Kodak Black, la misère en milliards de pixels
Mesdames, Messieurs, Dieuson Octave.
Les jolies couleurs sont cruelles, fourbes. Elles peuvent mentir impunément, narguer jusqu’à ce que folie s’en suive. L’orange mandarine recouvrant les murs d’une bonne partie des baraques du quartier de Kodak Black est joli. A première vue, on dirait même “chaleureux”. D’ailleurs en France, on recouvre le gris (qui lui ne ment pas) de bien des immeubles crasseux, par ce genre de tons, pour égayer le moral des habitants et rassurer les étrangers. Des cache-misère sociale.
Mais la seule chaleur qu’a dû ressentir Kodak en grandissant dans ce quartier, c’est celle de l’étouffant soleil floridien trempant ses tempes dans une puante transpiration. Les yeux rivés sur ces baraques uniformes des étés entiers, servant de toit à des tueurs et des veuves, des dope boys et des camés, des violeurs et des gosses illégitimes. Un espace de guerre quotidienne, qu’il s’agisse de tirer sur un mauvais payeur ou de mettre un foutu bout de porc dans le griyo haïtien des marmots. “Blood, sweat and tears” disait Churchill. “Blood, sweat and tears… And revenge”, rajoute Kodak Black à propos de toute sa jeune vie, dans ce quartier où le m² coûte moins cher encore que la vie de son pote Wayne Head. Un anonyme de plus à s’être fait fumer à quelques encablures du Marriott de Pompano Beach. Alors, de ces pavés de maison qui ne sont pas censés accoucher de quoique ce soit qui resterait dans la postérité, Kodak Black peut-il être le “neighborhood hero who gonna save the day”, comme il le proclame? Devenir une figure du rap reconnue dans le monde entier? Il est trop tôt pour le savoir. Mais chez YARD, on aime Kodak Black. Et on tient à vous présenter en détail ce nom de plus en plus présent, mais encore mystérieux aux yeux d’une bien grande partie des auditeurs français de rap américain.
Misère, rap et larcins
Pourquoi cette longue introduction? Surtout pour un rappeur qui, d’après la rumeur, ne serait qu’un mumble rapper bidon aux yeux d’un tas d’auditeurs? Parce qu’il ne sert à rien de parler de la musique du bonhomme si on n’a pas en tête sa personnalité et son histoire.
C’est le 11 juin 1997 que Dieuson Octave naît à Pompano Beach, comté de Broward, en Floride. L’urbanisme de cette ville de naissance où il grandira n’est pas des plus complexes: à l’Ouest, les jolies baraques. À l’Est, la plage et les touristes. Et au milieu, tout un tas de logements sociaux où vit l’essentiel de la plus large communauté immigrante de la ville: les Haïtiens. Soit une communauté dont plus de 40% des membres vit sous le seuil de pauvreté, cumulant mise à l’écart de l’Amérique blanche, léger mépris de la communauté afro-américaine et incompréhension avec les nombreux immigrants hispanophones du coin. Des Haïtiens comme les quatre grands frères de Dieuson, et sa mère Marcelene, qui l’élève seule dans la quartier de Golden Acres. Une mère à qui Dieuson offrira toujours une énorme place dans sa vie, allant jusqu’à vivre avec elle dans la baraque très cossue qu’il s’est récemment offert. Une mère qui continue de lui préparer des petits plats et qu’il voit “comme sa femme”. Une mère qui doit être soulagée de voir que finalement, cet enfant un peu différent des autres a réussi à exploiter son potentiel. Malgré les inévitables tentations que créent une enfance passée dans ce genre d’environnement.
Parce que plus jeune, Dieuson Octave n’est pas comme les autres kids de son quartier. Il est bon à l’école, et affirme même qu’il battait des lycéens dans des concours d’orthographe. Il a la gamberge précoce. Mais, ses deux faces commencent déjà à se battre en lui. “I was bad, but smart”. Il avait plus d’idées que les autres, mais il était aimanté par les mêmes conneries que les autres.
En fait, ironiquement, c’est son amour pour l’interprétation qui l’entraîne dans les filets de l’illégalité. Dès six ans, il commence à gratter des textes. A l’école primaire, lui et son cousin forment un petit crew, et cherchent avec leurs potes à impressionner les grands du quartier. Ces grands qui rappent aussi, qui ont fabriqué un studio de fortune au milieu de leur trap house. Charmés par la sincérité de l’écriture de ce gamin qui se fait appeler “Black”, ils l’invitent à venir enregistrer là-bas. Dieuson se met naturellement à suivre ces ados, et prend vite l’habitude d’aller traîner dans cette baraque à la sortie de l’école. Le sens de l’observation et l’influençabilité des enfants étant ce qu’elle est, ces invitations se transforment vite en cadeau empoisonné. “Qu’importe ce qu’était leur devise, elle devenait ma devise. Je les admirais. Qu’importe ce que je les voyais faire, je le faisais aussi”, confie-t-il à-propos de cette époque. D’autant que la jalousie de ses potes créera quelques distensions, qui le pousseront à passer encore plus de temps avec ces grands.
