Chronique d’album : Kanye West – The Life of Pablo

Quel que soit leurs environnements, leurs religions ou leurs origines, les rappeurs – et plus largement les artistes – ont souvent exprimé la difficulté qu’ils rencontraient au moment de concilier la vie artistique et la vie spirituelle. De fait, le succès artistique va de pair avec la célébrité et s’accompagne généralement d’un cortège de tentations, entre substances illicites et groupies aux vertus légères, auxquels peu parviennent à résister. Dans le cas du rap, cette liste de péchés s’élargit aux paroles obscènes qui peuvent être prononcées, le genre de palabres qui poussent un Malice (ex-Clipse) rongé par les remords à se ranger auprès de Jésus à l’issue de sa carrière.

Ajoutez donc à ce cocktail empoisonné l’orgueil et la personnalité torturée de Kanye West, et voici que la problématique s’en retrouve décuplée. Une décennie auparavant, ce-même Kanye West était pourtant le cool kid de Chicago qui dépoussiérait les samples de soul et de gospel et faisait « marcher Jésus » au fil d’un titre. Entre temps, le rappeur-producteur-designer a payé l’opération qui a emporté la vie de sa mère avant de sombrer dans une dépression qui a sublimé sa musique et rendu son personnage d’autant plus instable. Après le chaos grandiose de Yeezus, Kanye est finalement venu nous livrer un septième opus que l’on ne voyait plus venir, tant les changements de titre et de tracklist se sont multipliés. Intitulé The Life Of Pablo, le disque – décrit par l’artiste comme un album de gospel – établit le parallèle entre Ye et l’apôtre Paul, qui a autrefois participé à la persécution de chrétiens avant de faire la rencontre du Christ ressuscité et de se repentir.

Des pistes 1 à 13 (soit les morceaux initialement dévoilés lors de l’avant-première au Madison Square Garden), l’album prend les contours d’une longue confession, tandis que les 5 derniers titres semblent constituer des titres bonus, chose que Kanye avoue à demi-mots dans l’outro de « 30 Hours ». Le projet s’ouvre sur « Ultralight Beam » un titre porté par des chœurs puissants qui s’inscrit dans la plus pure tradition gospel et donne immédiatement le ton de l’album. Il s’agit là pour l’artiste de trouver sa paix intérieure, et ce auprès de dieu : « Somewhere I can feel safe/And end my holy war »/« Quelque part où je peux me sentir en sécurité, et mettre un terme à ma guerre sainte ».

Par le biais de The Life Of Pablo, l’artiste entend se libérer du poids de ses (nombreux) pêchés, qui sont successivement étalés dans divers titres de l’album. L’adultère (« Father Stretch My Hands Pt. 1»), la luxure et autres pensées impures (« Closed eyes, see things […] You in my freak dreams »/« Les yeux fermés, je vois des choses […] Tu es dans mes rêves les plus fous » dans « Freestyle 4 ») sont ainsi dépeintes de manière crue, explicite, immonde même, comme pour mieux souligner leur caractère obscène. Dans « Pt. 2 » il va jusqu’à reprendre le titre « Panda » de Desiigner, la réponse brooklynite de Future, qui synthétise en une ligne ce style de vie malsain, ainsi que tous les vices qui lui sont inhérents : « I got broads in Atlanta, twisting dope, lean & the Fanta »/« J’ai des putes à Atlanta, qui préparent ma drogue, mon lean et mon Fanta ». En outre, Kanye ajoute à cette longue liste de torts son ambition démesurée, celle qui lui fait parfois perdre le sens des priorités et qu’il apparente à celle de son propre père dans un couplet d’une touchante sincérité : « Same problem my father had/All his time, all he had, all he had/In what he dreamed/All his cash »/« Les mêmes problèmes que mon père a rencontré/Il a mis tout son temps, tout ce qu’il avait, tout son argent dans ce en quoi il rêvait ».

