La collection Yeezy x adidas est-elle une imposture ?

140 euros un débardeur en coton, 440 un jogging en molleton, 1600 un bombers en nylon, 3500 un manteau en peau de mouton. Kanye West a la folie des grandeurs, aligne les zéros sur l’étiquette comme Rocancourt sur ses chèques en bois. Pourquoi le emcee aux relents populistes a-t-il accouché d’une collection inaccessible, lui qui prêche sans relâche l’abordable ?

 

Kanye Yeezy Movie

 

Le Robin des bois de la mode ?

« J’ai une approche très « Robin des Bois » de la mode » lâchait Kanye dans la foulée de son défilé Yeezy Season 1, dans une interview-fleuve auprès de Style.com (rebaptisé « Vogue Runway »). Avant de révéler les prix outranciers de sa collection pensée main dans la main avec adidas originals, le Chicagoan n’avait de cesse de clamer sa volonté de livrer des pièces à portée de toutes les bourses. « Nous sommes tous égaux », ressasse-t-il à l’envie. Il emmerde le matérialisme, l’élitisme, le séparatisme. Il y a deux ans, il posait au micro de Zane Lowe sur la BBC : « Vous pouvez vous acheter un pantalon Zara, pas vrai ? Et après une fille marche dans la rue avec la version Céline, et vous vous sentez comme une merde. C’est le problème. Je parle de vous, les nouveaux esclaves, les gens qui aimez la mode ». Les nouveaux esclaves, son cheval de bataille. Son argumentaire, West le débite sur son titre « New Slaves », où il dénonce la consommation boulimique et moutonnière de ses comparses noirs, ces esclaves monétaires portant des chaînes en or. Si une marque de luxe tentait de lui conter fleurette, le rappeur refuserait en bloc de travailler pour elle, répète-t-il sans sourciller. À la place, il se rêve plutôt en directeur artistique de Gap. Car ce qui lui importe c’est de « faire des beaux produits accessibles au plus grand nombre». « Le moins que je puisse faire c’est de passer mon temps à essayer d’offrir aux gens un bout de ce qu’on appelle la « belle vie ». Tout le monde devrait avoir la belle vie ». Mais Ye, l’esprit un peu brouillé, louange dans un même souffle Zara et H&M pour avoir vulgarisé la mode, et ses maîtres à penser Raf Simons, Hedi Slimane, Helmut Lang ou Martin Margiela, pas franchement bon marché. Le candidat à la présidentielle américaine de 2020 – qui promet de régaler le peuple de Yeezy s’il est élu – ballotte entre ses ambitions démocratiques et son amour du luxe.

 

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Entre rejet et fascination. Ainsi, après s’être auto-proclamé « The Louis Vuitton Don » et avoir dessiné une série de sneakers pour Vuitton, Kanye West crachait sur la maison parisienne et ses prix trop élevés. Puis appelait à son boycott après que son vice-président ait refusé de le rencontrer. Avant d’électriser la fondation Vuitton quatre soirs d’affilée et de se pointer au premier rang du défilé du maroquinier. En vérité, Kanye s’échine à courir après un vieux rêve impossible. Le luxe ne sera jamais cheap. Lui-même ne peut se résoudre à ronger le niveau de qualité et de créativité de ses produits pour les vendre moins chers. Peu après la présentation de sa première collection pour adidas, il assurait pourtant, confiant, que sa veste camouflage serait abordable. Elle coûtera finalement 1 700 euros. Et lorsqu’il dégaina son premier modèle de Yeezy 3 sur le marché, il s’excusa auprès de « tous les enfants et tous les parents qui ne peuvent pas s’offrir ces sneakers parce qu’il n’y en a que 9 000 et qu’elles coûtent 350 dollars ». A la découverte des prix de l’ensemble de la ligne Yeezy Season 1, la Toile s’est immédiatement embrasée et affolée. Un brin mauvaise foi, West rejette la faute sur adidas et claironne qu’il ne refera pas « une autre veste à 5 000 dollars que vous ne pouvez pas vous payer ». Là où la démarche du bonhomme est honnête, c’est dans sa volonté de pondre des pièces uniques et intemporelles, « quelque chose que vous voulez garder pour le restant de vos jours », à rebours des collections de fast-fashion qu’une flopée de créateurs s’empresse de signer pour H&M. Reste que les prix interpellent, interloquent, interrogent. Sont-ils réellement justifiés ou purement démesurés ?

 

Le prix réel

Le prix « naturel et objectif » d’un produit dépend de son coût de revient – soit les frais de tissus, de fournitures textiles (boutons, zips, étiquettes …), de façon, de transport, de logistique et de distribution – auquel s’ajoute la marge de la marque. Les pièces basiques et non-coûteuses comme les sweats et les t-shirts sont généralement celles pour lesquelles la marge est la plus élevée. Dans tous les cas, même s’il coûte moins cher à la production, un top ne peut se vendre 50€ lorsqu’un pull en coûte 1 300, dans un souci d’harmonisation et de cohérence. Le coût de la façon, lui, augmente sensiblement selon la quantité, le niveau de qualité souhaité, le lieu de production et le coût de la main d’œuvre. Les Yeezy Boost ne sont commercialisées « qu’à » 200€ et les moon boots 450 parce qu’elles ont éclos dans les usines d’adidas en Chine, contrairement aux vêtements, tous confectionnés en Europe, dont certains en Belgique et en Italie, pays où le coût minute (le coût de revient de la minute de production) est le plus élevé.

