L’étrange disparition de Dave Chappelle
Il était l’élu. L’enfant prodige de l’humour américain. Du doigt, il palpait déjà la célébrité, la reconnaissance et un sacré pactole. Il n’avait qu’à serrer le poing pour empocher le tout : être aimé, riche et immortel. Mais Dave Chappelle fit mieux, il disparut…
Crack a smile
Hollywood est une drôle de machine, capable un instant de faire régner un acteur sur le monde, et de lui faire embrasser le caniveau l’instant suivant. Rares sont ceux qui peuvent se vanter d’une maîtrise totale sur leur carrière. Car les opportunités vont et viennent : le refus est un luxe. Bien souvent c’est Hollywood qui vous refuse.
Dave Chappelle lui, a fait ses preuves. Il commence le stand-up à 14 ans après avoir vu Bill Cosby en couverture du Time Magazine. « Funny, Famous, Fifty – and Really Rich ». La une racoleuse fait mouche chez le jeune noir de Washington DC. Elle tranche surtout avec le climat de la capitale. Très marquée par la ségrégation, la ville est ravagée depuis peu par le crack qui inonde les quartiers pauvres. Alors que ses parents sont divorcés et qu’il passe ses étés dans un Ohio plus rural, le rire semble être la seule échappatoire au racisme et à la drogue de Washington. Lentement mais sans dévier de sa trajectoire, Dave va grimper les échelons. Les cours de théâtre, les premiers shows, la montée sur New York, les premiers bides, les castings, les petits rôles au cinéma pour Mel Brooks ou avec Eddie Murphy, ses quelques pilotes de séries qui n’aboutissent pas… En 1998 il co-écrit son premier film avec son ami Neal Brennan : le film de stoner Half Baked est aujourd’hui culte. HBO produit également ses premiers stands-up dont le fameux Killing them Softly en 2000. A cette époque Dave Chappelle a déjà une petite notoriété. Excellent en stand-up, c’est un génie du timing doué d’un naturel stupéfiant. Sur scène, il semble se connecter avec le public avec autant d’aisance que s’il prenait une bière avec son meilleur ami. Le rire est sans effort. Il est à ce moment la star en puissance, le talent à exploiter. En 2004, la star fan de Hip-Hop organise un concert historique à Brooklyn. Il réunit les plus grands noms du rap pour une journée de live en pleine rue, un rêve de gosse comme il en a toujours rêvé. Michel Gondry filme les événements et signe Dave Chappelle’s Block Party, un excellent documentaire largement inspiré du Wattstax de 1973. Aujourd’hui le concert reste un des plus célèbre lives de l’histoire du Hip-Hop. Au même moment, la chaîne câblée Comedy Central sacralise le comédien en lui confiant le programme de la légende : le Chappelle’s Show.
Il faut du cran pour se volatiliser dans la nature. Disparaître du jour au lendemain, sans prévenir son boulot, ses collaborateurs, sa famille, ses proches… Du cran ou de très bonnes raisons. Surtout lorsque le boulot en question concerne un contrat pour une troisième saison du Chappelle’s Show à hauteur de 50 millions de dollars. Surtout quand les saisons précédentes ont explosé les records de ventes de DVDs et que les yeux de millions de téléspectateurs américains sont braqués sur vous. Du cran… ou de la lâcheté. « Je n’étais pas fou ! » déclare le comédien à Oprah quelques mois après avoir plaqué sa vie d’humoriste du jour au lendemain, « mais juste incroyablement stressé »…
I’m Rick James Bitch !
Son show en poche, Dave Chappelle est le roi du monde. Il écrit sans restriction, pour les vingt minutes de liberté que lui offre la chaîne chaque semaine. La caméra offre une nouvelle capacité de mise en scène. Déguisement, décors, narration, montage et effets spéciaux, le format qu’on lui connaissait en stand-up éclate dans toutes les directions, comme s’il s’amusait des potentiels de la pellicule.
La formule est simple et efficace, mais jusqu’ici personne n’y avait pensé. Un présentateur, un public et des sketches pré-enregistrés. Le ton est très décomplexé, Chappelle souhaitant une ambiance très personnelle. Sur un générique des Dead Prez, il enchaîne les sujets raciaux, politiques, anecdotiques ou les blagues scatophiles (les meilleures selon lui, car elles sont impérissables). Le premier épisode donne le ton, il y incarne Clayton Bigsby, membre détestable et zélé du Ku Klux Klan. Aveugle de naissance, il apprend finalement qu’il est noir et que ses amis lui ont caché la vérité toute sa vie. Un autre personnage, Tyrone Biggums, est un toxico adepte des sandwiches au crack et peanut-butter. Souvent vulgaires et crus, ces sketches n’en sont pas moins géniaux. Avec une plume cynique, Dave Chappelle aborde les sujets les plus sérieux par les blagues les plus potaches, dissolvant le racisme et les préjugés dans l’humour. Il y a de ça dans le comique de Dave Chappelle, une capacité à faire rire avec le pire. Lucide, il enchaîne avec aisance les postures et les intentions. Il ponctuera toujours la confession la plus intime par la meilleure des vannes. Ses rares interviews sont pour cela passionnantes et hilarantes à la fois.