De cette époque part une constante dans la carrière de Kodak Black: sa triple-vie. La vie scolaire, la vie de rue, la vie de rappeur.
L’école, il continue d’y aller. Même si la recherche d’argent facile prend le pas sur elle, il sait qu’elle est importante, il tient à détenir ce savoir scolaire. Puis il n’est pas con. Et même si les absences causées par ses récurrentes arrestations l’amènent à se faire virer de pas mal d’établissements, il poursuit jusque bien plus tard que la moyenne des mecs de son quartier. Hélas, comme dans le scénario téléphoné d’un film sur le dilemme entre les trousses et le détroussage, ses rêves de bal de promo et de graduation s’écrouleront à quelques mois de la fin du lycée. Lorsqu’il se fait attraper pour quelques mois, et se retrouve obligé de passer son diplôme derrière les barreaux.
En janvier dernier, il confiait dans sa fameuse interview au Breakfast Club s’être déjà fait coffrer une douzaine de fois dans sa vie. Son dépucelage judiciaire, c’était pour une histoire de braquo à 14 piges, activité qu’il affectionne alors particulièrement. Qui sera suivie de tas de conneries, comme ce kidnapping sous la menace d’une arme ou cette course-poursuite avec les flics pendant laquelle il s’est amusé à sortir son gun de la fenêtre de sa Audi. Il raconte même que pendant l’un de ses séjours au Juvenile Detention Center de Broward County, il aurait pu être condamné à une très grosse peine, pour un carjacking qui l’obligera finalement à passer 36 mois en liberté conditionnelle. Tandis qu’en août 2016, une juge lui offre la libération dans une autre affaire qui aurait pu coûter gros, grâce aux promesses que commencent alors à sérieusement laisser entrevoir sa carrière. Contre 300 heures de TIG, l’obligation de suivre des programmes pour lutter contre sa colère et ses addictions, et une pige d’assignation à résidence. Cette vie plongée dans la délinquance, qu’il s’agisse de voir les autres mettre leur liberté en danger ou de la vivre par lui-même, c’est l’une des dominantes de son rap. La vie dans un quartier où personne n’est censé s’en sortir, le crime vers lequel on apprend à marcher comme d’autres gosses apprennent à se diriger vers une vie stable avec un boulot licite et convenable.
I Was Raised In Da Streets I Barely Seen My Mother I Been In & Outta Jail You Barely Kno My Struggle @IAmRichTheKid pic.twitter.com/9dX1wJkveH
— Kodak Black (@KodakBlack1k) 25 août 2014
Rap du vécu et influences sudistes
Et c’est ce qui a fait sa crédibilité, quand le succès a commencé à venir. “Il ne rappe pas juste pour dire ‘J’ai ceci, j’ai cela’, comme” Drake le fait. Il nous parle. On se reconnaît dans son struggle. Vivre dans la Section 8, vivre avec les coupons alimentaires. Tout ça.”, explique une élève du lycée public Blanche Ely dans lequel Dieuson Octave étudiait il y a peu. Cette manière de rapper, elle est la même depuis le début chez lui. Peut-être être-ce dû à son sens aiguisé de l’observation. Peut-être à ses influences, sur lesquelles nous reviendrons plus tard. Peut-être à sa tendance à ne pas trop suivre ce qu’il se passe en dehors, à être trop plongé dans sa vie et dans celle de sa communauté pour prêter attention au monde extérieur (il avoue d’ailleurs sans peine ne pas trop suivre l’actualité du rap). Toujours est-il que dès ses premières vidéos, il se fait porte-parole de son quartier, de sa jeunesse, des grands qu’il ne doit pas décevoir, de la vie de ceux qui reconnaissent un vrai à sa voix.
Au collège, celui qui se fait alors appeler J-Black est le plus jeune membre des Brutal Youngenz. Avec son faciès enfantin et sa petite taille, il détonne dans les vidéos du groupe. Jusqu’à ce qu’il commence à ouvrir la bouche et que l’auditeur se retrouve obligé de fermer la sienne. Sa maturité impressionne.
