Kendrick Lamar – To Pimp A Butterfly

Deux ans et demi. C’est la durée qui sépare Good Kid, Maad City du nouvel opus To Pimp a Butterfly. Un titre qui ressemblait beaucoup à un effet d’annonce mais qui finit par prendre tout son sens lors de « Mortal Man », dernier morceau du projet. Mais cette absence de Kendrick Lamar ne s’est pas réellement fait sentir, car tout simplement le bougre n’aura cessé de distiller ça et là quelques couplets dévastateurs afin de nous sustenter : son feu d’artifice sur le titre « Control » de Big Sean, le « cypher » TDE pour les BET Awards 2014 et enfin la publicité Beats by Dre. À part ça, il parcourt le monde lors de concerts ou festivals défendant bec et ongles les titres de son désormais classique Good Kid, Maad City.

Composé de 16 titres (interludes compris), To Pimp a Butterfly frappe par sa musicalité teintée de sonorités funk, jazz, soul issue des 60’s et 70’s. Seuls les producteurs Pharrell Williams, Rahki & Fredrick « Tommy Black » et Sounwave ont survécu à la transition entre les deux derniers projets de Kendrick Lamar. Du coup, plusieurs nouvelles têtes apparaissent parmi lesquelles Flying Lotus, Boi-1da, Lovedragon, Knxwledge, Tae Beast (même si certains font des apparitions dans des projets antérieurs à Good Kid, Maad City) et la bonne surprise Taz Arnold du groupe Sa-Ra. Un parterre de compositeurs qui offre un univers cohérent où l’enfant de Compton peut s’y épanouir en toute liberté.
À aucun moment ce dernier ne parrait être pris de vitesse par les productions qui semblent avoir été taillées avec précision pour l’occasion. La présence d’instruments live sur la majorité des titres n’y est pas étrangère. Ainsi, les cuivres joués par Terrace Martin, l’un des architectes sonores les plus importants de l’album, apportent cette touche à la fois chaleureuse et dramatique que l’on pouvait retrouver dans les films de Blaxplotation. Une direction artistique qui peut désorienter les auditeurs glanés grâce à Good Kid Maad City, certainement plus habitués à voir Kendrick performer sur des morceaux plus conditionnés aux clubs. L’Angelin prend également à contre-pied bon nombre de ses collègues ayant sorti un projet récemment (Drake, Big Sean, Wiz Khalifa, etc.), le rappeur embrasse totalement cette nouvelle voie et propose à son auditoire d’entamer une initiation musicale plus poussée. Dans la lignée du Niggaz4Life de N.W.A accouché en 1991, d’un Miseducation of Lauryn Hill sorti en 1998 ou d’un Black Messiah de D’Angelo délivré l’année dernière, l’album de K.Dot est à l’ampleur du talent de l’artiste et surtout de sa réflexion : énorme.

Il nous emmène dans ce virage avec le lancement du premier titre « i », puis par la déferlante médiatique causée par « The Blacker The Berry » un peu plus tôt cette année. Les propos du rappeur sont beaucoup plus engagés que dans son précédant album et si sa posture était plus narrative dans Good Kid Maad City, cette fois Kendrick ose donner son opinion sur les sujets très sensibles comme le racisme, les inégalités, et un constat de la communauté afro-américaine. Tantôt pointant du doigt la machine américaine (représentée par la Maison Blanche et le juge présents sur la cover de l’album) à travers entre autres le titre « The Blacker The Berry », tantôt mettant les membres de sa communauté face à leurs responsabilités comme dans le titre « i » ; le rappeur rend le pouvoir à l’homme noir si souvent décrié dans une Amérique encore titubante au lendemain d’émeutes : affaire Trayvon Martin et Eric Garner.
C’est dans cet esprit qu’un titre comme « Complexion (A Zulu Love) » prend tout son sens : « Dark as the midnight hour, I’m bright as the mornin’ Sun »/« Aussi noir que minuit, je suis aussi éclairé que le soleil matinal ». L’artiste y manie ironie et sarcasme : « Sneak me through the back window, I’m a good field nigga/ I made a flower for you outta cotton just to chill with you »/« Fais moi passer par la fenêtre de derrière, je suis un bon nègre des champs/ J’ai fait une fleur à partir de coton juste pour trainer avec toi ». À noter que Kendrick est formidablement bien épaulé par la rappeuse Rapsody, protégée du producteur 9th Wonder, qui n’aura pas à rougir de son échange textuel avec le lyriciste de Compton.
Mais le point d’orgue émotionnel de To Pimp a Butterfy reste la conversation entre le défunt rappeur Tupac Shakur et Kendrick Lamar dans le titre « Mortal Man ». Un instant conçu à partir d’une interview donnée par Makaveli deux ans avant sa mort, l’échange entre les deux hommes paraît plus vrai que nature. Une espèce de consécration car dès Section.80 et l’outro du titre « Hiiipower » (lorsqu’il crie les mots « Thug Life »), le rappeur commence déjà à tracer les lignes d’une éventuelle collaboration avec l’icône rap grâce à un rêve où Pac lui serait apparu, lui demandant de continuer de prêcher son rap pour que son héritage ne s’éteigne jamais. Porte voix de toute une communauté au cours de sa vie, la conscience politique de Tupac dégouline de toute son œuvre discographique. C’est exactement ce que nous retrouvons aujourd’hui avec To Pimp a Butterfly.