Cette ambivalence finit par le rattraper. S’il semble impossible de ne l’écouter qu’au premier degré, le public trouve toujours ce qu’il cherche, pour le meilleur et pour le pire. Les sketches les plus lourdingues deviennent les plus cultes. Impossible pour Chappelle de croiser un fan sans qu’il s’écrie « I’m Rick James bitch ! »… Il se sent enfermé, victimisé par son travail. Le dévouement du comédien – qui déclare se battre quotidiennement pour faire entendre à sa chaîne que son public n’est pas stupide – n’est pas reçu comme il l’espérait. Le jour où un jeune blanc rit très grossièrement à l’imitation d’un « bon nègre Banania » Chappelle comprend qu’il a désormais deux publics : un qui rigole avec lui, et un qui rigole de lui. Acerbe, il regrette après coup que ses sketches soient drôles mais “socialement irresponsables”.
Vitamin Love
Dave Chappelle n’est pas le seul à avoir plaqué Hollywood au sommet de sa gloire, mais il est le seul à l’avoir fait en plein contrat, d’une façon aussi spectaculaire. Aujourd’hui c’est tout juste si l’expression n’est pas consacrée, on « fait une Chapelle » (« pull a Chappelle »), lorsqu’on plaque ses engagements pour partir au loin… Josh Hartnett a également fait une pause dans sa carrière alors qu’il venait d’enchaîner deux succès très jeune (Pearl Harbor et La Chute du Faucon Noir). Il l’explique par une volonté de mûrir dans un environnement qu’il contrôle mieux : un désir de se recentrer sur lui-même, et de faire primer sa construction identitaire sur sa carrière. Dave Chappelle évoque ce même besoin à différentes reprises, sur le très médiatique plateau d’Oprah mais aussi au micro plus intime de James Lipton. Au moment où il subit la pression du public, de ses producteurs, et qu’il est enfermé dans les sketches qu’il écrit…
“Tu sais, ils balançaient des chiffres, 50 millions de dollars… Mets ça à côté d’un nom dans les journaux tu peux être sûr que le gars va avoir des sérieux problèmes dans sa vie privée. Ça fait aucun doute. Je veux avoir une vie ouverte, pouvoir rencontrer des gens et ne pas avoir à me protéger en permanence. Mais c’est ce qui arrive quand tu deviens célèbre, ton humanité diminue et tu deviens autre chose aux yeux des gens. T’as déjà vu ces cartoons où un mec crève la dalle, il regarde son pote et son pote est devenu un énorme poulet rôti…”
Il dit ces mots à James Lipton et aux élèves de l’Actor Studio, quelques mois après avoir quitté ses engagements, en 2006. Sans honte, il explique – toujours avec humour et lucidité – ses angoisses et les déceptions qui l’ont mené à fuir le Chappelle’s Show. Alors que les médias partis à sa recherche évoquent une soudaine addiction au crack ou un internement en psychiatrie, il répond être simplement parti « en vacances », deux semaines en Afrique du Sud, là où personne ne le connaît, là où il a des amis fidèles. Les huit années qui suivent, loin du stand-up, loin de la télévision laissent l’Amérique en deuil de son meilleur humoriste. Aujourd’hui l’humour américain est constellé de ses successeurs et admirateurs, Key & Peele en tête.
N’est pas forcément fou celui qui renonce aux millions, comme Hollywood s’efforce à le faire croire. « What is happening in Hollywood ? Nobody knows. […] Maybe the environment is a little sick » dit-il à James Lipton en allumant une cigarette, dans un euphémisme qui cache à peine son amertume. Dave Chappelle est un grand sensible, un gars timide qui aime profondément son public. Les retrouvailles avec ses fans viendront, il le sait : « Je n’ai jamais quitté mon job, j’ai juste pris sept ans de retard ». Alors on peut effectivement le trouver lâche et faible pour avoir craqué sous la pression en 2006, mais ceux qui sont penchés sur le personnage verront plutôt dans sa cavale un grand tour de force contre le show business. Son retour discret sur les planches en 2014 est la preuve qu’il a conservé sa liberté. Et il ne faut que s’en réjouir. Aujourd’hui il aimerait même être invité sur un maximum de plateaux télévisés, en fait Dave adore la célébrité.
Blagueur, l’humoriste confie à Oprah avoir manqué de « vitamine d’amour » pendant ses années à la télévision… On le sait maintenant, les vannes de Dave Chappelle masquent ses tristes démons.