Le dictionnaire en garde à vue
Aurore Vincenti est sans doute à l’opposé de l’idée qu’on se fait d’une linguiste. L’image d’Epinal de la discipline évoque plutôt un monsieur sexagénaire au débit monocorde et universitaire. Que nenni, Aurore est une charmante jeune femme d’une trentaine d’années qui vient de sortir un mini dictionnaire d’argot, Les Mots Du Bitume (aux Éditions Le Robert), qui fait la part belle à « bail », « ter-ter » ou « gava ». Et à l’heure où d’infamants présentateurs télé, Ardisson avec Vald ou encore Yann Moix avec Nekfeu, reconduisent sans débander la sempiternelle attitude condescendante envers les rappeurs et la culture urbaine en général, il est jubilatoire de parcourir Les Mots Du Bitume, un ouvrage qui célèbre le riche et tumultueux langage de rue, où Michel Audiard croise Niska dans les ruelles sombres de l’argot que l’auteure éclaire enfin de toute sa bienveillance de linguiste.
C’est très sérieux, très documenté, mais aussi drôle et étonnant. Le livre met à jour des faits surprenants ; on apprend par exemple que les battles de punchlines étaient d’authentiques joutes oratoires entre esclaves noirs qui s’insultaient copieusement pour accueillir avec détachement les humiliations langagières des maîtres. Et un mystère qui divisait la rédaction de YARD depuis le paléolithique se dissipe enfin : d’où vient le mot « hipster » ? Des années 40-50, c’est ainsi qu’on qualifiait les blancs « cools » qui trainaient avec les noirs. Johnny Clegg est donc le premier hipster des temps modernes.
Vous avez écrit une très belle introduction, le prélude dans le livre, où figure cette phrase : « La langue verte s’est coulée dans mes oreilles par effraction, côtoyant de près un français très bourgeois, extrêmement châtié. La vulgarité de certains mots, leur grossièreté, ne m’en apparaissait que plus élégante dans cet écrin de politesse. » Quel était votre rapport à l’argot étant plus jeune ?
Dans l’argot actuel qui est le sujet du livre, très tard. Mais j’avais déjà des affinités avec un argot plus ancien que pratiquait ma mère. Elle s’exprimait dans un français extrêmement châtié, dans une langue très belle, très littéraire, et en même temps elle était très argotique, l’argot de Queneau, hérité de la langue verte comme on l’entendait chez Simonin, Audiard… Elle était très vulgaire parfois mais ça se mariait parfaitement avec son français châtié, ça dynamitait sa langue. Petite fille déjà je sentais le côté réjouissant de cette langue de dictionnaire qui explosait par l’intrusion d’autres mots. Ma mère était gourmande de ça, il y avait un plaisir dans sa façon d’articuler.
Vous avez une belle formule, vous parlez d’un « grondement de langue ».
J’ai étudié la phonétique, la phonologie, de façon très académique. Ce qui est intéressant dans l’argot c’est que c’est une langue extrêmement musicale, elle est faite pour être parlée. J’ai la certitude qu’on conserve des mots dans une langue parce qu’on aime les prononcer, on aime les avoir à l’oreille, on aime les avoir sur la langue, on aime les faire rouler, gronder en effet. Ici le son fait énormément sens, il y a presque plus de sens dans le son.
D’ailleurs on découvre dans votre livre qu’il peut y avoir des bagarres de linguistes pour savoir si on met un « s » ou deux à « boloss »…
Oui, en tant que linguistes on est assez mal placé pour déterminer comment doit être orthographié tel ou tel mot d’argot, j’aimerais vraiment qu’il n’y ait aucun jugement de valeur dans le bouquin. J’ai décidé de garder tous les orthographes possibles, sur certains mots j’en ai 4 ou 5. C’est aussi ça qui est beau dans cette langue c’est qu’elle ne se laisse pas enfermer, elle ne se fait pas piéger.
C’est ce que fait le rap aujourd’hui, c’est la trace écrite, sonore, répertoriée, du langage de rue. Les mots sont là, bien prononcés, ils ont une forme qui est littéraire. Évidemment il y a de la mauvaise littérature comme il y a du mauvais rap.
