Kid Cudi, le parcours capricieux d’une étoile filante

“Day ‘n’ nite, The lonely stoner seem to free his mind at night”. Un refrain qui a infiltré et infusé la mémoire collective, propulsé son auteur à la face du monde et chahuté les lignes de la raposphère. C’était en 2008. Depuis, la – pourtant bien roulée et bien huilée – machine Kid Cudi s’est curieusement enrayée. Une fulgurance quasiment tuée dans l’œuf, de l’or transformé en plomb.

 

La tête dans les étoiles

 

Scott Ramon Seguro Mescudi a 15 ans. Ses deux frères et sa sœur l’ont initié au hip-hop. Il a grandi en écoutant du Run-DMC, Kurtis Blow, LL Cool J, Salt ‘N Pepa ou Queen Latifah, a mûri avec Biggie, 2Pac, Jay-Z ou Snoop. À présent, il s’engoue pour la verve consciente et les beats audacieux de Pharcyde, A Tribe Called Quest ou The Roots, adule le style coulant de Lil Wayne et freestyle sur du Wu Tang. Il goûte le rock aussi, surtout Red Hot Chili Peppers et Coldplay. Il devra plus tard ses productions hybrides et planantes à ses penchants et sa culture éclectiques.

 

Mescudi a 20 ans. Il a posé ses valises à New York et rêve de rap. En attendant, il vend des fringues pour Bape, dans le flagship que la griffe nippone vient d’ouvrir. Là-bas, il y croisera pour la première fois Kanye West, venu faire ses emplettes. Mais son oncle, chez qui il vit alors, supporte mal la colocation et finit par le chasser de la maison. Les deux s’embrouillent, Scott est furax. Quelques poussières d’années plus tard, en 2006, le tonton décède. La suite est historique : “Je ne me suis jamais excusé [auprès de lui] pour ça, et ça me tue. C’est pourquoi j’ai écrit « Day ‘n’ Nite ». S’il n’avait pas été là pour m’accueillir chez lui pendant ces quelques mois, il n’y aurait pas eu de Kid Cudi. Ça m’a brisé de le voir partir, mais ça m’a fait un effet genre : « Désormais je dois absolument accomplir ce destin» ».

 

 

Kid Cudi a 23 ans. Il livre sur la toile son tubesque « Day ‘n’ Nite », pensé main dans la main avec Dot da Genius. Hypnotique et entêtant, hip-hop et électro, mélancolique et dansant. A-Trak est l’un des premiers à passer le morceau lors d’une fête donnée en l’honneur de Kanye. Dans la foulée, Cudi signe sur le label indé du DJ, Fool’s Gold. « Day ‘n’ Nite » affole et enfièvre, explose littéralement. Le titre sera copieusement remixé, de Pitbull à Jim Jones en passant par Jermaine Dupri, Trey Songz ou Styles P. Exhortée par A-Track, la paire électro de Crookers le réorchestre à son tour et à sa sauce. Leur version deviendra un incontournable des clubs et un mega-hit mondial, devançant le succès déjà glouton de la version originale en Europe. Ironie de l’histoire, Kid Cudi recale Drake, qui l’approche pour enregistrer un remix officiel du morceau, pour cause de différends artistiques. Quelques années plus tard, le premier qualifiera le second de rappeur matérialiste. Peu de temps après avoir lâché sa première mixtape, A Kid Named Cudi, brassant des sonorités indie rock, électro, dubstep et hip-hop, la jeune pousse intègre l’écurie G.O.O.D. Music, sous l’aile bienveillante de Yeezy. Fin 2008, le rappeur incarne le renouveau de la scène hip-hop en couverture du magazine XXL pour la traditionnelle « Freshman Class ». À ses côtés, posent les « cool kids » Asher Roth, Wale, B.o.B, Charles Hamilton, Cory Gunz, Blu, Mickey Factz, Ace Hood et Curren$y. En réalité, King Cudi et sa créativité bouillonnante les surclassent tous. Il ne le sait pas encore, mais la tendance s’inversera. Bientôt réédité en tant que premier single de l’album Man on the Moon: The End of Day, « Day ‘n’ Nite » se hisse dans le top 5 du Billboard Hot 100. Le morceau comptabilisera plus de 2 millions de téléchargements légaux aux États-Unis. Le clip aux influences pop art réalisé par le graphiste frenchie So-Me inscrit pleinement Cud dans l’héritage esthétique de Kanye West.

