La mort ou Gucci ?

Il y a bien longtemps, un jour de juillet, en l’an 1054, l’Église de Rome et l’Église de Constantinople décidèrent de se séparer après de légers différends. Par la suite, cette scission balisa l’inimitié de deux civilisations en plein essor, mais aussi le début d’une série de batailles sans précédent entre les mondes latin et grec. Cependant, il existe des exemples de schismes beaucoup plus contemporains à étudier. Déliquescence d’un art pour les uns, prophète pour les autres, Gucci Mane est le genre d’individu à avoir le dos assez musclé pour incarner ce point de rupture. Mais discutons avant qu’il ne soit trop tard.

 

Une famille désunie

 
Jeune fille, Sylvia Vanderpool arpenta les scènes à peine âgée de quatorze ans en tant que vocaliste. De cette expérience, un amour indéfectible pour la musique naquit. Mais l’industrie du disque n’a que faire des sentiments et la demoiselle connut une carrière teintée de frustrations. Dans l’ombre de la lumière, Little Sylvia, devenue femme, assouvit ses fantasmes d’adolescente avec son mari en créant sa compagnie, All Platinum Records, en 1969. Dix ans plus tard, en signant trois pseudo-rappeurs surnommés The Sugarhill Gang, la réalité dépassa son imagination grâce au hit Rapper’s Delight. Par la suite, rien ne fut plus pareil. Les labels fleurirent à New York, dictant les tendances de la décennie suivante. Quant à Sylvia, l’histoire retiendra son nom comme celui de la mère du hip-hop.

 
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Malheureusement, Gucci Mane, ou plutôt Radric Davis, vu son jeune âge, naît dans le Sud, sous la ligne Mason-Dixon, une frontière autrefois érigée pour séparer les États abolitionnistes des États esclavagistes. Installé à Birmingham, dans l’Alabama, il grandit sans père mais avec une mère professeure d’école, s’efforçant péniblement de maintenir les revenus du foyer. Dépourvu des dernières baskets à la mode et privé d’un langage bien châtié, il connaît une vie scolaire ponctuée à la fois des railleries de ses camarades et des critiques du corps pédagogique envers son patois sudiste. Les bagarres et les premiers larcins commencent et, à seulement neuf ans, Gucci évacue la pression en sirotant du sizzurp. Cependant, sa vie change dramatiquement quand il déménage dans la Zone 6 d’Atlanta…

Coïncidence, à ce moment-là, en 1989, l’industrie musicale commence à s’intéresser au marché « vierge » du Sud à travers la ville d’Atlanta. Les premiers gros investissements sont réalisés par deux migrants, Antonio « L.A. » Reid et Kenneth Edmonds, qui établissent LaFace Records et signent OutKast, le premier visage du « South » à l’échelle nationale. Or, ce snobisme exacerbé a décuplé un esprit de débrouillardise dans cette région. Du coup, les premiers grands labels indépendants se fondent ici, avec Master P (No Limit Records), les frères Williams (Cash Money Records) ou encore James Prince (Rap-A-Lot Records), et le Sud peaufine ses normes en dehors des codes traditionnels du Nord. Néanmoins, un soir d’été 1995, au Source Awards, le Madison Square Garden ̶ temple sacré de New York City ̶ réserva des sifflets au moment où OutKast reçut sa récompense de « meilleur nouvel artiste ». Un choc culturel au sein d’une même famille, auquel André 3000 répondra : « Le Sud a quelque chose à dire. »

 

Bienvenu dans la Zone 6

 

« A-Town » est une ville divisée en six zones disparates correspondant aux patrouilles de la police d’Atlanta. Dans les quartiers les plus pauvres, les décrets de l’US Housing Authority, mis en place par le représentant démocrate Henry B. Steagall et son collègue sénateur Robert F. Wagner en 1937, étaient censés favoriser la mixité en facilitant la location d’appartements pour les faibles revenus. Malheureusement, les classes moyennes ̶ majoritairement blanches ̶ fuiront et ces lotissements deviendront infréquentables.

 
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Gucci se retrouve précisément parqué à Sun Valley. Jugé comme l’une des zones les plus pauvres, ce dernier confesse ne voir aucun habitant avec un travail régulier. Qui plus est, à onze ans, son cartable n’est pas rempli de livres, mais plutôt d’une arme blanche pour éviter les désagréments à la récré. Pragmatique, deux ans plus tard, un 9 mm vient se loger autour de sa taille, un avantage non négligeable dans son quartier.

Toutefois, l’apparition subite de son beau-père entraîne des changements majeurs dans sa vie. En premier lieu, un sentiment d’équilibre le borde, celui d’une famille « nucléaire » assurant amour et tendresse pour son fils. Mais cet homme dont la réputation rayonne au-delà des limites d’East Altanta 6, est connu et craint pour ses activités illicites et son goût prononcé pour les couturiers italiens : « Mon père est arrivé, le vrai Gucci Man ; c’est ainsi que les gens l’appelaient dans le voisinage et c’est de là que je tiens mon nom. À partir de ce moment, j’ai grandi avec un père hustler et une mère enseignante ; le meilleur des deux mondes, car j’étais doublement instruit. » Dès lors, fini les moqueries sur ses chaussures, Radric aura les dernières Nike. Son patois sudiste n’est plus un problème puisqu’il reconnaît être le seul à l’école avec une « dopeman rope » ̶ une chaîne en or de dealer ̶ le plus grand signe possible de considération.

