Le streetwear est-il devenu un luxe ?

Il s’appelait Fubu, Ecko, Enyce ou Karl Kani, se taillait dans du velours peau de pêche, des imprimés bariolés, du coton ou du denim extra-large. Aujourd’hui, il sangle les corps, lèche son design, anoblit ses matières et s’acoquine avec la fine fleur des créateurs. Le streetwear s’est radicalement relifté ces dernières années, en atomisant les frontières qui l’isolaient jusqu’ici de son meilleur ennemi, le luxe.

 

Les prémisses du streetwear

 

En 1992, Ice Cube posait sur son morceau « Us » : « Us niggaz will always sing the blues / ’cause all we care about is hairstyles and tennis shoes » (« Nous, les négros, chanterons toujours le blues / car tout ce qui nous importe sont nos coupes de cheveux et nos baskets »). Dans les quartiers désargentés, l’estime et la popularité s’achètent à coups de sapes et d’accessoires clinquants. Plus la situation est précaire, plus le look est soigné ; il farde et vernit la réalité. « C’est très égocentrique, mais à l’époque, la société nous rabaissait sans arrêt. On avait besoin de s’affirmer en disant: « Boum ! Boum ! C’est moi ! ». On était comme les paons mâles qui utilisent leurs plus belles plumes pour attirer les femelles. Les mecs se disaient: « Je dois être super bien sapé, leur en mettre plein la vue » », raconte Doze Green, ex-break dancer du Rock Steady Crew, dans le documentaire Sneakers, le culte des baskets. De là, le streetwear est né ; de cette volonté mordante de se signaler et se singulariser malgré la légèreté du portefeuille, mais aussi de signifier son appartenance au hip-hop, l’expression culturelle des laissés pour compte.

Lorsque le mouvement explose dans les nineties et que les clips s’imposent comme vitrine stylistique, les entrepreneurs flairent le filon et dégainent une flopée de marques streetwear. Cross Colours, Karl Kani, Mecca USA, Fubu, Ecko, Akademiks, Phat Farm, Rocawear (Jay-Z), G-Unit (50 Cent), Sean John (Puff Daddy) ou Vokal et Apple Bottoms (Nelly) chez l’Oncle Sam, avec Dr Jay’s pour Mecque suprême. M. Dia, Wrung, Bullrot, Com8 (Joey Starr), 2 High (Kool Shen) ou Royal Wear (Sully Sefil) du côté de l’hexagone. La coupe est oversize, le logo criard, le tissu moelleux. Et ça cartonne.

 

DR DRE FUBU

 

Fondée au début des années 90 par Nigo, l’acolyte de Pharrell Williams, A Bathing Ape (Bape) est l’une des premières à proposer une garde-robe urbaine de luxe. Avant elle, le tailleur Dapper Dan avait déjà jeté les bases du streetwear couture dans les eighties. Dans son échoppe de la 125ème rue à Harlem, Dapper Dan fabricotait des bombers, manteaux, survêtements et sneakers, généralement en cuir, sur lesquels il sérigraphiait à la peinture les logos de Louis Vuitton, Fendi ou Gucci. Il habillait Eric B. & Rakim, LL Cool J, Big Daddy Kane, Salt ‘N’ Pepa, Run DMC, Fat Joe ou encore Public Enemy de ses élégantes contrefactions, moyennant quelques centaines ou milliers de dollars.

La stratégie de Bape, elle, est futée ; vendre ses produits à prix d’or et en séries ultra-limitées (parfois en un seul exemplaire) pour se créer de l’exclusivité et exciter sa désirabilité. Mais son marketing de la rareté enflammera le marché de la contrefaçon et ne durera qu’un temps. Coogi aussi, se pose en précurseur, avec ses pulls luxueux aux motifs bigarrés, dont s’amourachera Biggie. Willie Esco, le nouveau DA de la marque australienne, confiait ainsi au Times l’année dernière aspirer à concurrencer Gucci et Missoni. Evisu et ses jeans à 300 dollars ou Supreme et son vestiaire de skater haut de gamme leur emboîteront le pas.

