Les chroniques de Bardamu : « KORIAN »
Malgré les fleurs sur le papier peint et l’éventuel sourire du personnel, les maisons de retraite sont des mouroirs où l’on tente vaille que vaille d’égayer le déclin des cellules. Encore que… le repos de mon arrière-grand-mère s’est paisiblement déroulé dans une propriété accueillante où l’on pouvait voir s’ébrouer Birdy et Gredin, deux cockers facétieux. Le destin m’a une nouvelle fois confronté aux maisons de repos puisque Josette, ma grand-mère de 89 ans, a été admise chez Korian, aux alentours de la gare de l’Est. Il a fallu s’y résoudre, ma petite mamie ne pouvait plus descendre les escaliers quatre à quatre pour aller à une YARD Party.
Texte extrait du YARD Paper #4
Nous sommes en début d’année 2014 et il faut bien l’avouer, Josette n’est plus très fringante. Si elle a la motricité de Yoda dans l’Empire contre-attaque, son verbe est encore un sabre-laser efficace et sa faconde demeure le meilleur baromètre de sa santé mentale. D’un commun accord avec mon père, Josette accepte le deal du lit motorisé et des repas grincheux à heure fixe.
Une semaine plus tard je pénètre dans la maison de retraite en passant par un digicode et un sas de banque. Le hall est conforme à mes attentes : quelques vieilles dames éparses mijotent dans une odeur chaude de potage. C’est propre et triste, mais comment pourrait-il en être autrement ? Les locaux abritent les dernières galipettes d’une troupe de vieillards, on est en plein dernier souffle, celui qui précède l’oubli définitif.
«C’est ça que tu devrais trouver, Bardamu, une cougar. T’en as une ? » Je fais non de la tête. « Connard ! » me tançe-t-elle alors, toujours soucieuse de mon épanouissement matériel.
Je monte au quatrième étage et me dirige jusqu’à la dernière chambre à gauche. Josette est allongée de tout son long, ce qui est peu. Son petit corps souffreteux affiche un teint bien pâle. Mon cœur se serre de la voir si vulnérable, si proche de la fin du film ; elle, pourtant si coquette quelques années auparavant, maquillée avec soin et garnie de breloques onéreuses. Elle est dorénavant dépossédée de ses atours de femme du monde et réduite à la plus simple expression de sa nouvelle réalité de vieille dame fatiguée. Mais fort heureusement son œil espiègle pétille encore et s’agite au rythme de ses histoires.
Les semaines passent et je rends de régulières visites à Josette. Mon père, en fils digne et aimant, est à ses côtés tous les jours. La pauvre est alitée avec son kit de survie à proximité : téléphone, sel, parfum, tomates-cerises, clémentines, dictionnaire, mots croisés et, surtout, les œuvres de Jean d’Ormesson, auteur « druckerisé » qu’elle redécouvre avec enthousiasme. Elle est en forme aussi. Elle m’informe que la dame de l’accueil pense à tort que mon père est le mari et non le fils : « Elle est débile ou quoi ? Elle m’a prise pour une cougar. Comme si j’allais engraisser un petit jeune… C’est ça que tu devrais trouver, Bardamu, une cougar. T’en as une ? » Je fais non de la tête. « Connard ! » me tançe-t-elle alors, toujours soucieuse de mon épanouissement matériel. Elle me parle aussi de Jérôme, le kiné, « qui est très gentil », et qui lui impose quelques balades dans le couloir, qu’elle exécute à 0,3 km/h. Tout bien considéré il ferait presque bon vivre dans cette pension qui coûte la peau des fesses. On est hors du temps chez Korian, ça tourne en slow motion, la semaine est faite de sept dimanches soir. Mais les erreurs sont évidemment légion, ce qui motive autant de réprimandes perlées sur les lèvres de Josette. Ainsi, quand une interne oublie de lui apporter un repas, le couperet s’abat sans tremblement : « La France va mal, le chômage augmente, la croissance est de zéro, et ici il y a pas une fille pour t’apporter le goûter ! »
Notez que son cynisme n’est jamais malveillant.
