Loud : « Aller en France n’a jamais vraiment fonctionné pour nous »
Six heures de décalage horaire, deux concerts sold-out d’affilée à 5500 bornes de chez lui et un agenda promo de compétition. Voici un programme copieux à la hauteur de Loud, de passage à Paris. Il en fallait plus à celui qui s’apprête à devenir le chouchou québecquois de la métropole pour perdre de son entrain. Entretien.
Les plus avertis en matière de rap québecquois n’ont pas attendu 2018 pour entendre parler de Loud. Avec son groupe Loud Larry Ajust, ils ont écumé les scènes locales et se sont surtout fait un nom dans la Belle Province. Les deux premiers derrière le micro, le troisième à la composition. Collaborant depuis le début de la décennie, le crew a décidé de se séparer en 2016, afin que chacun puisse voler de ses propres ailes. Et celles de Loud n’ont pas tardé à lui offrir l’occasion de se faire entendre jusque dans le ciel français. Puisque depuis l’automne 2017 et le succès de son clip « 56K », la réputation du bonhomme grossit à vue d’œil dans l’Hexagone. Un morceau, extrait du très efficace EP-4 titres New Phone, dont le succès lui a permis d’enchainer sur un premier album solo. Une année record, libéré à la Toussaint, a fait gonfler son aura sur nos terres, porté par les rafraichissants clips de « Devenir immortel (et puis mourir) » et « Nouveaux riches ». Au point de remplir deux soirs de suite la Boule Noire, les 29 et 30 janvier derniers, pour offrir au public de la capitale son franglais léché, mix du parler-rue montréalais, de références aux légendes du rap newyorkais et de fulgurances lyricales sur l’amitié ou la mort extrêmement bien senties. Un album qui conquiert de nouveaux auditeurs de semaines en semaines, et qui élargit encore le spectre francophone qui s’est emparé du ciel de notre bon vieux rap français. En attendant que la suite n’en fasse peut-être le premier rappeur québecquois à la mode dans nos contrées.
Loud, comment écris-tu ?
Très peu au studio. Parfois un peu pour finir des chansons, y ajouter de petites modifications. Mais j’écris tout seul chez moi, dehors, n’importe où, avec instru la majorité du temps. En fait, en général, j’ai une idée, je la note, elle n’a pas de flow, pas de rime, pas de contexte, mais je me dis : « Oh, ça c’est une bonne idée, c’est un bon titre, ça pourrait devenir un concept. » Donc je prends plein de notes comme ça, j’accumule des documents infinis de notes. Des phrases, des citations, des punchlines. Puis quand j’arrive pour écrire une chanson, des fois je vais piocher dans ça, trouver ce qui concorde avec le beat. Mais les chansons je les écris sur les beats, les flows et autres.
Toi qui a la particularité de rapper en français et en anglais, est-ce que tu pourrais n’écrire que dans une seule des deux langues un morceau ?
Je le pourrais, surtout en français. En fait ça m’arrive presque de le faire, parfois. D’ailleurs je dose mon anglais à un niveau compréhensible pour tout le monde, parce que ça peut vite prendre le dessus sans que je ne m’en rende compte. Les idées viennent facilement en anglais : j’ai toujours écouté du rap américain, du rap en anglais, donc toutes les phrases-clé sont acquises, sont dans mon bagage. Alors j’essaie justement de faire attention à ne pas trop mettre d’anglais.
Dans tes textes, tu as un gros rapport au symbole : il y a beaucoup de symbolique, un côté « grave ». Pourquoi cet amour ?
J’ai l’impression que c’est un truc de rap en général, ou du moins de ce que moi j’apprécie dans le rap. Je pense que ça aide à rendre les concepts plus forts, à donner une profondeur aux morceaux, offrir un autre degré de lecture à certaines phrases.
Cette symbolique, on la retrouve beaucoup concernant l’évocation de la vie, et notamment de sa fin, comme dans le titre de « Devenir immortel (et puis mourir) ». Tu préférerais mourir dans un relatif anonymat puis connaître une gloire posthume, ou être une living legend puis qu’on t’oublie après ta mort ?
Je préfère connaître une gloire de mon vivant, quitte à être oublié après. Plutôt qu’une gloire posthume qui dans le fond ne sert à rien. Je comprends la poésie de ça, mais… C’est pas ce que je recherche. C’est quand même triste ! Des Van Gogh, des vies tristes comme ça… Non non, faut bien vivre !
Tu as un excellent niveau d’écriture, de vraies fulgurances, avec toute cette abnégation dans tes récits. Tu es quelqu’un qui a lu beaucoup de poésie ?
Non, très peu. Je suis pas un grand fan de poésie, j’ai jamais vraiment accroché. Je lis, mais la poésie c’est pas mon truc. Mais déjà le rap ça en est une forme, donc mon bagage doit venir de là.
Dans de précédentes interviews, tu expliquais n’écouter que du rap américain [« ou presque ! » coupe-t-il d’emblée], ton vécu d’auditeur n’est que nord-américain ?
Pratiquement oui. J’ai écouté un peu de rap français ci et là, surtout plus jeune, tu vois. L’époque des IAM, L’école du micro d’argent, Solaar, la FF et autres grands classiques à la fin des années 90. Mais maintenant je le suis de nouveau le rap français ! Et je découvre plein de trucs récemment, c’est cool.