 

La montée en gamme du streetwear

 

Dans un article de septembre 1998, titré « Rappers Deluxe », le Vogue américain fait poser Mary J Blige, Lil’ Kim et Missy Elliott emmitouflées dans des manteaux de fourrure et affirme que le hip-hop s’est « glamourisé » dès lors qu’il a troqué ses « baggys contre du Bulgari » et adopté un look « moins ghetto et plus Gucci ». C’est dit, les rappeurs dorés sur tranche embrassent le bling-bling à pleine bouche et mettent au placard leur uniforme streetwear au profit de griffes plus prestigieuses.

 

vogue mary j blige lil'kim missy elliott 1998

 

Dans la deuxième moitié des années 2000, Pharrell Williams et Kanye West, entre autres, qui collaboreront tous deux avec le mastodonte Vuitton, participent grassement de la redéfinition de la silhouette du rappeur, plus cintrée, affutée et pointue. Ils achèvent de ringardiser le streetwear de notre adolescence. En 2012, Complex liste par ordre croissant les dix marques nouvellement à la côte chez les emcees : Tom Ford, Lanvin, Chanel, Balenciaga, Alexander Wang, Christian Louboutin, Rick Owens, Balmain, Maison Margiela et Givenchy. Les labels street n’entrent plus dans leurs bonnes grâces. L’année suivante, sur le titre « Fashion Killa », l’ultra-looké A$AP Rocky ne cite pas moins de vingt-sept designers parmi lesquels Helmut Lang, Alexander Wang, Jil Sander, Ann Demeuelemeester, Damir Doma, Vena Cava, Rick Owens ou encore Raf Simons. Au-delà de son pouvoir de prescription, le hip-hop assume un rôle de caisse de résonance de la communauté urbaine qui aiguise son œil aux coupes et aux matières, redouble d’exigence.

Alors le streetwear s’ajuste, mue, se réinvente, se raffine. Il mûrit sa première mouture, digère les évolutions esthétiques. Alors que la plupart des marques urbaines des nineties ont mis la clé sous la porte, une poignée de nouvelles venues chahute les codes en calquant ceux du luxe ; elles absorbent les tendances des défilés, développent une vision créative, soignent leur fabrication et salent leurs prix. Dans le même temps, l’allure street se dédiabolise et se popularise, séduit jusqu’aux mécheux des beaux quartiers. Ce voyou de streetwear devient désormais fréquentable, joue même des coudes avec le luxe dans les concept-stores. « Avant, le street avait forcément un côté bad boy, quand on était bien éduqué on était BCBG. […] Aujourd’hui tout le monde achète du streetwear ! Même les MILF qui s’habillaient en talons et perfecto il y a 5 ans portent un bomber et des running maintenant ! », commente Maroussia Rebecq, fondatrice et DA d’Andrea Crews, collectif arty et marque de « street créateur ». On cherche donc aussi désormais à appâter le client plus aisé, à brasser un public plus large.

 

interview-magazine-asap-rocky

 

Porte-étendard du « luxury streetwear », Virgil Abloh, DA de Kanye West à ses heures, s’échine à édifier des passerelles entre le luxe et l’urbain, avec #Been #Trill d’abord, puis Pyrex Vision et Off-White, qui compte parmi les huit finalistes du prix LVMH 2015. Il est de cette génération de créateurs réformant et ennoblissant le streetwear, comme Hood by Air, fantasque et futuriste, Stampd, chiadé et épuré, KTZ, ethnique et mystique, En Noir, sombre et minimaliste, Marcelo Burlon (County of Milan), graphique et ésotérique, ou Nasir Mazhar, audacieux et tape-à-l’œil. Parmi eux, certains défilent même dans le cadre de la sacro-sainte fashion week. Pharrell Williams, lui, va plus loin ; depuis 2012, il bûche en choeur avec le designer Mark McNairy sur les lignes Bee Line et BBC Black de Billionaire Boys Club. Il y a un mois, A Bathing Ape lançait à son tour une gamme premium, Bape Black, à base de cuir, néoprène et cristaux Swarovski.  En France, berceau du luxe, une grappe de griffes urbaines joue pleinement la carte du savoir-faire local, de la « qualité-terroir », comme Pigalle, Andrea Crews ou Larose Paris. Improbable mélange des genres entre deux sphères qu’au départ tout opposait.

