La Tour Montparnasse Infernale, l’apogée d’un burlesque métissé made in France
Alors que sa suite est en préparation pour 2015, la première œuvre cinématographique d’Éric et Ramzy reste, treize ans après sa sortie, un film culte pour toute une génération. Avec un talentueux mélange d’insouciance parodique des classiques générationnels et d’humour sitcom cheap peaufiné dans leur série H, le duo de comédiens surfe sur l’euphorie black-blanc-beur régnante. Avec ses deux millions d’entrées, La Tour Montparnasse Infernale incarne une époque révolue où la société française avait l’illusion de planer sur le toit du monde, abordant le tournant des années 2000 avec un détachement décontracté. Seulement la décennie qui s’en suit sera synonyme d’une violente chute vers un pessimisme généralisé le tout accéléré par la domination d’un Internet de plus en plus instantané et voyeuriste.
L’esprit lose décontracté de branleurs magnifiques
La Haine s’introduisait avec la maxime culte « L’important ce n’est pas la chute, mais l’atterrissage. » Pour Éric et Ramzy, cette chute est celle d’un molard atterrissant sur un landau, craché depuis le 50e étage de la Tour Montparnasse, l’un des monuments les plus laids du patrimoine français, mais magnifié pour l’occasion. Dès le début, le duo de comédiens pose les bases de leur marque de fabrique : un humour potache animé par un esprit de loser relax souvent incompris. Les deux personnages principaux du film sont des laveurs de vitres, profession qui leur permet non seulement d’atteindre littéralement le sommet de Paris, et donc de la France, mais grâce à un scénario aussi absurde qu’homérique, de se retrouver au cœur d’un braquage hollywoodien. Devenus héros malgré eux de l’intrigue, ils vont surmonter toutes les épreuves dans l’immeuble, parodiant tour à tour certains blockbusters générationnels du cinéma : les 90’s et leur Matrix, les 80’s de Die Hard, et surtout des 70’s célébrés par le Jeu de la mort et son mythique combat de légendes entre Bruce Lee et Kareem Abdul-Jabbar. Plus on avance dans l’histoire, plus la bêtise gagne tous les protagonistes de cette comédie, en particulier le génial Michel « Machin » Vignault, caricature du chef de gang de la french connexion, aussi violent que con. En survivant grâce à un enchaînement de conneries guidées par une intelligence bien limitée, les deux laveurs de carreaux, branleurs magnifiques insouciants, sont finalement nos Jeffrey Lebowski ou Derek Zoolander à nous, avec cette pointe de hip-hop, culture de détournement des formes que la France apprend enfin à apprécier.
François Pignon version black-blanc-beur
Film sorti en mars 2001, La Tour Montparnasse Infernale et ses deux millions d’entrées nationales achèvent de propulser Éric et Ramzy parmi les étoiles montantes du showbiz français. Le duo d’humoristes est révélé au grand public trois ans plus tôt avec H, la sitcom de Canal+ créée entre autres par l’incontournable scénariste et metteur en scène Abd-el-Kader Aoun et dont ils partagent l’affiche avec Jamel Debbouze. À l’instar de ce dernier, les deux comédiens surfent sur une euphorie black-blanc-beur dans laquelle les Bleus dominent la planète foot – avec selon Jamel « les deux buts de Zidane (qui) ont aboli le racisme » pendant quelques mois – une croissance économique qui oscille autour des 3% et une cohabitation politique Jospin-Chirac qui se déroule sans trop de heurts. En somme, la France, dans sa bulle, ne se prend pas trop la tête, et les deux humoristes en profitent pour s’enfoncer dans la brèche avec des vannes gratuites dénuées de justification politique et morale, en opposition de leurs aînés Desproges ou Bedos. Finalement, les deux laveurs de vitres débiles mentaux se rapprochent d’un François Pignon, à la différence près que le personnage de Francis Weber interprété par Jacques Villeret dans Le Dîner de Cons se passionne pour les allumettes, Ramzy, lui, est obsédé par la force pure du culturiste américain Peter MacCallaway et Éric choppe un accent chinois désespéré pour sauver la vie de son ami. Comme si notre franchouillardise culturelle s’exposait davantage à une mondialisation de plus en plus oppressante.
