Le Vieux Con et Le Jeune Branleur

Bien sûr il y a le printemps, le bonheur, la beauté, l’innocence d’un enfant, les chiots labrador, le febreze, le thé Kusmi, les assedics… le monde regorge de toutes ces choses qui sentent bon, qui sont douces à toucher, qui font du bien. Mais moi, Bardamu, si je m’engage à considérer ces thématiques avec le respect qu’elles méritent, je ne peux réprimer mes sombres pulsions sémantiques qui font la part belle aux autres choses : le bagout du caniveau, la perversion élégante, la capote qui craque, le français qui s’encanaille…
Je suis le sexto que l’argot envoie à la poésie.

Le rap, qui est la branche musicale du hip-hop, a très étrangement vu le jour un soir de brouillard dans le Bronx de la fin des seventies. Digne héritier de la funk et de la soul, il naît en césarienne et… nan en fait ça m’emmerde de faire une biographie. Je préfère sauter direct en 2014 car certaines contradictions du microcosme rap ne manquent pas de piquant. Je laisse pour l’instant de côté la bisexualité de Ja Rule, ma loupe sarcastique mérite une problématique avec des enjeux un peu plus forts… par exemple la guerre froide entre jeunes et vieux auditeurs qui fait rage sur les terrasses des bistrots chébran.

D’un côté les anciens, les gardiens du temple qui nous épient derrière les volets du bon goût. Ils forment une sainte inquisition rapologique. Ils sont titulaires d’un BTS d’excommunication et délivrent des certificats d’hérésie à quiconque chantonnerait un refrain de Drake et/ou prétendrait que Lil Wayne sait rapper. Ils prêchent le « vrai hip-hop ». Ils ressemblent un peu à une grand mère édentée qui vanterait les vertus du pot-au-feu.

De l’autre les jeunes iconoclastes, sur le trottoir d’en face… ils avancent sur l’autoroute de leur immortalité sans rétroviseur. Leurs oreilles neuves exècrent la poussière. Le Wu-Tang et DJ Premier sont respectés certes… mais comme on cède sa place dans l’autobus à une vieille peau, par obéissance des conventions, sans que l’ancêtre ait le droit de moufter. Ils consomment un rap androgyne (Drake, Big Sean…), capitaliste (Rick Ross, French Montana…) et émergeant (TDE, Chance The Rapper, Childish Gambino…).
Quelle est la bonne attitude ? Le vieux con ? Le jeune branleur ? Je danse les deux valses selon mes humeurs, pourquoi ne pas ausculter successivement les costumes.

inser

– Le Vieux Con Du Rap : Il ne laisse jamais passer une occasion de médire sur Gucci Mane, il va aux soirées qui passent exclusivement du « vrai » son des nineties, il s’y connaît vachement bien en soul, il porte encore des baggys fatigués et il baise la même meuf depuis dix piges. Il prétend que French Montana s’adresse aux bobos en mal de sensations fortes alors qu’il branlait sa petite verge sur Mobb Deep en 96 parce que c’était dur et qu’il aurait trop aimé lui aussi être un renoi véner. Bien souvent son style de cainri ne va pas du tout avec sa tête de commercial pour La Foir’Fouille. C’est un con sinistre et indécrottable qui baigne dans l’eau croupie de ses certitudes.

inser2

-Le Jeune Branleur Du Rap : Il manipule les hashtag et les smileys mieux que son propre pénis. Tout ce qui est antérieur à 2001 est « old school ». Il croit que les mecs de Migos sont des putains de rappeurs mais il n’a jamais entendu parler de Tash des Alkaholiks. Quand il fait des pogos en soirée avec ses potes et qu’il se sent super bourré après trois vodka pomme, il croit vraiment qu’il est punk alors qu’il a un contrôle de maths le lendemain. Son iTunes de 3 gigas octets manque de calcium et ses levrettes sont encore imprécises mais ça ne l’empêche pas d’être méprisant. L’ordonnance du psychiatre lui prescrit cinq écoutes journalières d’Hier Encore de Charles Aznavour, notamment pour qu’il évite « de critiquer le monde avec désinvolture ». Et de toute façon quand on est né en même temps que l’annonce de la titularisation de Guivarc’h en finale de la coupe du monde 98, on la ferme calmement.

