Le Juiice : « Il y a plein de meufs avec ma mentalité mais elles ne sont pas représentées »

Sous couvert d’égotrip, le rap de Le Juiice est avisé et clairvoyant. Jeune artiste de Boissy-Saint-Léger (94), Joyce — de son vrai nom — s’est passionnée pour la musique au fil des rencontres qui l’ont poussée à suivre son instinct. Conversation aux prémisses d’une carrière. 

Photos : @callmedebi_

« Quand Juiicy trap, tout le monde écoute. » De clips en freestyles, dans Rentre dans le cercle ou dans ses nombreuses apparitions sur Planète Rap (Marwa Loud, Joé Dwèt Filé, Kpoint, Hayce Lemsi…), la verve de Le Juiice résonne et laisse difficilement indifférent. Membre de l’écosystème Guette L’ascension — collectif créatif fondé par Feuneu —, la rappeuse a la punchline facile au point qu’on en oublierait que ses bons mots sont toujours le fruit de réflexions longuement mûries. Posée et mesurée, Le Juiice nous raconte ses débuts. Celle qui tente le tout pour le tout en se mettant au rap sait ce qu’elle a à faire. Prendre la parole. Créer sa propre catégorie. Et petit à petit, les choses se font. No cap. 

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Comment est-ce que Joyce est devenue Le Juiice ? 

J’ai toujours été entourée de rappeurs, il y a beaucoup de talents près de chez moi. Ce qui m’a boostée, c’est quand j’ai accompagné Baka, un gars de mon quartier qui rappe, faire Rentre dans le cercle lors de la première saison. On était tous venus le soutenir et lorsque Fianso m’a vue, il m’a dit : « Tu rappes ? ». Je ne rappais pas à l’époque mais il a insisté : « Wallah ma sœur, il faut que tu rappes, tu as une dégaine de rappeuse ! ». Plus tard, j’étais en voyage à New-York, j’avais un ami qui enregistrait et qui m’a demandé de poser une voix française sur un son. Ça m’a un peu chauffée, j’ai commencé à écrire et un jour ma cousine m’a proposé de faire une vidéo pour rire. Je l’ai mise sur mon Instagram, et j’ai eu des bons retours, même de la part de rappeurs… À la deuxième vidéo, même chose. Ça a commencé comme ça.

C’était qui Joyce, avant la musique ? 

Je voulais être conseiller patrimoine ! Ce qui n’a rien à voir : j’ai fait des études de finance. Aujourd’hui, ça fait huit mois que je ne fais que de la musique, mais je n’ai pas arrêté pour la musique. En fait, j’ai saturé, j’ai ouvert une société, je voulais tenter l’entreprenariat mais tout ça m’a donné le courage d’aller en studio. Au début, j’ai enregistré deux sons, pas plus. Je les ai faits pour moi, je les faisais écouter à mes potes.

Tu n’avais jamais posé de mots nulle part auparavant ? 

Si, j’ai toujours écrit. J’ai toujours aimé ça. Je lis beaucoup. Mais moi, j’écrivais de la poésie, depuis l’école primaire. Ça s’est transformé avec le rap.

« Je viens d’un milieu d’hommes, ça ne m’effraie pas, au contraire. »

J’imagine que le rap faisait partie de ta vie depuis longtemps déjà. 

Ma mère écoutait Passi, MC Solaar, beaucoup de soul et de reggae aussi. Moi, je n’ai pas de grand frère ou quoi mais dès la 6ème, à l’époque où l’on découvrait des artistes sur des mixtapes, j’écoutais des compils de rap français. Avant, ce n’était pas pareil, surtout chez les filles, elles n’écoutaient pas de rap. Quand j’en écoutais, les meufs me disaient que c’était juste pour plaire aux garçons. Ça fait plaisir que ça se démocratise comme ça aujourd’hui. 

Quels sont les artistes ou les sonorités qui t’ont inspiré ? 