Cependant, le temps de l’assistanat touche bientôt à sa fin, et Guwop prend conscience qu’un jour lui seul subviendra à ses besoins. Du coup, à quatorze ans, le bonhomme connaît sa première arrestation pour possession de stupéfiants. L’âge de l’innocence s’achève en même temps que la scène d’Atlanta entame sa révolution.

 

Passe à la trap

 

Par tradition, le son de la « Black Mecca » puise dans la Miami bass, un mélange d’électronique couplé aux boîtes à rythmes de la Roland TR-808, dont les DJs jouent fréquemment en soirée. Fatalement, cette affinité pour la musique de club fabrique de nombreux « one-hit wonders », à l’image de Kris Kross qui, en 1992, vendra plus de deux millions de singles du tube Jump.

Or, pendant que l’âme de New York City s’éteint progressivement, « Hotlanta » manifeste toujours son engouement pour le hip-hop au milieu des années 2000. Les clubs ̶ voire les strip-clubs ̶ sont témoins de l’émergence d’une multitude de sous-genres, tels le crunk, le snap ou l’auto-tune. Ces styles enjoués, contradictoires aux bases posées à NYC, séduisent désormais les majors du Nord, et Def Jam, pourtant indissociable de Big Apple, ouvre sa filiale Def Jam South en enrôlant Ludacris puis Young Jeezy.

 
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En revanche, la discorde s’accentue un peu plus avec l’émergence de la « trap music ». Dérivé de l’argot, le mot « trap » désigne les coins où la drogue est vendue. Le mot « music », lui, englobe des basses lourdes agrémentées d’histoires de cocaïne coupée au bicarbonate de soude. Réappropriée massivement par toute l’industrie, la hiérarchie supposée entre le Nord et le Sud se fragilise, et Radric trouve enfin la plateforme pour conter ses histoires.

 

De l’icône au cône ?

 

Pour ne pas finir comme son beau-père, harassé par la pression journalière de ses affaires, Radric aperçoit une porte de sortie licite grâce à sa mère. Reconvertie dans le domaine du social, Vicky Davis a fait la connaissance de Debra Antney, une femme omniprésente dans le tissu associatif d’Atlanta, notamment par le biais de son association Rah Rah’s Village of Hope qui se charge d’assurer tendresse et présents pour chaque enfant dans le besoin durant les jours de fête. Ce côté bienveillant, Deb le doit à son enfance désastreuse ̶ mère battue, père accro aux narcotiques, overdose d’héroïne à neuf ans par manque d’attention de son pater ̶ et souhaite offrir ce qu’elle n’a pas eu. Du coup, sa firme de management d’artistes Mizay Entertainment est un prolongement de ce trait de personnalité, car « Miss A » assiste chacun dans ses démarches quotidiennes.

Initialement, Gucci rencontre Mrs. Antney pour participer à ses œuvres de charité. Néanmoins, ce dernier joue la carte de la sensibilité et réussit à l’amadouer pour apprendre une grande partie du business. Alors, quand il crée sa première compagnie, So Icey Ent., cela lui permet de garder le contrôle sur ses œuvres. Puis Radric abrite de nombreux artistes biberonnés par Debra depuis le berceau ̶ ses fils Nyquan et Juaquin font partie de l’agence. À la manière de Machiavel, Big Gucci Mane choisit ses sujets méticuleusement pour se mettre en valeur. Il se met à traîner avec les deux garçons, leur cousin de cœur Frenchie et le rappeur OJ Da Juiceman. Au-delà de la complicité sincère qui s’installe, « Mr. Zone 6 » façonne une équipe selon ses goûts : il baptise Juaquin en Waka Flocka Flame, puis évince OJ ̶ rappeur le plus expérimenté de la troupe ̶ pour devenir le leader des Icey Boyz.

 
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Atypique ̶ si l’on s’attarde sur l’apparence ̶ cette bande pourrait avoir des traits folkloriques du pianiste Liberace. De surcroît, leurs styles vestimentaires fantasques et leurs paroles entrecoupées d’onomatopées les positionnent en rupture complète avec les normes morales ou techniques généralisées par le New York traditionnel. Malgré ça, Radric mène sa formation en haut des marches grâce à un nombre incalculable de mixtapes, une manière d’inonder le marché ̶ peut-être emprunté à la vente maximum de dope ̶ qui polarise les regards sur sa personne. Dès lors, 2009 concrétise ses ambitions avec son deuxième album solo en major, The State Vs Radric Davis, une première place au Billboard Top Rap Albums, un single, Lemonade, double disque de platine, mais surtout le gotha de l’industrie de Rick Ross à Lil Wayne, en passant par Usher pour changer son statut de phénomène marginal à icône nationale.

Or, un mois avant la mise en rayons de son disque, Radric file en prison pour un an. À sa libération, il se sépare de Debra pour développer son propre label, 1017 Brick Squad. Mais seul sur la route, Guwop se trompe de voie pour arriver dans un cul-de-sac le 14 janvier 2011. Ce jour-là, Radric sort tout juste de l’hôpital psychiatrique ̶ son avocat plaide l’incompétence mentale pour justifier le non-respect de ses périodes de probation ̶ et ne cesse de remplir les colonnes de faits divers à cause de ses déboires judiciaires. Cependant, pour démontrer toute sa lucidité, il décide de se faire tatouer. À sa sortie, Gucci a la joue droite entièrement tatouée d’un cornet de glace avec trois boules. Une marque symbolisant un geste absurde pour les uns, ou audacieux et provocateur pour les autres. Mais, plus que cela, ce geste interprétable de mille et une façons scellera à jamais la plus grande scission de notre période contemporaine.

 

Un article à retrouver sur la YARD Paper #2

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