit dans le nouveau-marché de la consommation musicale, alors le rappeur a un coup à jouer et il le sait. « Blow« , « Nador » et « 2.7 Zéro 10. 17 » (avec Gucci Mane) lui servent de préambule, histoire de donner à son public ce qu’il souhaite retrouver par dessus tout : le Kaaris des premières heures, celui qui frappe fort, assomme et repart conquérant. À l’écoute des morceaux on voit que les doutes s’étiolent au profit d’une maxime convaincante ; le néo-vétéran du 93 serait de retour. Mais le plaisir a été de courte durée. L’album pointe le bout de son nez et le rappeur confirme la peur que partageaient les auditeurs, car forcé de s’ouvrir au sens péjoratif du terme « commercial » pour assurer le succès durable d’O.G. il axe un bon quart du projet sur la volonté de tourner en radio ou en club. Le résultat est sans appel : décevant. C’est pourtant un coup de maître pour l’auteur qui verra son quatrième album couronné du plus gros succès de sa carrière : un double-platine. Le single « Tchoin« , lui, se voit certifié diamant et tourne toute l’année dans les oreilles, les auto-radios, les enceintes, bref, partout. Si on peut aisément comprendre ce qui a poussé Kaaris à s’ouvrir musicalement, en plus de l’arrivée de sa toute jeune fille dans sa vie, il y a bien quelque chose que le public ne lui a jamais pardonné : le manque crucial de gifles sonores, celles qui font de lui ce pourquoi on tend continuellement à l’écouter. En effet le style sombre, angoissant, froid et sans pitié frappe nettement moins fort, les coups portés sont bien loin de faire aussi mal qu’avant, comme si, pour reprendre les mots qu’utilisaient Yann Moix à l’encontre de Nekfeu, on avait affaire à « de la douceur déguisée en violence, ou de la violence déguisée en douceur« .
C’est donc une double-déception pour les auditeurs, autant pour la non-importance des morceaux ouverts que pour la perte de violence des morceaux hardcore. Et son quatrième et dernier album en date, DOZO, n’aura rien arrangé. Le schéma est similaire, et à cela se rajoute une volonté nette de parfaire son style dans le genre « doux et commercial« , son nouveau terrain de jeu. Conclusion : la violence sonore perd sa singularité, tandis que l’adoucissement se concrétise autour d’un invraisemblable goût de la normalité. Tout ceci montre avec force le problème central du rapport entre les auditeurs et le rappeur, quand les premiers veulent « du sale », le second estime en faire même quand il adoucit sa musique, et quand celui-ci estime faire « du sale », les autres n’y voient rien d’autre qu’une mauvaise manière d’en faire, ou du moins, une manière nettement moins marquante qu’avant. Pourtant, malgré toutes les déceptions sous-jacentes à chaque sortie d’album, on accorde toujours une importance à l’artiste pour ce qu’il a fait, même si on n’a plus vraiment envie d’y croire.
Piégé par son image : que Dieu le punisse d’être comme les autres
La raison principale pour laquelle Kaaris sera toujours suivi de son ancien public est qu’Or Noir est – à raison – considéré comme un classique du rap français, peut-être même le dernier en date, du moins l’un des plus importants depuis 2010. La balance a beau être déséquilibrée depuis, qu’importe, on croira tous les jours à un retour aux sources du rappeur, quitte à être déçu tous les soirs. Il n’en reste que le problème principal vient aussi et surtout de ses premiers fans, car malgré toute la fervente volonté de Kaaris à satisfaire ses envies autant que celles de ceux qui l’écoutent, ils continueront inlassablement de lui reprocher un « gaspillage » de talent. La conclusion étant que si l’on reproche au rappeur d’avoir voulu faire comme les autres, c’est que les autres, eux, n’ont jamais fait Or Noir. Au final, on se rend compte que le rappeur est comme menotté par son propre talent. À l’heure où la duologie pointe le bout de son nez, le rap français prend son lent virage musical, axé sur la drill chicagoan et les prémisses d’une trap sudiste grâce à son exploitation par Booba sur Lunatic et Futur. Kaaris, lui, profite de l’occasion créée pour écraser la pédale d’accélération, donnant au genre une stabilité et un avenir sûr. En 2013, les avis sont clairs : Or Noir est à la drill/trap francophone ce que le gant d’infinité est à Thanos, l’arme ultime. La seule différence étant que (alerte spoil Avengers: Infinity War) là où le super-méchant Marvel l’utilise pour effacer la moitié de la population dans l’univers, l’album de Kaaris donne naissance à des centaines de jeunes premiers, dont le talent se résume à tenter vainement, plus ou moins bien, d’être aussi fort et marquant que le rappeur.