Ces deux postures extrêmes sont stupides même si la radicalité qui les entoure et les motive ne manque pas de charme. Elles partent d’une intention louable qui est d’imposer ce que l’on pense être l’évidence. Il est tentant de gratter derrière l’aigreur du premier et la prétention du second. On y retourne…

inser3

-Pourquoi Le Vieux Con A Un Peu Raison ? :  De 92 à 2000, le rap américain a vécu un âge d’or COMPLÈTEMENT DINGUE dont les trentenaires en 2014 ne se remettront jamais. Chaque mois, que dis-je, semaine, offrait un classique qu’on se prenait salement dans les chicots. Je me souviens encore de la fiévreuse écoute de Dah Shinin’ de Smif-n-Wessun sur une borne d’écoute en 1995, ou du premier visionnage du clip de « Fuck Wit Dre Day ». C’était indescriptible… je me revois tapiner à 10 du mat devant la Fnac Opéra pour acheter Liquid Swords de GZA… et, en toute franchise, nous serions nombreux à sucer Havoc de Mobb Deep en contrepartie d’un Hell On Earth 2.
Drake, Future et autre Ace Hood sont nos petits. Je ne préfère même pas parler de rap français de peur d’inonder mon clavier de larmes nostalgiques. Quand on cite Ill, Booba, Oxmo, Fabe, Lino ou Akhenaton, c’est avec la même déférence qu’un vieux prof de fac observe quand il évoque Sophocle, Shakespeare ou Racine. En somme, quand tu entends ruminer un vieux con du rap, il n’est pas impossible que tu doives bien fermer ta gueule parce que Oddisee et El-P bouffent tout crus Young Chop et Lex Luger.

inser4

– Pourquoi Le Jeune Branleur N’a Pas Vraiment Tort ? : Parce que le cycle de la vie est ainsi fait, le jeune impétueux remplace le vieux combattant. Et à raison… malgré toutes nos dénégations, c’est à la nouvelle génération de se forger une histoire musicale, de consacrer ses classiques, quitte à manquer de reconnaissance vis-à-vis des anciens. J’en avais moi même pas grand chose à foutre de Kool Herc et Grandmaster Flash et rien ne m’a plus fait chier que les soirées qui passaient des breakbeats des années 80. Les 18/25 maquent le dancefloor. Je les regarde en soirée avec un oeil paternel, ils sont « vierges de l’horreur comme de la volupté », ils s’ébrouent joyeusement et boivent leur insouciance avec les rangées de shots. Ils couvent le monde d’une arrogance légitime et les contours qu’ils redéfinissent nous échappent parce que nos premières triques se sont solidifiées sur Vanessa Demouy et pas sur Kim Kardashian. En gros, quand tu entends un jeune branleur du rap s’exprimer, il est assez plausible que tu doives verrouiller ton claque merde, parce que c’est lui qui sait ce qui est hot en ce moment et c’est aussi lui qui va serrer la petite tissmé affriolante de 22 piges que tu convoitais.

Pour conclure, car il le faut, cet éternel débat d’idées et de générations trouve un vif écho dans toutes les disciplines du monde. Heureusement ces conflits oiseux s’atténuent graduellement avec une connexion internet haut débit et l’URL de Youjizz.

N.B: Le hipster, perfide, caméléon des tendances et suceur de sang, se cache adroitement dans les deux camps. Il est facilement identifiable, c’est le premier qui évoque les hipsters dans une conversation.

Bardamu
Illustration : Lazy Youg

Dans le même genre