Il y a des gens très enclavés dans un seul registre de langue, et notamment le français académique qui parfois est dévitalisé, il lui manque un certain punch. D’ailleurs vous signalez à bon escient que l’origine de la langue française vient d’un Latin simplifié, ce qui met à mal l’idée de « pureté » de langue…
C’est terrible cette question de pureté, c’est très raciste. Philippe Blanchet à ce sujet parle de glottophobie. C’est la discrimination par le langage, et ça s’applique donc aux gens qui méprisent la langue de la rue. Ronsard et Du Bellay en leur temps ont défendu la langue française qui n’était que parlée ; le langage écrit, noble et littéraire était le Latin. Ils ont voulu anoblir le français et prouver qu’il pouvait être employé de façon littéraire et poétique. Et c’est à cette époque que le français s’est enrichi de nombreux suffixes, ce qui rappelle les suffixes dans l’argot, comme quand le « tieks » devient le « tiekson ». C’est ce que fait le rap aujourd’hui, c’est la trace écrite, sonore, répertoriée, du langage de rue. Les mots sont là, bien prononcés, ils ont une forme qui est littéraire. Évidemment il y a de la mauvaise littérature comme il y a du mauvais rap [sourires, ndlr].
On va y revenir… Votre livre est ludique et assez drôle bien qu’il soit très formel, notamment quand le lecteur voit certains mots écrits qui n’ont pas vocation à l’être, comme lorsque vous définissez le mot « bite » (p. 63) de façon académique, avec la précision utile « verlan : Teub » [rires], plus loin vous expliquez de façon sérieuse l’expression « babtou fragile » [rires]…
[rires] Oui mais je prends vraiment les choses au sérieux, parce que c’est un objet d’étude sérieux. J’ai découvert le rap en commençant à travailler sur le sujet. Du coup j’ai amené des choses qui détonaient un peu, qui vont avec ma personnalité en quelque sorte.
Le rap infuse tout le bouquin. Quelle est votre impression globale sur le rap ? [sourire]
Alors, mon impression globale [sourire]…
Parce que vous avez des coups de gueule, notamment sur la misogynie du rap au mot « Dalleuse » p.76, ce que je peux comprendre. Mais vous rendez aussi hommage à la discipline…
Pour commencer, je suis extrêmement féministe. Mais vraiment. J’aime les hommes, mais j’ai vraiment une conscience politique féministe. À ce titre c’est un mystère pour moi que je puisse apprécier le rap, je ne me l’explique pas. Je ne veux pas généraliser mais il y a des morceaux parfois… je tombe de ma chaise tellement c’est violent. Mais il y a quelque chose derrière qui me plait quand même. Dans le rapport à la langue, au rythme, cette façon d’habiter la langue, de lui donner un corps, de lui donner une chair, et ça c’est très puissant, et ce sont des choses qui sont des passions dans ma vie. Donc il y a plein de choses qui me font profondément chier dans le rap, et il y a plein de choses que je trouve géniales. Le fait d’étudier le rap, de le lire… j’ai passé des heures sur Rap Genius [sourire] pour entendre et lire en même temps, et maintenant j’en écoute sans problème, je n’ai plus besoin de passer par Rap Genius [sourire].
Alors citez moi quelques rappeurs… Vous rendez hommage à Booba avec la fameuse punchline « t’as aimé sucer j’ai aimé Césaire » [in « OKLM »]…
Oui ! C’est très violent mais c’est génial, elle marche hyper bien ! Donc oui Booba… j’ai écouté « DKR » toute l’année pour tous mes trajets en métro [sourires], dans les plus récents il y a Hugo TSR, notamment le morceau « Là-Haut » que j’aime beaucoup… Nekfeu est très bon. J’aime beaucoup Roméo Elvis, j’ai eu une période Guizmo aussi… [elle réfléchit] bon il y en a plein que j’aime bien.
Et les monstres sacrés NTM, IAM, Solaar ?
Bien sûr. Mais là c’est plus ancien, c’est presque intouchable. Un bon NTM je danse dessus, en plus j’adore danser. Et puis La Rumeur, Les Sages Poètes, Oxmo…
Votre livre tord le cou au propos académique qui est méprisant à l’égard du rap et de son langage.