Avec un tel impact, il est logique que les attentes des auditeurs quant à la suite s’accumulent et grandissent de manière exponentielle. Si l’artiste est au courant, l’essentiel reste peut-être à vouloir aspirer à faire aussi bien. Puisque peu de rappeurs ont réussi le pari de toujours faire mieux, sans jamais descendre dans l’estime de leur public principal et tout en ouvrant continuellement leur musique à de nouveaux horizons, pourquoi ne pas tenter de stagner au même niveau, en rêvant un jour d’être de nouveau aussi marquant que l’on ne l’a été. C’est ce qu’a fait et continue de faire Niro par exemple. Avec la trilogie Paraplégique–Rééducation–Miraculé, il s’installe dans le rap français comme un lyriciste et un kicker hors-pair, au potentiel encore plus grand que le talent déjà déployé. Si la suite de sa carrière n’a sans doute jamais été à un niveau semblable, il n’en reste qu’il a constamment évolué avec la volonté de l’atteindre. De ce fait, ses ouvertures musicales, pourtant bien éloignées du style qui l’a fait connaître, restent dans une ligne artistique logique et naturelle, lui permettant de satisfaire autant son premier auditoire que ses nouveaux aficionados. Niro a su créer son microcosme à lui, accompagné d’une fan-base solide et déterminée à croire en lui, autant ceux qui le préfèrent en violent kicker que ceux qui l’aiment dans ses prises de risques mélodiques. Chacun y trouve son compte et personne ne lui en a jamais réellement voulu de tenter d’être plus « ouvert » sur certains morceaux. Pourquoi ? Car il est continuellement resté « street » dans sa musique autant que dans son personnage en interview, il n’a jamais été question d’adoucissement, seulement de stimulation artistique. Et si Niro tend à s’ouvrir plus facilement aujourd’hui, c’est qu’il a su prendre le temps d’habituer son public sur la durée, sans bousculades soudaine.
C’est la première grosse différence avec Kaaris. Celui qui s’affichait le regard froid et le visage fermé, comme décidé à ne pouvoir rigoler qu’après avoir bu le sang de ses victimes en caressant son chat sur un trône de fer, contemplant l’abondance des carcasses de rappeurs, change soudainement de ton et se montre tout sourire, l’oeil taquin et la posture reposée, un type avenant au rire facile. S’il a sans doute toujours été comme ça, dans la « vraie vie », il n’en reste que son personnage du début semblait, lui aussi, plus vrai que nature. Il faut dire que l’arrivée de sa fille a été une bénédiction, un rayon de soleil notable dans toute cette obscurité ambiante, et s’il a pu nous assurer rester le même d’un point de vue musical, « à toujours essayer de faire les meilleurs morceaux, les plus hardcore, ceux qui passent le mieux« , nous persuader que, même sans bébé, il aurait été amené à faire la même chose, il est indéniable que l’apport de cette nouvelle joie de vivre a indubitablement eu un impact sur son processus de création. En bref, tandis que la marque visuelle de Niro n’a pas changé, permettant à son public de ne pas être choqué d’une quelconque ouverture commerciale, celle de son homologue sevranais s’est brisée en milles et un éclats, révélant au grand jour sa volonté, dès lors nette, de se complaire activement dans une ouverture autant musicale que physique. La déception de trop pour son public, la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
La frustration du public, incapable de retrouver la sensation du début
