Le soir où Marvin Gay Sr. a abattu Marvin Gaye
Petit, c’est le père de Marvin Gaye qui prophétisa sa gloire. Paradoxalement, c’est aussi lui qui participera à sa chute et qui en 1984, à la veille du 45ème anniversaire de son fils, en mettra fin à ses jours dans des conditions tragiques.
1983. Marvin Gaye, exilé en Europe, fait son retour aux Etats-Unis dans une suite au Waldorf Astoria, et son comeback dans la musique, plus ou moins remis du décès de Tammi Terrell, décédée sur scène dans ses bras suite à une tumeur au cerveau. Il prend alors un nouveau départ et laisse derrière lui l’image aseptisée du crooner de Motown et de « Ain’t No Mountain High Enough » pour le plus sulfureux « Sexual Healing ».
Pour autant, Marvin, qu’il s’agisse de son physique ou de son mental, n’est pas au meilleur de sa forme. Il prend du poids, retombe dans la cocaïne et plonge dans la paranoïa. C’est dans cet état qu’il poursuit une longue tournée, tout en étant constamment persuadé que l’on cherche à mettre fin à ses jours. Dans la vie quotidienne, il s’entoure constamment de gardes du corps : les frères Gerald et André White ainsi que Tex Griffin. Sur scène, il renforce aussi sa sécurité. Là, seule sa sœur, Zeolia pourra lui servir de l’eau. Un prêcheur baptiste est également convié à le suivre sur sa tournée pour lui apporter un confort spirituel. Si l’on pourrait aisément attribuer sa paranoïa à sa consommation de drogue, son guitariste Gordon Banks confiera : « Ce n’était pas un délire. Il y avait des compagnies de management derrière lui. Des gens qui voulaient faire de l’argent sur son dos et quand il leur a dit non, ils sont devenus fous. »
Au fil des dates, son état ne fait qu’empirer. Sa peur d’être assassiné le pousse alors à craindre pour la vie de sa famille. Il fait acheter par Gérald deux armes. Une pour lui, l’autre qu’il fait envoyer chez ses parents à Los Angeles dans la maison qu’il a offerte à sa mère. À la fin de sa tournée en 1982, Marvin touche le fond. Son nez abimé par la cocaïne l’empêche d’inspirer dans une chambre climatisée sans assistance respiratoire. Sa mémoire aussi commence à lui faire défaut et chaque jour, il ré-écoute ses albums pour ré-apprendre son œuvre. Il décide alors de partir à Los Angeles, dans le foyer familial où il se retrouve face à son père.
Un personnage atypique, né au sein de la Maison de Dieu : une Église noire qui adhère à certains aspects du Judaïsme. Il devient prêcheur pour cette même maison et épouse Alberta Cooper, avec qui il aura quatre enfants : Jean, Marvin Junior, Frankie et Zeola. De l’aveu de sa mère, le père ne désirait pas Marvin Jr et ce dernier ne pensait même pas qu’il était son fils. Toute la famille grandit dans le sud de Washington DC, dans un ghetto noir et défavorisé, sous la coupe d’un père intransigeant, inflexible, alcoolique et violent. Frankie, le frère de Marvin racontait : « Nous étions une famille vraiment étrange. Nous étions très à l’abri du voisinage et je sais qu’ils pensaient que nous étions étranges. » En grandissant, Marvin Jr découvre la musique, participe à des concours et enregistre finalement ses premiers titres avec Motown. Et bien que son père ait longtemps prophétisé son don, il désapprouve sa musique et aurait préféré qu’il se consacre au gospel. Tout au long de sa vie, Marvin Jr sera affecté par le désamour de son père.
À son retour, les choses ne se sont pas arrangées. « Marvin Senior était jaloux car Marvin était la principale source des revenues qui faisaient vivre la famille. » racontait le pasteur Shelton West. La forte tension entre les deux hommes entraînaient bien souvent de violentes disputes. Avec le temps, son garde du corps André raconte que Marvin savait parfaitement où frapper pour pousser à bout son père. Il extrait même de ses enregistrements cette conversation :
André : Marvin j’espère que tu sais que ton père ne rigole pas quand il dit : « Je t’ai porté sur la Terre et je t’en sortirais » ?
Marvin : Exact. Il l’a dit.
A : Marvin… Marvin, qu’est-ce qui ne va pas ?
M : Il est sérieux aussi.
A : Mec, tu es allé trop loin pour commencer à t’embrouiller avec ton père. Allez, mec.
M : Dre, pourquoi est-ce que tu te montres toujours aussi sensé ? (rires, ndlr)
A : C’est la vérité et tu le sais.
M : Tu sais la nuit dernière, il a fait quelque chose qu’il n’avait jamais fait avant.
A : Quoi ?
M : J’étais endormi et j’ai senti quelqu’un caresser mon dos. Au début, j’ai pensé que c’était ma mère parce que je lui avait dit que j’avais mal au dos, mais je me suis rendu compte que la caresse était trop forte et je me suis retourné et j’ai regardé. Mon père a dit : « Ça te fera te sentir mieux. » Ensuite il s’est tourné et il est parti. Il n’avait jamais fait quelque chose comme ça.
A : Mec, ton père t’aime ! Pourquoi tu ne peux pas le voir ?
M : Dre, je sais mais…
A : … Mais rien ! Tu veux mourir et tu es trop effrayé pour te suicider. Mais si tu continues à chercher la merde avec ton père, il t’a dit ce qu’il ferait.
M : J’imagine que tu as raison.
Dans la maison, la tension est pesante pour Marvin qui passe ses journées en robe de chambre, aménageant son temps entre la drogue et les prières avec sa mère.
1er avril 1984. Dans la nuit, en provenance du foyer Gay, trois coups de feux retentissent. C’est dans la chambre de la mère de Marvin Gaye, que son père l’a abattu, armé du Smith and Wesson qu’il lui avait offert quelques mois plus tôt. Dès l’annonce du décès de l’artiste, les journaux rapportent le récit d’une dispute entre le père et le fils concernant la disparition bénigne d’un papier d’assurance. Les tensions qu’ils entretenaient, auraient alors atteint un point culminant. Le fils s’attaqua physiquement à son père qui se sentant menacé, puis se saisit de son arme pour abattre son fils.
Mais dans la décennie 2000, sa petite sœur Zeola, révèle dans l’une des œuvres qu’elle publie en l’honneur de son frère (livre, pièce de théâtre, scénario), le déroulement des évènements qui font suite aux soupçons du père sur la nature des relations entre sa femme et Marvin Jr.
« Il y avait beaucoup de tensions derrière ces coups de feu, mais ce soir-là, père a vu Marvin sur le lit de ma mère, presque nue, seulement couvert de sa robe de chambre […] En fait, Marvin et ma mère étaient allongés ensemble de cette manière parce qu’ils lisaient la Bible côte à côte. Mon père a mal compris la situation. C’était une période terrible, terrible pour tout le monde et les choses ont atteintes un point d’ébullition. »
Dès son arrestation ce soir-là, le père clame ses regrets : « Si je pouvais le ramener, je le ferais. J’avais peur de lui. J’ai pensé qu’il allait me faire du mal. Je ne savais pas ce qu’il allait se passer. Je l’aimais. Je souhaiterais qu’il passe cette porte maintenant. »
Atteint d’un cancer qu’on lui découvre à la suite de son arrestation, il n’écopera que d’une peine de prison avec sursis. Mais lorsqu’on lui demandera ses sentiments à l’égard de son fils, il répondra simplement : « Disons que je ne le déteste pas. »