Je ne peux plus être condescendante vis-à-vis du rap, j’ai tellement travaillé sur tous ces mots, je me suis rendu compte qu’on pouvait remonter hyper loin… je pense à « marave » qui m’a fait remonter des siècles, voire des millénaires en arrière dans des racines sanskrites indo-européennes, se rendre compte que « marave » à la même racine que « mourir »… à chaque fois j’avais des moments qui me coupaient le souffle. D’ailleurs j’aimerais bien que mon livre arrive entre les mains de certains rappeurs et qu’on puisse en parler, j’adorerais avoir des retours, des critiques… Et si mon livre permet de répondre à des vieux cons qui méprisent l’argot, tant mieux, ou même que les gosses puissent dire à leurs parents : « mais non pas du tout, j’utilise une racine sanskrite. » [rires]
L’argot de Simonin, de Boudard, de Michel Audiard, est un langage maintenant consacré. Est-ce que vous pensez que le langage de rue actuel peut espérer la même consécration dans 50 ans ?
Oui c’est sûr. Il y a des mots qui vont disparaître, d’autres vont rester, ça fait partie de la vitalité de la langue. Même si l’Académie ne valide pas. De toute façon il n’y a plus rien à faire de ce côté là…
Je ne peux plus être condescendante vis-à-vis du rap, j’ai tellement travaillé sur tous ces mots, je me suis rendu compte qu’on pouvait remonter hyper loin…
Ils ont pas tous 85 ans d’ailleurs ?
Oui, et c’est tous des mecs. Il faudrait rajeunir l’académie, ou la rendre plus tolérante. La langue anglaise est quand même beaucoup plus tolérante. Vous n’imaginez pas le nombre de mots en plus qu’il y a dans le dictionnaire anglais. L’anglais est beaucoup plus hospitalier, il intègre les mots comme ça.
On va passer aux choses qui fâchent…
Ah dites moi !
Vous parlez du morceau scratché de Cut Killer dans La Haine et vous le labellisez « Assassin De La Police ». En fait Cut Killer scratche une phrase d’un titre de KRS One, « That’s The Sound Of The Police ». Beaucoup l’ont francisé à tort en le dévoyant phonétiquement par « assassin de la police ». Là je ne vais pas vous mentir, ça a été un crève-coeur [sourire]…
Ça vous me l’apprenez… je suis confuse.
Ne vous inquiétez pas, pour quelqu’un qui n’est pas du sérail votre livre est très complet. Vous avez relevé des choses qui sont des finesses de langage, comme le verlan de « pas » qu’on utilise quasi essentiellement à la fin des phrases et pas au milieu, on ne dit pas « j’ai ap faim ». Vous avez aussi fait honneur à mes collègues féminines de YARD qui, quand elles sont enthousiastes pour faire quelque chose, disent « je suis chaud » et non pas « je suis chaude », qui est dangereusement ambigu.
[malgré mes sincères félicitations, Aurore est déçue de sa coquille] Oui. Je suis désolé mais… « That’s The Sound Of The Police » vous me dites ?
Oui, c’est donc un morceau de KRS One qui était très populaire en soirée parce qu’il occasionnait de sérieux pogos, ce qui n’empêchait pas les gens en France de crier à tort « assassin de la police ».
Toutes mes plus plates excuses.
J’ai remarqué autre chose aussi, mais ce n’est clairement pas de votre faute, c’est l’impact affaibli du rap une fois qu’il est écrit. Vous en citez beaucoup, mais ça tombe un peu à plat sans le flow du rappeur.
L’exigence première c’était celle de l’illustration du mot défini. C’est marrant mais c’est peut-être que je les [les punchlines] ai tellement écoutées, lues que ça ne m’a pas frappé. Je les aime toutes.
Et si mon livre permet de répondre à des vieux cons qui méprisent l’argot, tant mieux, ou même que les gosses puissent dire à leurs parents : « mais non pas du tout, j’utilise une racine sanskrite. »
Il n’y en a pas certaines que vous avez mises qui ont simple valeur d’illustration ?
