Kickeuses & Rap Game Français : chronique d’une passion contrariée
Depuis Diam’s et ses millions d’albums vendus, les rappeuses se sont faites rares. Ou du moins c’est ce que l’on pensait. Et puis Shay est arrivée, provoquant un buzz mais aussi un espoir de davantage de visibilité pour toutes ces emcees que l’on entend si peu. Alors, le glas d’une nouvelle ère aurait-il sonné pour toutes celles que l’on ne connaît pas (encore) assez ? Depuis ces artistes qui ont fait le hip hop des années 90/2000 jusqu’aujourd’hui avec LaGo, Sianna, Pand’or et les autres, état des lieux d’un rap féminin en pleine mouvance.
À la genèse
1999. La jeunesse française danse sur Angela du Saïan Supa Crew, exulte dès les premières notes des Princes De La Ville du 113, et s’attendrit au son de la voix de Pit Baccardi qui chante Si Loin De Toi.
Au cœur de cette époque ultra prolifique pour le rap, émergent les premières voix féminines, puissantes et contestataires, celles des pionnières qui poseront de solides jalons sur une route jusque là majoritairement réservée aux hommes.
Elles, ce sont Sté Strausz, Lady Laistee, Princess Aniès ou Diam’s. Chacune d’entre elles, à sa manière, distille autant de girl power que de vastes désirs fédérateurs dans un contexte où rap et mixité ne font pas bon ménage. Elles manient les mots comme des upercuts qui cognent là où ça fait mal : violence masculine, machisme, sexisme. Au gré de leurs flows, leurs textes s’érigent souvent en manifestes politiques pour prôner une vision d’un rap jeu enfin mixte, interroger la féminité, et placer la femme au cœur du débat. Avec leurs centaines de milliers de disques vendus, ces artistes portent haut l’étendard d’un rap féminin et rassembleur. D’ailleurs, en 2006, c’est Diam’s qui vend le plus d’albums en France. Une première pour une rappeuse, et une dernière aussi, hélas. Car malgré leur talent, dès la fin des années 2000, la plupart des emcees féminines, aussi clairvoyantes soient-elles comme Casey ou Keny Arkana, vont peiner à accroître leur visibilité. Comme si elles étaient condamnées à l’underground.
Où sont les femmes ?
Alors qu’elles étaient trois fois moins nombreuses que les hommes à écouter régulièrement du rap en 1997, elles seraient aujourd’hui 25% contre seulement 12% des hommes [Rapport des Pratiques Culturelles des Français du Ministère de la Culture. Etude réalisée en ligne par YouGov pour 20 Minutes en avril 2015, ndlr]. Une évolution remarquable qui prouve que les mœurs changent, mais qui soulève néanmoins une question cruciale : Pourquoi alors une si écrasante dominance masculine derrière le mic ?
Pourtant, elles sont bel et bien là, ces artistes pétries de talent et de convictions. Nombreuses et déterminées, elles forment un terreau fertile qui ne demande qu’à s’épanouir. Sauf que leurs voix peinent à se faire entendre en dehors des réseaux d’initiés. Dans les médias, sur scène, leurs productions sont diffusées au compte-goutte, comme si l’on essayait de faire croire au public qu’elles étaient rares, voire inexistantes. Dans une ère où le rap bouillonne de créativité, toutes générations confondues, les femmes semblent être reléguées au second plan. La faute à qui ? Aux décisionnaires qui oeuvrent dans les majors ? Aux programmateurs ? Ou alors au machisme ambiant qui sévit en général dans la société ?
C’est l’avis d’Héloïse Bouton, militante féministe et férue de hip hop, qui a crée le site Madame Rap pour, explique-t-elle « montrer aux gens qu’il y a des tas de femmes qui rappent dans le monde entier, le problème, c’est leur invisibilisation ».
Selon elle, le rap souffre d’homophobie et de sexisme, bien qu’elle confie être « moins choquée par les propos sexistes des rappeurs que par ceux des dirigeants politiques ».
Un bien âcre constat que semble partager l’ancienne et la nouvelle génération de rappeuses, lassées d’être jugées en tant que femmes, et ensuite seulement en tant qu’artistes. LaGo s’en amuse, et avoue entendre (trop) souvent des remarques du type « Mais c’est toi qui écris tes textes ? » ou encore « J’aime pas les femmes qui rappent, mais toi oui ». Malaise.