Le désenchantement 2.0 de la dernière décennie
Avec du recul, La Tour Montparnasse Infernale reste un hommage à un humour sitcom cheap sans justification qui aura connu son apogée à la fin des années 90 – début 2000. Outre Éric et Ramzy, ses têtes de gondoles étaient Michael Youn ou encore Brice de Nice, idolâtrés par une génération métissée de jeunes qui aura vécu une partie de son adolescence avec l’insouciance de l’Internet 56k. Car après cette période de grâce sur laquelle elle aura bien plané, cette bande va se prendre successivement plusieurs rockets en pleine tronche : le 11 septembre et la peur généralisée de l’islam qui en découle, le 21 avril 2002 et la chute de la bande à Zizou en Corée la même année, le début de l’engrenage Dieudonné, les émeutes de 2005 ou encore le thème de l’identité nationale imposé dans l’agenda politique pendant les années Sarkozy. Alors qu’elle a le don de renforcer des replis communautaires de tous les côtés, cette accumulation d’évènements à dimension tragique se retrouve amplifiée par de nouveaux médias émergents. En effet, l’instantanéité d’Internet, la télé-réalité et son voyeurisme sous-jacent ou encore le culte du buzz des réseaux sociaux achèvent l’opération désenchantement de la dernière décennie. Se marrer sur des répliques absurdes comme « La pizza 4 chaussures », « T’as une tâche… piscine », « Ta main, elle fait du nudisme ? » ou « Racaille de Shanghai » dans une salle de ciné à 52 Francs la place n’est certes pas plus noble que sur un « Nan mais allô quoi » labellisé NRJ 12. Mais quand l’autodérision volontaire d’une comédie laisse place à l’hyper ego éphémère de personnalités paumées faisant désormais rire malgré elles, le problème est moins le contenu que son origine contextuelle révélatrice de notre état de santé médiatique et socioculturel. Pour l’anecdote, Éric et Ramzy évoquaient non sans ironie l’envie de travailler avec le casting d’Hollywood Girls et Christopher des Ch’tis pour la suite de la Tour.
« Faire la même chose en autre chose »
L’idée n’est donc pas de tomber dans le « c’était mieux avant » car les dix dernières années ont bien vu émerger de nouveaux profils d’humoristes en France, que ce soit le stand-up banlieusard du Jamel Comedy Club lancé juste après les émeutes de 2005, ou la vague des Youtubers qui a créé un nouvel espace aux rires sur la toile. Dans les deux cas, l’humour est devenu plus générique sur des formats courts prédominants, consommés comme des chewing-gums par les moins de trente ans. L’accès à la notoriété devient plus facile via Internet, mais transformer l’essai de son buzz numérique au grand écran reste beaucoup moins évident, et les récents échecs commerciaux de Norman et Rémi Gaillard au box-office français le démontrent très bien. Il y a treize ans, Éric et Ramzy avaient réussi leur premier pari cinématographique avec l’aide d’un contexte socialement plus favorable et artistiquement moins concurrentiel. Mais ils se sont surtout donnés un temps médiatique plus long pour expérimenter et maîtriser leur propre univers humoristique, que ce soit dans la série H ou sur scène, qui restent aussi des terrains d’entraînement marketings et promotionnels plus solides que la webcam. Comme Dumb & Dumber qui revient deux décennies après son succès initial, l’enjeu de La Tour Montparnasse Infernale 2 sera, selon les propres mots d’Éric Judor, « de faire la même chose en autre chose… pour en tirer la substantifique moelle burlesque ». Car l’important n’est pas la chute du public, mais bien l’atterrissage du duo… aussi absurde soit-il.