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Un projet intimiste donc, où l’on apprend que le rappeur a souffert de dépression à la suite du Good Kid Maad City. Les effets collatéraux (« The Survivor’s Guilt » comme disent les Américains dans le 2ème couplet du titre « U ») ? Une spiritualité grandissante et le rôle de leader (le morceau « How Much A Dollar Cost ») qu’il semble embrasser de manière plus frontale suite à différentes épreuves traversées (les quelques pensées suicidaires qu’il mentionne dans « Momma », « These Walls » ou encore dans le titre « U »).
Tout cela fait de cet album son exutoire et la psychanalyse effectuée à travers les titres du projet ne les rendent que plus attachants. Il réussit le tour de force de nous faire ressentir les émotions qui l’ont traversées grâce à un « story telling » impressionnant et c’est sans doutes là où Kendrick Lamar se distingue des autres rappeurs de sa génération.
C’est dans cet esprit que l’opposition du titre « U » et « I » tant sur la forme que sur le fond prend toute sa dimension. Des morceaux auto-critiques poignants et introspectifs où le rappeur se lâche littéralement sans la crainte d’être pointé du doigt ou jugé. Sa bluffante habilitée à changer de voix (par exemple sur le titre « You Ain’t Gotta Lie » lorsqu’il imite sa mère) nous rappelle Eminem et le morceau « Kill You » ou Notorious BIG sur « Gimme The Loot » extrait de Ready To Die.
Kendrick Lamar est en mission et tel un messie, il est investi de la responsabilité de reconquérir le cœur des brebis égarées pour insuffler un nouvel espoir (avec le très réussi « How Much A Dollar Cost ») à une communauté aveuglée par des idoles et de mauvaises croyances symbolisées par Lucy (jeu de mot pour Lucifer) dans l’interlude « For Sale ».

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Une partie des auditeurs de la galette To Pimp a Butterfly passera peut être à travers le message que l’artiste tente de délivrer, et c’est tout à fait compréhensible. Quant à ceux qui auront assimilé la démarche artistique et compris sa quête existentielle entamée depuis Section.80, Kendrick Lamar dénote dans une industrie s’aseptisant de plus en plus et qui désacralise certains mots comme « nigga » car jugés à la mode. Réaliser cet album aujourd’hui alors que tout le monde l’attend au tournant au sortir de son dernier projet unanimement acclamé par l’opinion public, n’est pas le fruit du hasard.
Et si l’artiste avait savamment orchestré la sortie de son Good Kid Maad City en fédérant toute une masse à travers des titres plus accessibles tout en restant porteurs de messages forts pour attirer l’attention de tous, sur des sujets de société qui lui tiennent viscéralement à cœur grâce à To Pimp a Butterfly ?

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Car l’artiste incarne l’histoire de la communauté afro-américaine en se la réappropriant de la plus belle des façons : une maitrise parfaite de son art, un message fort et puissant sans verser dans des clichés ou la violence de certains propos (comme le titre « I Wanna Kill Sam » d’Ice Cube). C’est avec virulence et passion que le rappeur explique l’étymologie de« niggas » à la fin du titre « i », un terme souvent utilisé de manière légère, simpliste et ignorante. L’artiste revendique que la pire des erreurs serait d’ôter toute la substance du mot en le laissant se banaliser dans la bouche de personnes non averties de son sens.

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Au final, c’est un quasi sans fautes que nous livre là King Kendrick. Aucun invité n’est superflu, chacun contribue même à apporter sa pierre à l’édifice du projet en lui offrant liant et cohésion. Ainsi, cet univers (re)crée durant une heure aura du mal à s’estomper le dernier morceau terminé. Classique ou non, c’est une œuvre politisée qui passera inévitablement l’épreuve du temps au même titre qu’It Takes A Nation To Hold Us Down de Public Enemy ou de Death Certificate par Ice Cube. Au vu des réactions générées par ses pairs quelques jours après la sortie du projet, To Pimp A Buttefly de Kendrick Lamar a déjà remporté son premier pari. Désormais, il ne reste plus que  la tâche la plus ardue, celle d’élever les consciences d’une masse gâtée (d’où l’analogie du papillon dans le titre de l’album et du mot « pimp » qui prend ici le sens « d’améliorer »), habituée à entendre ce qu’elle veut mais très souvent réfractaire à l’idée d’écouter ce dont elle a besoin. Coup de chance, le rappeur de Compton semble avoir trouver la formule pour allier les deux.

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