Dans le documentaire Le rap au Féminin signé France Culture et réalisé en 2015 par Andrada Noaghiu et Anna Szmuc, Princesse Aniès admet elle aussi être martelée de tristes apostrophes telles que « Tu rappes bien pour une femme ! ».
Elle rectifie : « Je fais du rap avant d’être une rappeuse (…) Y’a pas d’hommes ou de femmes, tu viens, et t’écris ce que t’écris ».
Mais quand une femme parle fort, que ce soit dans un open mic ou à l’assemblée nationale, c’est parfois gênant pour le patriarcat. Car si le rap est connu pour être historiquement misogyne, ne l’est-il pas tout autant que la pop ou la politique ? Sur le net, au dessous des clips des jeunes rappeuses, les commentaires à l’égard de leur physique et de leurs tenues vont bon train et évoquent ceux, tout aussi consternants, des députés de l’hémicycle lorsqu’ ils s’expriment au sujet de la robe à fleurs de l’ex-ministre de l’égalité des territoires Cécile Duflot.
Alors, reste une solution, choisie par la plupart de celles qui font la nouvelle scène rap, celle de gommer sa féminité afin de ne pas être jugée pour et à travers celle-ci. Lyricalement ou via l’apparence, les rappeuses semblent s’approprier des codes masculins pour dissimuler, au maximum, ce qui compose leur féminitude.
De l’art de la dichotomie
« Biiiiiatch !!! » Les ancien(ne)s se souviennent de ce mot scandé haut et fort au milieu des années 90, et pour la première fois de la bouche d’une artiste féminine, par une Lil’ Kim fière et haut perchée sur d’immenses cuissardes Son invective, à l’image de son premier album Hard Core, représente tout un symbole. Impériale et outrageusement sexy, elle se réapproprie un langage masculin pour mieux reprendre le pouvoir.
Tel est aussi le crédo défendu par l’écrivaine Marie Debray dans son livre intitulé Ma Chatte, Lettre à Booba. Paru il y a tout juste un an, il propose une relecture féministe de l’œuvre du rappeur. Dans une interview pour le site Madame Rap, elle analyse : « Dire ma chatte, c’est se réapproprier un territoire ».
Ainsi, les rappeuses d’aujourd’hui brouillent les frontières en injectant du thug à leurs textes, en les désexualisant à tout prix. « Bien sûr que je me cache derrière mes lunettes et ma queue de cheval, je me suis crée un personnage pour ne pas qu’on s’attarde sur ma féminité », confirme LaGo. Elle ajoute : « Parler de sexualité ? Impossible pour une rappeuse, sinon on est cataloguée direct ».
Il est vrai qu’en France, hormis les sœurs Orties, Liza Monnet ou Billie Brelok qui lâche un clinique « Quand je jouis ça gicle » dans son morceau Bâtarde, rares sont celles qui s’autorisent à parler sexe. « Il y a déjà un mépris global du rap, même du rap masculin, considéré encore comme une sous-culture, alors quand ce sont de femmes qui parlent de leur sexualité, c’est pire, ça effraie », commente Héloïse Bouton.
Et puis il y a eu Shay, qui a réussi à se frayer un chemin sur l’autoroute du succès, en faisant au passage un joli pied de nez à ses homologues masculins avec ses millions de vues pour les clips PMW et Biche. Sa force ? Cultiver, avec maestria, une image à mi-chemin entre la baby doll et le gangster. Chez elle, tout est contraste, tout est binaire.
A l’instar d’une Nicki Minaj Outre-Atlantique, ses propos thugs s’entrechoquent contre ses courbes qu’elle se plaît à mettre en valeur, et les mâles qui auraient dans l’idée de se faire trop dominants battent en retraite à l’écoute de ses punchlines acérées comme dans XCII, « Ils me prennent pour une chienne/ Ils se trompent, je ne suis pas très fidèle ».
Résultat ? Ca fonctionne, le public, féminin comme masculin, adhère. Sans doute parce que sa part féminine brille autant que sa part masculine, et que chacun peut donc y reconnaître un peu de soi. La rappeuse Sianna, elle, en est persuadée : « Les choses sont en train de changer, on le voit avec Shay qui cartonne, tout le monde l’écoute, hommes comme femmes, tout le monde. »
Et c’est en ça que la star belge représente un espoir dans l’hexagone. A l’instar du chantier entrepris il y a déjà plus d’une décennie par les rappeuses américaines comme Eve par exemple, Shay assoit et assume une image jusque là inexistante dans le rap français, celle de la bombe sexuelle qui assume et qui emmerde ceux qui ne sont pas d’accord. Alors, construction médiatique ? Leçon de féminisme ? Peu importe, reste que c’est une prise de position, claire et assumée, et qui n’est pas sans rappeler les théories féministes si justes et libertaires que Virginie Despentes expose dans son ouvrage King Kong Théorie.