Avant sa mort, Donda West avait confié dans son autobiographie que l’une des raisons qui avait provoqué son divorce avec le père de la superstar était la propension de Ray West à faire passer ses projets avant même sa propre famille. En effectuant un tel parallèle, le rappeur laisse l’auditeur entrevoir les tourments qui rongent son esprit. Kanye est effrayé à l’idée de perdre un havre de paix qu’il a désormais trouvé, et qui prend tantôt le visage siliconé de sa femme Kim Kardashian, tantôt le visage délicat de ses enfants, North & Saint West : « God I willing to make this my mission/Give up the women before I lose half of what I own »/« Seigneur, je suis prêt à faire de cela ma mission/Laisser tomber les femmes avant de perdre la moitié de ce que j’ai » (« FML »). Mais plus que tout, Kanye a peur de ne pas être accepté par Dieu, après avoir empilé les pêchés et remis en question sa foi à plusieurs reprises.

C’est précisément là que le parallèle avec Paul prend tout son sens. Tel un chant biblique, The Life Of Pablo vient rappeler que personne n’est trop mauvais pour trouver refuge auprès du tout-puissant. D’abord par une apostrophe de Kirk Franklin – fine fleur du gospel contemporain – à la toute fin d’« Ultralight Beam » puis par l’interlude « Low Lights » qui lui fait écho quelques pistes plus tard : « No matter what you’ve been through or where you’ve been he’s always there, with his arms open wide accepting me for who I am »/« Peu importe ce que tu as traversé il est toujours là, les bras grand ouverts, prêt à m’accepter pour qui je suis ». À l’instar de l’apôtre, qui a pu se repentir après avoir commis des choses atroces envers les chrétiens, l’homme aujourd’hui âgé de 38 ans a eu une illumination.

« Lost and beat up, dancin’ down there/I found you somewhere out »/« J’étais perdu et abattu, je dansais ici-bas/Je t’ai trouvé quelque part » chante t-il dans « Wolves ». Des mots forts qui pourraient aussi bien être adressés à sa femme qu’au Seigneur. Les deux figures qui lui permettent aujourd’hui de se reconstruire et de faire table rase de son passé après avoir traversé des moments particulièrement douloureux. Kanye apprend des erreurs, des siennes mais aussi de celles de son entourage. Ce qui lui importe aujourd’hui, c’est d’offrir le meilleur à ses proches, de les protéger « des putains de loups qui [les] entourent », et qui symbolisent aussi bien les tentations abjectes de la vie d’artiste que les personnes mal intentionnées, les « Real Friends » qui n’en sont pas vraiment. Il laisse finalement à Frank Ocean le soin de conclure, de sa voix claire, le titre d’une part, mais aussi très certainement l’album : « Life is precious/We found out, we found out »/« La vie est précieuse/On l’a compris, on l’a compris ».

Sur un plan plus musical, The Life Of Pablo ne constitue en aucun cas une révolution, et n’a pas réellement vocation à l’être. On n’y découvre pas une autre facette de la folie créatrice du personnage, et Kanye demeure ce rappeur tout juste correct, capable de se dépasser par intermittence comme de nous créditer de lignes complètement absurdes (au hasard : « You let your fridge open and somebody just took a sandwich »/« Tu as laissé ton frigo ouvert et quelqu’un s’est pris un sandwich »). En revanche, Yeezy se transcende en chef d’orchestre virtuose, qui définit l’architecture idoine pour laisser briller chacun de ses invités. Chaque sample, chaque back, chaque détail prend l’étendue de son sens dans l’album, et vient bonifier des pistes ingénieusement construites. On retiendra par exemple l’utilisation du morceau « Hit » des britanniques de Section 25 sur « FML », qui semble avoir été écrit pour l’occasion tant il répond aux lamentations autotunées de Kanye.

Après avoir retrouvé sa foi et s’être converti au christianisme, l’apôtre Paul de Tarse avait grandement contribué à l’expansion de sa nouvelle religion, allant notamment prêcher la parole chrétienne auprès de non-croyants. De son côté, entre deux séries de tweets enflammés, Kanye West clame à qui veut l’entendre qu’il souhaite désormais rendre le monde meilleur. « All positives vibes ». Le rappeur va jusqu’à réclamer un milliard aux riches magnats que sont Larry Page et Mark Zuckerberg pour l’aider à mettre en place des idées qui nous sont encore inconnus et que l’on imagine volontiers farfelues. Que ce cher Ye prenne note : le véritable Paul n’avait pas besoin de mécène pour accomplir de nobles causes.

Date de sortie : 14 février 2016
Label : Def Jam, G.O.O.D. Music
Note : 8,5/10

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