 

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La fabrication en série limitée, elle, enfle encore plus les prix. Si les Zara et H&M sont si peu chères, c’est qu’elles produisent en masse, à la pelle, et se placent en position de force pour négocier les achats de tissus, de fournitures et le coût de la façon. « Je ne suis pas H&M, je n’ai pas d’usines gigantesques », rappelle Kanye West. Ces mega-enseignes, dont le business repose sur la copie de modèles déjà existants, ont de surcroît un degré de créativité quasi-nul. Elles ne font que reproduire. Ye, lui, a bûché d’arrache-pied avec une équipe de designers, notamment via son think tank DONDA, et multiplié les recherches et essayages pour trouver la matière parfaite – comme ce molleton japonais, cette laine bouclée italienne ou ce cuir d’agneau –, le bon coloris, la coupe et le volume idéal. “J’ai toujours eu une approche “luxe” de la mode, qu’il s’agisse d’appeler Nick Knight un million de fois pour travailler avec lui ou aller dans des usines en Italie ou supplier Tessiclub qui ne m’a toujours pas rappelé pour utiliser leurs tissus parce qu’ils collaborent avec Céline et Lanvin. Je me suis toujours battu pour trouver les meilleures peintures avec lesquelles travailler », raconte l’intéressé. West ne ment pas. La finition est impeccable et les détails raffinés, entre zips, boutons de pression, fentes, patchs, déchirures, pinces surpiquées, points d’écrevisse ou coutures à aiguilles doubles. Mais tout ça à un coût. Plus la phase de développement – du patronnage au prototype final – est longue et soignée, plus l’addition est salée. Malgré les apparences, la simplicité d’un t-shirt imprimé ou d’un pull troué, le minimalisme n’est pas moins complexe et étudié que le clinquant. Demandez à Jil Sander, Helmut Lang, Martin Margiela, Ann Demeulemeester ou Phoebe Philo.

 

Le prix psychologique

 

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D’abord, puisqu’il s’agit là de biens exceptionnels, limités dans le temps et la quantité, les prix s’autorisent quelques envolées. La rareté se paye cher. L’exclusivité se mérite. Mais surtout, depuis qu’il a raccroché (au bout de deux collections), celui qui affirme être «un designer avant d’être un rappeur » a toujours rêvé d’un jour exhumer sa griffe éponyme. Avec adidas, il tâte et prépare le terrain. La marque aux trois bandes n’a d’ailleurs pas été impliquée dans la conception de la ligne textile Yeezy Season 2. Et ce que Kanye West veut développer sous sa propre houlette, ce sont des vêtements de luxe. Alors sa collection pour adidas en emprunte tous les codes, à commencer par les prix. Le prix du luxe correspond bien plus souvent à la valeur perçue, la charge symbolique, d’une pièce, qu’à la valeur réelle. Il inclut une notion de prestige, de privilège. Plus il est élevé, plus il gonfle la désirabilité. On achète davantage un objet de luxe pour ce qu’il évoque et incarne, plutôt que pour ses qualités intrinsèques. Pour se créer de la survaleur, étoffer l’aura de ses produits et en justifier ainsi les prix, West se réapproprie l’imaginaire des maisons de luxe. Des photos et un film léché, exaltant le travail artisanal via des plans rapprochés sur des mains en action, en train de dessiner, de coudre ou de manier des fils. Des influences stylistiques brassant Helmut Lang, Martin Margiela, Visvim, Damir Doma, Haider Ackermann ou Azzedine Alaïa. Des coloris baptisés « caviar » et « beluga » pour un short et un jogging molletonnés. Un défilé impliquant le styliste-star Joe McKenna, l’artiste Vanessa Beecroft, et les hair & make-up artists ultra-influents Eugene Souleiman et Pat McGrath. Avec un front row trois étoiles. Une distribution royale, allant de Barneys à colette en passant par Mr. Porter, Opening Ceremony, The Webster, Luisaviaroma, Harvey Nichols ou encore Selfridges. Rien n’est laissé au hasard, tout transpire le haut de gamme. Pointu, malgré ses discours prolos, Yeezus ne cherche pas à plaire à tout le monde, seulement aux érudits. Il a également à cœur d’éduquer et aiguiser le goût de ses fans, même s’ils ne peuvent s’offrir un sweat au prix d’une nuit dans un Palace.

 

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Bien sûr, les prix de la collection Yeezy x adidas sont exagérés, insensés. Mais puisque la plupart des pièces sont déjà en rupture de stock à peine une semaine après leur mise en vente, elles valent visiblement leur pesant d’or, malgré les railleries et l’effarement. Kanye ose, chahute, déroute, surprend, consterne, fascine aussi. Et vend surtout. C’est ce qu’on appelle un artiste. Oui il est définitivement, viscéralement, de ceux-là.

 

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