 

Drake Spotted Out In Paris

 

L’encanaillement des marques de luxe

 

La récupération de la culture street par les marques de luxe n’est pas vraiment un fait nouveau. À la fin des années 70, le couple de stylistes Marithé et François Girbaud pond l’ancêtre du baggy, en 1981 la construction des poches en X puis en 1985 l’ « African waistline », laissant déborder le caleçon. La marque élève alors le streetwear dans les rangs du prêt-à-porter de luxe et fait descendre, dans un même souffle, la mode des podiums dans la rue. En 1986, pour sa collection « Constructiviste », Jean-Paul Gaultier affuble ses modèles de bonnets de rappeurs en lycra à bande élastiquée, puis cinq ans plus tard Chanel imagine une tripotée d’accessoires street : casquettes à l’envers et répliques de bobs Kangol, colliers à gros maillons dorés portés en grappe, pendentifs-plaques et sneakers. La Maison du 31 rue Cambon pétrira à plusieurs reprises ses collections d’influences streetwear au cours des nineties, entre culottes hautes surmontées d’un large élastique, vestes en jean extra-larges, salopettes-baggys et bandanas rouges glissés dans la poche-arrière. En mars 1994, lorsque Snoop Dogg interprète « Lodi dodi » sur le plateau du Saturday Night Live en t-shirt XXL logoté Tommy Hilfiger, la marque classico-preppy, un peu coincée, devient définitivement cool et populaire. Elle saisira l’opportunité au bond et prendra depuis un virage radicalement street.

 

snoop-dogg-tommy-hilfiger

 

Dans les années 2000, le streetwear gagne ses galons auprès de l’élite fashion en s’inscrivant dans une tendance « chic-décontractée » prônant une dégaine simple et laid-back. Sneakers, sacs à dos, sweats, joggings et autres pièces fleurant le bitume envahissent alors les podiums, aident en vérité à façonner un luxe jeune, portable et confortable. Felipe Oliveira Batista, le DA de Lacoste, expliquait en 2012 auprès de L’Express : « Le hip-hop apporte une énergie brute, puissante, qui vient casser les clichés du bon goût », s’amusant lui-même à jouer sur une « dichotomie entre les références nobles et pures et celles des rues ». Paradoxalement, alors que dans les années 90 elle snobait Ärsenik et pleurait l’invasion des survêtements fluo, casquettes et bananes dans les banlieues, la marque au croco lançait en 2011 son pendant urbain, Lacoste Live.

Plus encore, toute une nouvelle génération de créateurs biberonnés au hip-hop réinterprète aujourd’hui l’esthétique street, partie intégrante de leur culture, de Bernhard Willhelm à Riccardo Tisci (Givenchy) en passant par Alexander Wang, Jeremy Scott, Juun.J, Rick Owens, Christopher Shannon, Julien David ou encore Carol Lim et Humberto Leon (Opening Ceremony et Kenzo). Riccardo Tisci, plus particulièrement, a su réinventer à la fois le vocabulaire stylistique masculin de Givenchy et celui du streetwear, entre chemises boutonnées jusqu’au col, t-shirts ou sweats émaillés d’empiècements en cuir, shorts portés sur un legging et jeux de superposition. Pour Maroussia Rebecq, plus qu’un effet de mode, il s’agit là d’une tendance durable : « Les codes du street ont été assimilés par la population, aujourd’hui on ne va plus travailler en chemise mais en t-shirt et sweat ».

 

givenchy kanye west jay z

 

En réalité, la définition du streetwear se brouille et s’épuise, ses inspirations s’entremêlent, ses confins se perméabilisent. Marques streetwear aux accents couture et griffes de luxe au parfum d’asphalte s’entrelacent, s’imprègnent l’une de l’autre. Il n’y a plus vraiment de streetwear aujourd’hui mais plutôt des influences street, disséminées ici ou là. Elles témoignent de la puissance et de la portée de la culture urbaine, universelle et contagieuse.

 

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