Alors que le groupe se sépare, J-Black rejoint un autre crew: les Kolyons. A l’époque, il balance surtout sur Youtube des freestyles sur des instrus de 2Chainz, Wale ou Mac Miller. Son rap est de plus en plus colérique, sa dalle de plus en plus palpable. Ce nouveau crew bosse alors avec un label local dont le boss, A.D. Julien, est l’objet de demandes récurrentes du jeune rappeur, qui veut signer en solo au sein de sa structure. Le prenant de haut du fait de son âge, il se contente de le laisser enregistrer au sein du studio de Dollaz and Dealz Entertainment. Le petit Black est productif, et au bout de quelques mois, A.D se pose pour écouter tout ce qui est sorti de ces séances d’enregistrement. “J’étais ébloui”, raconte-t-il. Il lui pose un contrat sous les yeux, devient une sorte de mentor, lui payant de bons avocats et l’aidant à développer sa carrière. Puis en 2013, le petit Black s’inscrit sur Instagram. Et choisit le pseudo “Kodak Black”. Son pote Polo Pooh aurait trouvé ce nom, en référence à la manière qu’a le petit Black de rapper, à ses photographies musicales de leur environnement. Le blaze est original, et dans la rue des voix féminines commencent à gueuler “Kodak Black!” sur son passage. Le voilà prêt à lancer sa carrière.
Fin 2013, il balance un premier projet, au titre qui sonne comme une évidence: Project baby. Le jeune Kodak incarne tout ce que signifie ce titre. Il est à la fois un simple gamin des projects (l’équivalent étatsunien de “cités”) et l’incarnation de millions de rejetons de ces quartiers.
Il aurait certes pu nommer ce projet “Golden Acres baby”. Mais il sait pertinemment qu’il vit la même vie que des dizaines de millions d’Américains. Puis, ceux qui ont influencé le rappeur qu’il est depuis son enfance ne sont ni Haïtiens, ni Floridiens. La première mixtape qu’il a acheté était signée Lil’Boosie (désormais appelé Boosie Badazz). Soit une légende du rap du Sud, absolument indispensable lorsque l’on parle de “rap du vécu” (un épisode en français de NoFun Show explique brillamment l’importance de ce personnage). Un rappeur qui lui aussi a commencé très jeune, qui incarnait les noirs fauchés de ce South grand et moite, quelqu’un qui rentre dans l’esprit de l’auditeur par sa gamberge et son don d’embellissement du ressenti. Et ce n’est pas un hasard si c’est à Boosie que l’on compare le plus souvent Kodak Black. C’est par ce rap qui parle la rue que Dieuson Octave a été éduqué, allant jusqu’à reprendre avec ses cousins des éléments du patois des rappeurs de Louisiane. Et à se retrouver rapidement qualifié par les moins frileux de “nouveau Boosie”. D’ailleurs, le rap de Miami, c’est pas sa came. Alors, il disait en 2014 à-propos des faux gangsters du rap actuel: “Toutes les choses débiles dont ils parlent, c’est juste pour les enfants (…) Où est Biggie? Je ne veux pas me faire attraper par ce lifestyle. Où est Soulja Slim?” Expliquant en parallèle se reconnaître dans des congénères comme Chief Keef. Ce qui nous laisse le droit d’ironiser sur les sarcasmes sortant de la bouche de ceux qui l’incluent dans cette “nouvelle-génération-qui-ne-connaît-rien-au-rap-et-fais-honte-au-mouvement”. Et ce qui, artistiquement, amène à comprendre le symbole que représente le fait que Tunnel Vision (et son clip baignant dans l’atmosphère historique du Sud des USA) soit son premier single à grimper dans le top 10 du Billboard Hot 100.
La conquête de la nation
Ce premier projet qui laissera sa face sombre pleinement s’exprimer sera celui qui lui permettra localement de se faire un nom. La distribution, des plus débrouillardes, rappelant elle aussi les bons vieux procédés sudistes. Mais c’est en 2014, avec “Heart of the projects” et sa marquante introduction aux cris d’une famille dont l’un des membres vient de perdre la vie, qu’il commence à étendre sa renommée dans tout le pays. HotNewHipHop en parle comme du meilleur rappeur lycéen de la nation. “No Flockin” devient son premier tube.