Ça t’intéresserait du coup de travailler avec des rappeurs d’ici ?
Ouais ouais, certainement. Mais organiquement, tu vois. Faire des rencontres, voir ce qui concorde dans les projets respectifs de l’un l’autre, puis humainement voir avec qui on connecte. Donc je ne suis pas fermé.
Pour revenir sur le rap américain, tu name droppes ou fais référence tant au Wu qu’à Jay-Z, Prodigy mais aussi Mike Jones. Quelles scènes et quelles époques t’ont le plus marqué dans le rap ?
Plus jeune c’était vraiment la scène New York des années 90, les classiques, Nas, Biggie, Wu-Tang, Mobb Deep, Jay-Z, Big L, tous ces trucs-là. Mais plus tard je me suis comme peut-être décomplexé de ce snobisme-là du rap puriste, et j’ai vraiment embarqué à fond dans les trucs plus récents. Les Drake, Kanye, j’adore ça, Travis $cott, Kendrick depuis good kid, m.A.A.d city, et caetera.
Il y a des scènes qui te plaisent plus que d’autres géographiquement ?
Toronto quand même, récemment ça a été vraiment chaud. C’est la scène des dernières années après Atlanta je pense. Mais sinon je n’ai pas de scène précise, je suis le landscape en général.
« Connaître une gloire de mon vivant, quitte à être oublié après »
Le rap français au Québec, c’est quelque chose qui est écouté ou c’est un truc d’initiés là-bas ?
Non il y a quand même des gens qui écoutent du rap français. Plus du rap américain de loin évidemment, mais il y a un bassin d’auditeurs. Booba c’est gros au Québec, PNL ça a été gros ces dernières années. Evidemment, à l’époque, des IAM c’était énorme au Québec. D’ailleurs ils sont venus l’an passé, il y avait une foule de 30 000 personnes, dans ces eaux-là… Donc c’est légendaire quand même.
Le Québec baigne donc entre les deux en termes de rap ?
En termes de rap, et même d’art et de culture en général. Le cinéma français comme américain sont gros au Québec, on prend les influences dans les deux.
Est-ce que percer en France est une volonté ancienne, ou la réussite d’artistes comme les Belges t’a aidé à te dire que peut-être tu as quelque chose à développer ici ?
Un peu probablement, mais la France c’est toujours comme un rêve au Québec. Je pense que ça fait partie de l’ambition pour tout le monde dans le rap québecquois, parce que c’est le seul marché qui vraiment puisse te permette d’avoir de l’ambition, une fois que tu as plafonné au Québec. Parce que ça reste un petit marché chez nous. Pour les trucs qui ont du succès, c’est sûr que l’intention après, c’est d’aller en France. Puis ça n’a encore jamais vraiment fonctionné pour personne, donc symboliquement c’est quelque chose, c’est super elite de rentrer ici. J’ai jamais vraiment fait les trucs pour ça, mais depuis que « 56K » a eu de l’écho, j’y ai plus pensé. Puis c’est arrivé un peu après les Belges, c’est vrai. Je pense que ça aide parce que les Français se disent : « On avait manqué les Belges pendant quelques années, maintenant ça vaut peut-être le coup d’aller voir ce qu’il se passe partout. »
En fait, c’est un peu le même rapport que pour les rappeurs français avec les USA ?
Ouais, Booba qui vit à Miami… C’est le rêve américain. Mais les Américains aussi s’ouvrent sur le monde récemment : les influences UK, les influences jamaïcaines, les beats afrotrap, aux Etats-Unis c’est énorme. Drake qui va chercher des gens de partout dans le monde. Je pense que le rap centré sur lui-même, aux Etats-Unis comme à Paris, décide un peu de s’ouvrir dernièrement.
Mais, en conséquence, n’as-tu pas peur d’être étiqueté comme « le rappeur canadien » ? Qu’on parle plus de toi pour ça que pour ta musique ?
Non, je pense que c’est quand même un avantage ! Parce que c’est quelque chose qui me distingue, une particularité, je le prends bien. Ça me fait une signature à part. Après je pense que si les morceaux sont solides, on va parler de la musique. Puis c’est ma responsabilité de tenir ça !
D’ailleurs, ça te fait quoi de faire sold out deux soirs de suite à la Boule Noire, à Paris ?
C’est génial ! On savait qu’il y avait des views sur les clips, on voit les statistiques. Les commentaires aussi, beaucoup de français, on voit les messages par rapport à ça. Mais tant qu’on n’a pas vendu un billet, on ne sait rien dans le fond, si ça peut se matérialiser en un vrai following. Donc ouais c’est excellent à ce niveau-là, ces deux dates vendues à l’avance.
Pour conclure, on ne va pas parler de toi. En France, toute une nouvelle génération de rappeurs, d’Alpha Wann à Caballero et Freeze Corleone, sont inspirés par un Canadien : le Roi Heenok. Mine de rien, il a une vraie influence sur le rap français…
(il coupe) Je sais, je sais ! Pour avoir parlé avec Caballero, j’ai remarqué qu’ils utilisent encore ses expressions constamment dans leurs conversations.
Et tu penses quoi de cet impact et du personnage en général ?
Bah c’est fascinant ! Je sais pas quoi en penser, mais c’est une légende à sa manière à Montréal aussi. C’est fascinant.