Vers une nouvelle ère ?
Quant à la relève, elle est là, toute jeune, mais déjà si peu candide. Au Printemps dernier, ont eu lieu les Rencontres Départementales des Jeunes contre le Sexisme. Réalisée dans le cadre du projet, une vidéo a beaucoup tourné sur la toile ces derniers mois. On y voit des rappeuses en herbe du collège de Bondy en Seine Saint Denis, réunies sous le nom de Sexion Brosso, interpeller des mastodontes du hip hop français : « Toi Gradur, Orelsan, Kaaris ou Booba, vous faites grave pitié, en vrai les gars, vous faites genre on est trop puissants, mais en vrai vous êtes soumis à l’argent/ On ne veut plus de rimes de machos/ Bientôt fini de nous prendre pour des quiches, fermez vos bouches on n’est pas vos caniches ».
C’est de bonne guerre, c’est gonflé, c’est intelligent. Et c’est une démarche, parmi tant d’autres, qui présage un bon augure pour le rap féminin. Car elles sont de plus en plus nombreuses ces rappeuses douées qui font leur place, lentement, mais sûrement.
L’une d’elle, Pand’or, que l’on a pu voir l’année dernière dans le remarquable film Max et Lenny de Fred Nicolas, semble confiante en l’avenir. « Le rap féminin a vraiment sa place, parce que je pense que les gens écoutent avant tout du rap, et pas du rap féminin » confiait-elle récemment au magazine Surl.
Alors oui, en une décennie, les choses ont changées. Le rap contestataire est en berne, certes, et la nouvelle génération de femmes porte désormais haut l’étendard de l’égotrip. Exit les plaidoyers pro-féministes de leurs aînées, place aux lyrics qui mettent le Moi en avant. La lutte pour l’égalité des droits serait-elle entérinée ? Pas sûr, lorsqu’on observe l’insoutenable déclin des acquis des femmes dans le monde entier. Mais il se peut que les effets du capitalisme aient insidieusement pénétrés les rouages du rap féminin. C’est en tout cas l’opinion que partage LaGo : « On nous fait croire que l’homme et la femme sont égaux, donc quand on rappe on fait pareil que les hommes, et les hommes ne parlent pas de sujets de société, ils parlent d’eux, c’est du rap capitaliste ! C’est très classifié, si tu fais du rap engagé aujourd’hui, tu es mise dans une case directement. Et puis on est nées avec des droits, il n’y a plus rien à défendre ».
Sianna, de son côté, voit aussi cela comme une continuité logique, et certainement pas malheureuse. « Si les femmes sont plus dans l’égotrip qu’avant et moins dans la dénonciation, c’est l’évolution du rap qui veut ça, tout simplement », témoigne-t-elle. Et quand on écoute les textes sagaces et le second degrés assignant de Ladea, Pumpkin, ou A2N, les textes des pionnières des nineties résonnent comme d’inespérées réminiscences. Houda Benyamina, réalisatrice du film Divines, en parlerait sans doute comme du rap « qui a du clito ». D’ailleurs, récemment, c’est Pand’or qui évoquait cette idée à nos confrères de Surl : « C’est à toi de porter tes couilles et d’y aller. Y’a vraiment pas mal de meufs qui posent, elles ont du fond, de la forme et de la rime, et franchement elles rappent mieux que les trois quarts des mecs. (…). On est moins nombreuses et entre nous y’a pas de concurrence, on se serre les coudes ».
Avec dextérité et solidarité donc, c’est certainement cette nouvelle génération, et la prochaine, qui renouvelleront cet air trop testéroné et sclérosé qui fait suffoquer le rap français. Et bien que les frenchies adorent critiquer les américains, on sait qu’ils reproduisent exactement tout ce qu’ils font, mais dix ans après eux. Espérons donc que les victoires remportées par les rappeuses aux USA résonneront bientôt, et de façon concrète, en France.