Oui c’est possible, je ne pourrais pas vous dire à froid lesquelles, mais la grande majorité d’entre elles me plaisaient vraiment… [elle feuillette son livre] Oui, là vous voyez je cautionne tout [sourire].
Vous qui êtes linguiste vous devez vous interrogez en permanence sur la langue et son évolution. Que pensez-vous des émojis ou de l’écriture phonétique sur les réseaux ? C’est un appauvrissement ?
En ce qui concerne les emojis je n’ai pas beaucoup d’avis sur la question. Ce que je peux dire c’est que je n’aime pas parler d’appauvrissement de la langue quand elle se diversifie, quand elle va puiser dans d’autres lieux, d’autres espaces. Je pense qu’on est dans un autre registre que la langue quand on est dans le symbole imagé. J’utilise moi-même les emojis, c’est drôle, c’est plutôt ludique, ça fait travailler l’imaginaire, du coup il y a un travail intellectuel et une certaine maîtrise. Je ne suis pas contre, mais en tant que linguiste ce n’est pas mon domaine puisque c’est de l’image.
Dans votre livre vous saluez le mot « maggle » qui découle directement de l’écriture phonétique.
Ça je trouve ça génial.
Oui mais c’est sans doute quelqu’un qui l’a inventé pour aller plus vite et qui du coup a fait une trouvaille innovante.
Je crois que c’est Nietzsche qui disait ça ; je suis très proche de lui dans mon rapport au langage même si c’est un peu pompeux de dire ça… Il dit que la langue est morte, que tous les mots qu’on emploie dans une conversation quotidienne sont employés depuis très longtemps et qu’ils sont morts en quelque sorte, on les a tellement éculés qu’on ne les entend même plus, on ne sait même plus ce qu’on dit, c’est très automatique. Mais il dit que la littérature va rechercher le côté vivant de la langue et va puiser dans l’aspect originel, c’est à dire qu’un jour un homme, ou une femme, a prononcé un mot nouveau et a fait un acte créateur, et ce mot est né… et on peut raviver ce geste créateur en ayant la conscience du son, la conscience du sens donc… [elle s’arrête] je ne sais plus quelle était la question ! [rires]
[rires] On partait de « maggle » à la base.
Oui du coup voilà, il y a eu ce geste créateur même si ce n’est pas réfléchi, même si c’est une faute d’orthographe, et bien ce n’est pas grave, il y a eu un moment de création et c’est ça qui est… beau. Ce serait chouette que l’orthographe soit abordée différemment dans l’enseignement, il faudrait réussir à dialoguer, à aller du côté de l’argot, à le légitimer, à en parler, d’être moins dans le côté vertical d’un enseignement intouchable. Même si je sais qu’il n’y a pas assez de profs, qu’ils sont mal payés et qu’ils ont donc des difficultés dans la pratique de leur métier. Ce n’est pas facile d’être proche de ses élèves dans ces conditions là.
Je me demandais à la lecture de votre livre si les mots ne sont pas notre rempart le plus solide à la xénophobie. Quand on y regarde de plus près il y plein de mots qui viennent du romani [langue indo-aryenne originaire du nord de l’Inde, que les Gitans, Manouches et Tziganes pratiquent encore aujourd’hui], de l’arabe ou autre… Est-ce que les mots ne se marient-ils pas mieux que les hommes ?
Oui je suis d’accord avec vous. Les mots traduisent une réalité et ils sont honnêtes. Il y a des métissages, il y a des migrations de mots, et c’est très joyeux. Et ça va faire chier beaucoup de gens. Je ne sais pas si j’aurais un auditoire très large avec ce livre mais bon…
Peut-être que vous allez attrister des réactionnaires qui ne connaissent pas les origines mélangées de certains mots ?
J’espère ! Ça va en énerver deux ou trois. Mais je trouve que c’est très beau de constater ce métissage de la langue. Il faut le célébrer.
Est-ce que j’ai fait des fautes de syntaxe pendant l’entretien ?
Non je ne crois pas… en même temps je ne suis pas très réac [sourires].
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