Si on avait voulu que le rappeur suive le schéma de carrière d’un Niro, il s’est vu, au contraire, attaqué du « Syndrome Eminem », cette petite bactérie qui transforme son hôte en erreur funeste dès lors que celui-ci préfère se complaire dans un style musical où il est définitivement moins intéressant, moins bon, et moins marquant que dans le style qui l’a fait connaître. La condition sine qua non étant, bien entendu, qu’il faut le malheur d’avoir à son actif un album certifié « classique », autant par la pensée commune que par la critique spécialisée. Au-delà de la pression mise sur les épaules de l’artiste, les yeux du public se voilent aussi d’une impossibilité à s’imaginer écouter celui-ci autrement qu’avec la première impression, surtout quand celle-ci est mémorable. De ce fait les auditeurs en redemandent, comme une drogue, incapables de se sustenter autrement qu’en goûtant inlassablement à cette violence manifeste. Mais les addicts le savent, rien ne pourra ressembler autant à la première prise, la première injection ; les sensations y sont comme scellées dans le temps. On peut faire un parallèle d’image avec ce qu’Alkpote racontait dans une interview légendaire pour SURL : « C’est comme les premières branlettes. Les premières branlettes, les sensations sont intenses et les suivantes un peu moins. Mais tu te branles toujours parce que t’aimes ça. (…) J’retrouverai jamais la sensation de ma propre main à mes débuts. » La première branlette ici, c’est la double livraison Or Noir. Grande est la surprise. Intense est le premier plaisir. Mais jamais nous, auditeurs, ne pourrons retrouver la même émotion, il faut l’avouer.
Persuadés que Kaaris n’a pas – encore – tout donné, on se convainc mutuellement qu’un retour aux sources est envisageable, pensant égoïstement que le rappeur peut assurément retrouver son niveau d’antan. Et si, lui, n’avait pas envie ? Et s’il n’en était plus capable ? Finalement, on agit toutes et tous comme un ex encore amoureux de sa première copine, à se remémorer le bon vieux temps, lire les premiers sms, écouter les premiers messages vocaux, s’imaginant il y a cinq ans, le jour de la première rencontre, le coeur qui battait la chamade, les mains fébriles, incapables de formuler ce que l’on ressentait en phrases claires, préférant le balbutiement approximatif. Il s’agirait sans doute de tourner la page et cesser d’attendre de Kaaris qu’il nous satisfasse comme avant, car si le rappeur a réussi à avancer, il faudrait que l’on puisse également se résigner à changer. Peut-être commencer à voir en Or Noir une madeleine de Proust, un souvenir fort de sens et éviter de le désagréger au travers des multiples et inévitables déceptions auxquelles on se confronte depuis. Tout en sachant qu’il n’a pas disparu pour autant, il est toujours là, tapi dans l’ombre, essayant de renouer contact, plus ou moins bien. Et quand il souhaite nous reconquérir, pourquoi rester de marbre et faire comme si nous n’étions pas heureux ? Son couplet sur « Mistigris » de Sofiane était magique, et la récente annonce d’une trilogie prévue à son fameux double-album est bien le signe d’une tentative de calmer les tensions, nous permettre de remettre en considération ses soi-disant « erreurs » de carrière, sans doute même de faire table-rase du passé et repartir sur de bonnes bases.
S’il fait le premier pas, c’est aujourd’hui à nous, public, de ne pas s’enfermer dans une idée préconçue de ce qu’Or Noir Pt.3 pourrait être, mais bien de croire en toute la force de celui qui, un jour, nous a permis d’affirmer que le rap français vivait ses plus belles années depuis très, très, très longtemps. Et si, au lieu de vouloir inlassablement revivre ses sensations du début, on essayait, pour une fois, de se laisser simplement porter, sans attentes préalables, sans jugements définis, de (re)donner aveuglément sa confiance. Au mieux, ce sera la confirmation que rien n’était joué et que notre intransigeance, pourtant mauvaise, a peut-être eu du bon sur son état d’esprit, mais pour se faire, il faudrait que l’on puisse juger l’album en tant que tel, et non en tant qu' »album-du-gars-qui-a-sorti-le-classique-que-j’adore-le-plus ». Au pire, on se sera trompé une énième fois. On aura encore perdu son temps à chercher du bon et on sera encore déçu. Mais bon, ce n’est pas comme si on n’était réduit à ne rien pouvoir écouter d’autre. Et puis, ça fait quand même déjà bien longtemps que la blessure d’amour est cicatrisée.