Quand j’ai commencé, j’aimais bien les classiques U.S., un peu old school. Ma génération a un peu le cul entre deux chaises. Entre l’époque où tout le monde ne pouvait pas rapper et la nouvelle génération, avec des sonortités beaucoup plus trap, avec de l’égotrip à fond. Il y a une petite transition à faire… Pour moi c’est fait, j’écoute de tout : je peux écouter du rap conscient comme de la trap bête et méchante. J’écoute beaucoup de rap français, mais on n’a pas la culture rap en France, et comme ça vient des U.S., j’essaye de prendre exemple sur les meilleurs. Et en particulier sur la musique d’Atlanta. Sur Gucci Mane.

À quel moment tu as commencé à te projeter à ton tour, à prendre les choses au sérieux ? 

Après le premier son, j’étais encore dans l’amusement. Et là, boum, on me contacte pour Rentre dans le cercle. Je me suis dit : « Il faut que je les tue : je n’ai rien à perdre, je m’en fous, je ne suis pas connue. Je fais ce que j’ai à faire. » Je viens d’un milieu d’hommes, ça ne m’effraie pas, au contraire. J’étais très contente. C’était une bonne expérience, avec des artistes confirmés comme Maska ou Bosh. Voir que certaines personnes aiment bien… En fait, ça m’a débridée. Parce qu’en vrai, j’aime trop la musique. Avant, je pouvais passer des heures à en parler et je me suis re-découverte. Je me suis dit : « Peut-être que c’est moi ».

« Ça manque de jeunes femmes qui viennent de milieux qui ne sont pas aisés et qui se battent pour avoir ce qu’elles veulent. »

Est-ce que tu t’es immédiatement posé la question des obstacles que tu pourrais rencontrer, comme par anticipation ? En tant que rappeuse, en 2019 ? 

J’ai eu des petits moments de doute, mais je suis vraiment dans l’optique que je n’ai rien à perdre. Ça marche, tant mieux. Ça ne marche pas, tant pis. J’aurais fait ce que je kiffe. Après, les obstacles, ça me connaît, j’en ai toujours rencontré. Tout est dur. J’étais dans le secteur bancaire avant : je suis une fille, jeune, noire, qui travaille avec des gens aisés qui me parlent avec des termes techniques… Tu es souvent impressionnée, même si tu as les compétences. C’était déjà un combat. Alors quand les gens me demandent si, en tant que meuf dans la musique, c’est compliqué, je peux dire que je n’ai pas à me plaindre. Ça ne fait même pas deux ans que je rappe et ça bouge bien.

Dans « No Cap », tu dis : « Peut-être que je pourrais vivre de ma passion mais pour l’instant je me pose encore plein de questions »… 

Oui, c’est incertain encore. Ça reste un petit milieu, avec des gens que tu n’as pas forcément envie de côtoyer. Tu te demandes si ça ne va pas te travestir. Mais je pense que mon pire ennemi, c’est moi. Avant que quelqu’un me mette des embûches, je pense que je le ferai moi-même. 

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Pourtant, j’ai l’impression que tu viens combler un vide. Il ne t’arrive pas de penser que si tu ne prends pas la parole, personne n’ira le faire à ta place ?

Si, c’est exactement ça. Car en tant qu’auditrice de rap, il n’y a aucune rappeuse qui dit ce que j’aimerais entendre. Je pense qu’il y a plein de meufs avec ma mentalité qui ne sont pas représentées. Sans critiquer les autres artistes femmes, moi, je n’ai pas envie de pleurer sur mon sort. Je parle en mon nom mais je sais qu’on est plein et que ma voix résonne dans la tête d’autres personnes. 

Qu’est-ce qui manque selon toi ?

Ça manque de jeunes femmes qui viennent de milieux qui ne sont pas aisés et qui se battent pour avoir ce qu’elles veulent.

Qu’en est-il de Shay, pour ne citer qu’elle ?