 

Le premier volet de la trilogie Man on the Moon ancre sa signature : un phrasé mi rappé-mi chanté, un flow flegmatique et velouté, des textes sombres et introspectifs sur des beats souples, des vapeurs electro, pop, r’n’b et grunge, une atmosphère éthérée, irréelle, à la fois ténébreuse et lumineuse. L’opus comprend un casting trois étoiles, avec Kanye, Common, Wale, Ratatat et MGMT, et un deuxième single fracassant, « Pursuit Of Happiness », certifié disque de platine. Il grimpera logiquement au sommet des charts et s’écoulera à plus de 500 000 exemplaires sur la seule terre de l’Oncle Sam. Le kid ne ressemble à personne d’autre, sa musique est bipolaire et inclassable, se place dans un drôle d’ailleurs, aux confins nébuleux. Il inspira même, en partie, à West son 808s & Heartbreak, pour lequel il co-écrivit quatre titres et prêta son flow. C’est que les deux se sont bien trouvés ; ils expérimentent et innovent sans relâche. Ils initièrent et popularisèrent notamment le rap mélodique, avant que tout le monde ne s’y essaie et n’écule le genre. Ye confirme : « Moi et Cudi sommes les instigateurs de ce style, un peu comme ce qu’Alexander McQueen est à la mode, tout le reste c’est juste du Zara et du H&M ». Les créateurs contre les copieurs. Le tandem bûchera de nouveau ensemble sur la série Good Friday, « Christian Dior Denim Flow », « The Joy » ou « Guilt Trip », ainsi que la compilation Cruel Summer.

 

Kid-Cudi-Kanye-West

 

Kiddy a la gueule du « boy next door », du bon pote. Un mec droit dans ses pompes qui n’agite pas son argent au nez et à la barbe du peuple et musarde en marge du rap game. Avant-gardiste et bankable, branché, simple et sympa. Le emcee tient un rôle récurrent dans la série, géniale, How to Make It in America et enquille les collaborations, de Jay-Z à David Guetta, en passant par Snoop Dogg, Pharrell, Shakira, Robin Thicke ou Asher Roth et B.o.B (pour la tournée The Great Hangover). La crème des artistes du moment se l’arrache. Il est la quintessence du cool. Son second album, aérien, bigarré, et boursouflé de ses affres, Man Of The Moon II : The Legend Of Mr Rager, s’élève directement à la troisième place du Billboard 200. Il sera estampillé disque d’or, comme le précédent. Scotty ne semble plus toucher terre, il chutera pourtant brutalement.

 

Le grand plouf

 

Kid Mescudi a 26 ans. Echauffé par une carrière à son climax, il s’aventure à fonder son propre label, Wicked Awesome Records, et un projet rock avec Dot da Genius, baptisé Wizard, clin d’œil au morceau du groupe de heavy metal Black Sabbath. Wizard sera tour à tour renommé 2 Be Continuum puis WZRD. L’album éponyme du duo, fleurant Electric Light Orchestra, Jimi Hendrix, Nirvana ou encore Pink Floyd, s’alignera dans les bacs en 2012, sous la houlette d’Universal Republic et Wicked Awesome Records. Peu de temps après sa sortie, scellée par un flop, le rappeur reconverti en rockeur s’emballe violemment contre Universal Republic sur Twitter : « Mon connard de label n’a envoyé que 55 000 exemplaires physiques parce qu’il traite cet album comme un petit projet indé. Donc je m’excuse au nom de mon connard de label, et je m’excuse pour le manque de promo, encore une fois, c’est à cause de mon connard de label. […] Ils ont essayé de me mettre la pression pour que je leur sorte un autre MOTM, mais vous savez quoi ? J’emmerde tout ça, le nouvel album est WZRD. » C’est le début de la fin. Cudi a des envies d’émancipation. Il commence par s’éloigner à tâtons de G.O.O.D. Music, jusqu’à acter leur séparation en avril 2013. « The Duder » veut se la jouer solo et affranchi, le boss du rap game ne lui en veut pas. Le même mois, il lâche Indicud, qui marque son retour au hip-hop, poussé par Hit-Boy. Le line-up, composé d’Haim, RZA, Michael Bolton, Kendrick Lamar et A$AP Rocky, claque fort. En bonus, l’album exhume et remixe le tube « Pursuit of Happiness ». Mr Rager pique son ancien employeur en posant « the lost black sheep of G.O.O.D. Music / only good for a hook, huh? » (« le mouton noir perdu de G.O.O.D. Music / seulement bon pour un refrain, hein ? » et brandit son indépendance comme un étendard : « I don’t need nobody » (« je n’ai besoin de personne »). Il définit Indicud, pourtant faiblard et foutraque, comme son Chronic 2001. A l’instar de Dr Dre, il s’improvise chef d’orchestre ubiquiste. Le bonhomme est aux manettes de la quasi-intégralité des productions, rappe, griffonne les lyrics, et joue les pygmalions en impulsant son pote King Chip, qu’il invite sur pas moins de trois morceaux. Son ego a gonflé. Sur twitter, Scott Mescudi s’appelle « The chosen one » (« L’élu »). En interview, il parle de lui à la troisième personne. Se frotte le ventre en évoquant son intégrité artistique, lui qui fait ce que bon lui chante et ne cède pas aux sirènes du bling-bling et du refrain facile. Se félicite de gérer comme il l’entend son agenda et ses apparitions médiatiques, aussi : « Je n’ai pas besoin de faire des interviews tout le temps. Je n’ai pas besoin de publier des vidéos tout le temps pour que vous voyiez ma tête. Je n’ai pas besoin de livrer un morceau toutes les deux semaines pour me sentir légitime ». Il le démontrera un an après en sortant de sa caquette le futuriste Satellite Flight: The Journey to Mother Moon, qu’il leakera sur la toile sans prévenir personne. À la Beyoncé. Il décrira l’album comme le meilleur de ses projets.