Puis en 2015, tout bascule définitivement. Au mois d’octobre, Drake s’affiche dansant dans un jet, “Skrt skrt” (issu de “Heart of the Projects”) en fond sonore. Dans la foulée, Young Kodak rejoint Atlantic Records, et sa troisième mixtape “Institution” sort le jour de Noël. Un titre renvoyant à l’emprisonnement, à quelques jours de l’épisode de l’arrestation qui le privera de sa fin de Terminale. Un retour à la case prison qui ne l’empêche pas de surenchérir six mois plus tard avec “Lil B.I.G Pac”. Cette quatrième mixtape sort alors qu’il vogue en plein sur le succès de “Lock Jaw”, featuring avec French Montana clippé entre le quartier de Kodak et Port-au-Prince qui sera le deuxième plus gros succès de la mixtape “MC4” du New-Yorkais. Et surtout, deux jours après la révélation de son visage sur la cover des XXL Freshmen 2016. Un nouveau projet au titre détonnant et culotté, mais cohérent au vu de l’une des facettes de Kodak Black: sa confiance totale en ses capacités. Qui va jusqu’à le faire dire “Sérieusement, je me sens comme Biggie et Tupac réunis, tous deux ensemble, donc tu peux m’appeler “Big Pac””. Lui qui se veut “best rapper alive”.
Ce qui finira par le conduire à nous offrir “Painting Pictures” en février dernier. Un album au titre évocateur, raccrochant son rap aux arts graphiques tout comme son blaze, avec cette introduction: “Look, I say “I don’t rap, I illustrate. I don’t paint pictures, I picture-paint”. Avec en guise de (superbe) cover, un dessin dévoilant Kodak en peintre, face à un tableau représentant sa propre personne – plus jeune – au mileu de son univers. Une illustration très empreinte d’orange, à la manière de ces baraques d’un quartier qu’il a quitté uniquement parce qu’il a su magnifier le ressenti de ses habitants. Un quartier concentrant toujours autant de peine, de rancoeur, de crainte et de folie. Un quartier, et une communauté locale qui aiment leur héros, qui pour une bonne partie ne croient pas aux accusations de viol qui ternissent sa réputation depuis début 2016.
Des lendemains incertains
Puisque, après un concert à Florence (Nouvelle-Californie), Dieuson Octave aurait abusé d’une lycéenne dans sa chambre d’hôtel. Puis, alors que l’enquête n’était toujours pas bouclée, c’est une strip-teaseuse qui l’accusait à son tour. Plus précisément en avril dernier, lorsque cette employée du Club Climaxx de Miami accusait Kodak Black de lui avoir mis une dérouillée sur son lieu de travail. Des informations des plus complexes à traiter, puisque toute présomption d’innocence qu’il y ait, il s’agit de crimes que l’on ne prend pas à la légère. Mais, aucune condamnation n’ayant pour l’instant suivi, c’est un gigantesque détail que son public est censé mettre en suspens. Avec toute la force mentale que cela implique, dans l’éventualité pesante où tout cela se révèle être vrai.
Toujours est-il que depuis quelques jours, Kodak Black est libre. La promo de son album largement perturbée, cela ne l’a pas empêché de faire de “Tunnel Vision” un poignant hit mondial, d’accrocher le bronze sur le podium des charts américains, d’atteindre le top 5 au Canada et même d’intégrer le top 100 allemand. Un album musicalement plus doux que les précédents, pour lequel il s’est entouré de Ben Billions, DannyBoyStyles, Mike Will ou Metro Boomin.
De cette liste des Freshmen 2016, il est du peloton de tête de ceux qui ont le plus rapidement converti les espoirs placés en eux. Avec cette impression que le couperet judiciaire chatouille les cheveux traînant sur sa nuque, tenu par la main ferme de ses pulsions. Le succès va-t-il finir par définitivement le calmer? Et surtout, ce changement de mode de vie ne risque-t-il pas de le couper de ce qui fait l’essence de sa musique: son quartier? C’est une question qui va vite se poser, alors que le cap du deuxième album est capital pour les artistes dans sa situation. Parce que si Boosie a réussi à tenir une carrière si prodigieuse, c’est hélas aussi du fait des cordes solidement nouées qui le ramènent depuis toujours vers la prison et l’absence de reconnaissance du grand public. Récemment, de notre côté de l’Atlantique, PNL semble avoir réussi cette transition remettant en cause jusqu’à l’essence artistique de cogiteurs dépeigneurs de la réalité crasse. Souhaitons-le à ce petit Haïtien qui a réussi à échapper au déterminisme. Et qui peut enfin donner l’occasion à Broward County de briller, ce petit coin de Floride longtemps ignoré, qui nous a subitement offert Dieuson et Xxxtentacion.
« I feel like Kodak Black is underrated – he’s probably going to be one of the next big superstars” – Master P
Illustrations : @rosepagamisa