D’autres personnalités du lieu se dessinent au fur et à mesure. Madame Koenig, par exemple, dans la chambre d’en face, qui pète un plomb de temps à autre et qui hurle à la nuit tombée. « Elle a dû faire du music-hall », susurre mon père en punchliner flegmatique. Les soirs de gala, elle accueille Patrick, un débonnaire interne, par des aménités bien précises : « Au viol ! À l’assassin ! »
Et puis M’ame Clavel, M’ame Chauvin, M’ame Cousseau… Josette tente bien de tisser un lien avec ses copines d’étage : « On se fait des civilités. Quand elles n’ont pas le cerveau trop embrumé, ça va. » Georges Brassens avait parlé de ces dames que la vie n’a pas toujours connues biscornues : « Quand tu penses qu’il y a soixante ou soixante-dix ans des types se sont tapé sur la gueule pour elles. »
« C’est vrai qu’elle n’existe plus vraiment, Lily ; juste un tout petit bout racorni qui s’affaisse un peu plus chaque jour, comme si un dieu taquin appuyait sur son dos avec un pouce omnipotent. »
Josette s’est prise d’affection pour Lily. Lily est une dame très vieille et très abîmée, tellement foutue qu’on l’imagine petite fille à l’époque de Bonaparte. Dorénavant elle est mal pliée sur une chaise roulante et limitée aux fonctions naturelles du corps. Lily émeut beaucoup Josette, qui ne manque pas de lui signifier sa tendresse à chaque fois qu’elles se croisent. Elle lui attrape le bras, la caresse vigoureusement, lui adresse des mots gentils… La pauvre Lily réagit comme elle peut avec le bout de cerveau qui marche encore et répond à ces charmantes attentions par des borborygmes que j’imagine mondains. Ma Josette décrit la manœuvre avec beaucoup de poésie : « Je veux la faire exister. » C’est vrai qu’elle n’existe plus vraiment, Lily ; juste un tout petit bout racorni qui s’affaisse un peu plus chaque jour, comme si un dieu taquin appuyait sur son dos avec un pouce omnipotent.
Moi, j’essaie de raviver les souvenirs de Josette, d’en savoir plus sur son histoire. Elle a eu une très belle vie et un très beau mariage. Un seul enfant, mon père. Un seul mari, qui fut sans doute son seul amant. Un ciel bleu en continu, pas de tempête, le cœur au chaud. Une vie collée au radiateur, une félicité convenable qui peut sembler morne vu depuis nos soirées débridées. « Le bonheur rangé dans une armoire », aurait dit Audiard.
Sa fin de vie la rend philosophe et lucide. Elle parle de sa mort avec beaucoup de simplicité, elle la souhaite pour ainsi dire : « C’est terrible la vieillesse, tu sais, on ne peut plus rien faire, à quoi bon, j’ai fait mon temps. » Le pragmatisme glacial de Josette écaille mon immortalité que mes 36 ans inquiètent déjà. Certaines anecdotes tournent en boucle : « Je radote, mais bon… Tu sais, en fin de vie, on résume. » Avec Josette ma larme se fraye toujours un chemin pour mourir dans les plis du sourire.
« Avec Josette ma larme se fraye toujours un chemin pour mourir dans les plis du sourire. »
Et puis, un soir de septembre, la salle des machines s’est arrêtée. Plus de batterie. Elle s’est endormie pour la toute dernière fois dans les bras de mon père. Il témoigne de la sérénité de son dernier souffle. Elle est partie comme elle a vécu, quiète et discrète.
Ma mémoire se refuse à une posture trop mortifère, c’est donc les bons mots de Josette qui palpitent dans mes souvenirs comme un banc de saumons coincé dans une flaque.
Pas de grands bouleversements chez Korian, ce n’est pas la première cliente qui casse sa pipe. Toute la troupe continue sa tournée, scellée au même théâtre. Je sais bien qu’une autre petite dame s’est glissée dans la chambre de Josette, dans ses draps pas encore froids. Dans une maison de retraite, la vie n’arrête jamais de finir.
Illustration : Lazy Youg