 

 

Cud se fout de livrer des sons en catimini. Sa musique est son plaisir égoïste et coupable. Ce qui lui importe, c’est d’accomplir sa vision créative, novatrice. Il n’écoute pas la radio, emmerde le système et les tendances commerciales fugaces, se terre de plus en plus dans l’underground et le revendique à l’excès. Il s’englue dans une posture de rebelle et de génie incompris, crache à l’envie sur le hip-hop mainstream aussi. En mars 2014, dans l’émission The Arsenio Hall show, Kid assène : “Je pense qu’il faut mettre fin à la vantardise, le truc de la monnaie, du cash et des putes. J’ai le sentiment que ça nous ramène en arrière en termes de culture, en tant que Noirs. On fait la même chose depuis des années maintenant ». Quelques semaines plus tôt, il clamait déjà auprès de Complex : « Je ne dis pas que tout le monde doit faire du Kid Cudi, parce que mon délire est vraiment particulier, complètement Scott Mescudi. […] Il y a juste des tas de négros qui essaient d’être flashy et cool et c’est ridicule ». A vrai dire, Scott n’a plus tellement envie de rapper : “J’ai besoin que les gamins aient conscience que je ne vais pas rapper si je ne suis pas inspiré». Encore moins d’être étiqueté rappeur. Il se veut avant tout artiste et créateur, insaisissable et hors-limites. Enfin, Scott se réfugie dans le cinéma, sa vraie vocation (« J’ai toujours voulu être acteur ») ; empile les rôles et s’essaie à la production. Sa musique elle-même est cinématographique, scénarisée, esthétique.

 

Le 4 décembre dernier, Mr Solo Dolo livrait dans l’indifférence quasi générale Speedin’ Bullet 2 Heaven, son cinquième album. Et s’empressait de tweeter que le livret d’accompagnement avait – Ô grossière erreur – catégorisé par inadvertance l’opus comme “hip hop/rap », au lieu d’« alternatif ». SB2H – que son auteur décrit comme « la forme la plus pure de [son] « moi » artistique » – est dédié à « tous ceux qui souffrent d’une maladie mentale » et sonne comme une catharsis de 26 titres (18 sur la face A et 8 sur la face B). Archi personnel, il ne comporte aucun featuring et se pose comme le plus expérimental de tous les projets de Mescudi. Il est bancal et unique, brouillon et fascinant, convoque le grunge, le punk et le rock indé des nineties. Tout sauf le hip-hop. Les ventes sont à la peine. A force de jouer les dissidents, Kid Cudi s’est brûlé les ailes. Las, les gens ne le suivent plus, il les a égarés, s’est auto-ostracisé. « Perdu de vue #WillyDenzey ».

 

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Kid Cudi s’est fourvoyé et hasardé il y a maintenant cinq ans sur un chemin de traverse, obscur, étrange, interminable. Distancé par Drake, Kendrick Lamar, Big Sean et consorts – qui jouaient pourtant petits bras lorsque lui montait en puissance – l’ex prodige du rap s’est fracassé la mâchoire sur le trône de la gloire mais son indépendance est restée intacte.

 

 

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