Je respecte son travail mais je ne suis pas dedans. Je fais très attention aux lyrics, et je suis d’ailleurs très critique envers moi-même : même si je n’ai pas une grande discographie, je trouve que mes titres ne me représentent pas encore assez. Et quand j’écoute les paroles de Shay, il y a des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord. Dans le fond. En ce qui concerne les hommes notamment. Je l’écoutais et je l’appréciais à ses débuts, je me suis identifiée à cette femme noire de banlieue entourée de gars. Mais les « Il faut que mon mec ait des billets verts », c’est trop superficiel. Aujourd’hui, j’aime bien Lala &ce. J’aime bien Angèle. J’aime bien Yseult. 

Mais il ne s’agit pas que des femmes. Dans « Wells Fargo », tu charries : « Ils se mettent à faire de la zumba, donc je me dois de faire le sale job ». En fait, tu mets une correction à tout le monde, comme si tu ne trouvais pas ton compte dans ce qui se fait déjà.

Je trouve que la scène du rap français se travestit un peu en ce moment. Je ne peux pas leur en vouloir de faire de l’argent et de faire ce qui marche. Mais les artistes qui ont commencé avec une base hardcore et qui, maintenant, utilisent toujours les mêmes rythmes, etc., bon… 

La perte de l’authenticité, c’est quelque chose à laquelle il ne faut fléchir sous aucun prétexte selon toi ? 

Je veux pas rentrer dans un moule. Quand tu commences la musique, au début, il n’y a que ça. Il y a juste la musique. Mais en vrai, il y a le business. Il y a les stratégies. Tout commence à devenir calculé. Tu ne fais plus les choses par instinct. Et moi, je suis quelqu’un de très spontané. Donc ça me bloque un peu. J’aime bien faire ce que je veux. L’arrivée dans l’industrie, c’est le plus dur.

« Quand j’écoute le rap d’un homme, j’ai vite l’impression que c’est adressé à des femmes, en les descendant… Donc en quelque sorte, il faut une réponse. »

À qui est-ce que tu t’adresses dans tes textes ?

J’ai plutôt l’impression que je parle à des gars quand j’écris. Sans rester trop focus non plus. Quand j’écoute le rap d’un homme, j’ai vite l’impression que c’est adressé à des femmes, en les descendant… Donc en quelque sorte, il faut une réponse. Il y a beaucoup de choses à dire sur eux aussi. 

Mais tu dois aussi avoir beaucoup de réactions venant du public féminin. 

La phrase qui revient toujours, c’est : « Enfin ! » 

Comme tu le rappes toi-même, tu es en pleine ascension. Dans cette trajectoire, qu’est-ce que tu as envie d’apporter à ceux qui t’écoutent ? 

Je vais prendre l’exemple de Missy Eliott. Je voudrais ramener un univers complet. Créer ma propre case. En ce moment, je me concentre sur les sons. J’essaye de me livrer un peu plus. Parce que ce que j’ai fait jusqu’ici reste encore léger. C’est comme si j’avais amusé la galerie, c’est du turn up. J’ai envie de faire des choses un peu plus travaillées, où je me confie. Je suis en pleine ascension, mais l’ascension, c’est du travail. Je travaille, je travaille, je travaille, et on verra.

Finalement, c’est quoi être une « Trap Mama » ? 

C’est un lifestyle ! L’univers de la trap, c’est musical avant tout. Mais c’est aussi la rue, c’est la street. Je représente mon quartier. Et « mama », c’est pour dire que je suis au-dessus. C’est de l’égotrip. Les autres, ce sont mes enfants. Dans le clip de ce morceau, je voulais mélanger le côté africain et le côté street. Je voulais mettre en avant mes origines car je suis ivoirienne. Mais je voulais aussi montrer toutes les casquettes que peut avoir la femme. Il y a la femme indépendante, qui va travailler, mais qui doit faire à manger pour ses petits frères et sœurs quand elle rentre, puis qui va au studio, ou qui reste avec ses potes à la cité. On peut tout faire.

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