Lupe against the world

Il y a près de 10 ans de cela, Rhymefest – éminent emcee de Chicago – clamait haut et fort que sa ville d’origine ne parviendrait jamais à devenir une place forte du hip-hop, en raison du manque d’union et de collaborations entre les artistes de son fief. Le temps lui aura finalement donné tord puisque deux décennies après que les Common, Twista et autres No I.D. aient placé Chi-Town sur la carte du hip-hop, la plus grande ville du Michigan constitue aujourd’hui un inépuisable vivier de talents du rap outre-Atlantique. À l’instar d’Atlanta, Chicago dispose en effet d’une scène abondante et diversifiée, partagée entre le « Chiraq » des artistes issus de la Drill et les « déviants » que peuvent être Chance The Rapper ou Vic Mensa.

Au milieu de ces deux générations dorées, Chicago aura surtout vécu l’avènement de son fils prodigue Kanye West, qui aura essayé tant bien que mal de mettre en lumières d’autres artistes locaux dans son sillon. Dans un premier temps à travers son label G.O.O.D Music et les signatures de GLC & Really Doe, puis lorsqu’il invita sur le single « Touch The Sky » un jeune rappeur répondant au pseudonyme de Lupe Fiasco. Et contrairement aux deux autres emcees, ce dernier semblait à l’époque avoir toutes les cartes en main pour devenir « The Next Big Thing » d’un paysage rap en pleine mutation.

Adoubé par le grand Jay Z, qui l’aide à obtenir un contrat avec la maison de disques Atlantic Records, Lupe Fiasco – de son vrai nom Wasalu Muhammad Jaco – est l’une des attractions majeures du tournant des années 2000. Alors qu’il est initialement hostile à ce milieu qu’il jugeait vulgaire et misogyne, le jeune homme surprend par son style atypique, tant vestimentaire qu’artistique, usant de références à des univers peu communs dans le rap tels que le skateboard, les mangas ou les jeux vidéos. De sa plume aiguisée, Lupe se montre à l’aise tant sur des story-tellings légers (« Kick, Push ») que sur les sujets des société profonds (« American Terrorist », entre autres) à tel point que son premier jet Food & Liquor – dont le producteur exécutif n’est nul autre que Jigga lui-même – devient immédiatement un large succès d’estime, puis commercial. Il n’en faut pas plus pour que le Chicagoan n’embraye la seconde dans la foulée, en envoyant The Cool, ce deuxième effort, 15 petits mois plus tard. Les éloges et les ventes seront une nouvelle fois au rendez-vous, conduisant logiquement à une évolution du statut de l’artiste alors âgé de 25 ans.

L’imbroglio Lasers

En effet, avec deux albums certifiés disques d’or au compteur, Lupe Fiasco est désormais bien loin du stade des promesses. Une donnée que son label Atlantic a parfaitement assimilée, cherchant inlassablement de nouveaux moyens pour faire fructifier sa pépite avant que le phénomène ne s’essouffle. Toutefois, c’est à ce moment clé de sa carrière que la vision artistique de Lupe évolue, l’homme se veut plus revendicatif et concerné par les problèmes sociaux. L’exacerbation de cette facette inquiète Atlantic Records et brouille progressivement les relations entre l’artiste et sa maison de disques. Dès lors, le rappeur perd peu à peu le contrôle de ses projets, et est sans cesse contraint d’édulcorer la direction qu’il souhaite leur donner. Ainsi, son troisième album, initialement prévu en tant que LupE.N.D est successivement renommé en The Great American Rap Album puis We Are Lasers, pour simplement Lasers. Mais un nouvel obstacle vient se dresser devant le rappeur car Atlantic refuse de fixer une date pour l’album, obligeant Lupe à rejoindre une petite horde de fan protestant en octobre 2010 devant les bureaux du label en faveur de sa sortie.

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Ce sera finalement chose faite le 7 mars 2011, date à laquelle l’album voit le jour. Toutefois, même si les ventes sont une nouvelle fois au rendez-vous – l’album s’écoulant à plus de 200 000 copies dès la première semaine –, les critiques se montrent bien plus sceptiques devant ce projet bancal, tiraillé entre les intérêts commerciaux du label et les ardeurs contestataires de l’artiste. Ce-dernier avouera même publiquement ne pas être satisfait de ce projet : « Je déteste cet album. Je ne hais pas la musique, mais j’ai détesté son processus de création. Quand je l’observe, je ne vois pas la tracklist ou la direction artistique, je vois la lutte et les sacrifices qui l’ont précédé. Il y a une poignée de sons que j’adore, mais Lasers c’est un peu de ce que j’adore, un peu de ce que j’aime, et un peu de ce que j’avais à faire. »

Seule consolation, la présence dans l’opus du single « Words I Never Said » que lui-même perçoit comme « la voix de l’album ». Le titre en question ? Une diatribe d’un peu plus de 4 minutes au cours de laquelle il se laisse aller à de virulentes critiques, notamment envers le gouvernement américain et plus précisément son leader Barack Obama. Il lui reproche sa passivité sur le conflit israélo-palestinien ainsi que sa décision d’envoyer des troupes en Afghanistan : « I really think the war on terror is a bunch of bulls/Just a poor excuse for you to use up all your bullets » / « Je pense vraiment que la guerre contre le terrorisme est une connerie sans nom / Juste une excuse minable pour utiliser vos balles ». Un avis tranché qui vaudra à Lupe Fiasco quelques menaces ; mais qu’à cela ne tienne, le rappeur ne compte alors pas s’arrêter en si bon chemin.

Lupe vs. Everybody

À partir de là, la langue de Lupe Fiasco se délie, et chaque apparition devient le prétexte d’une intervention polémique. Peu de temps après la sortie de Lasers et « Words I Never Said », le rappeur enfonce le clou vis-à-vis du président américain en affirmant dans une interview pour CBS que ce-dernier est « le plus grand terroriste » au vu de sa politique à l’étranger qui – toujours selon Lupe – est « la véritable source du terrorisme ».

Qu’il s’agisse de sa musique ou de ses interventions publiques, tous les sujets y passent avec à chaque fois la même virulence. La politique d’abord, mais aussi l’éducation quand Lupe Fiasco, invité en 2013 à faire un discours lors de la cérémonie de remise de diplôme d’un lycée public de Chicago, allume tout le système éducatif de sa ville natale : « Félicitations, vous venez d’être diplômés de l’un des pires systèmes éducatifs du monde entier. Vous avez juste passé les 12 dernières années de vos vies à recevoir la pire éducation sur Terre. Vous êtes au moins 5-6 cases en-dessous d’étudiants étrangers plus jeunes que vous. »

Le monde du rap en prend également pour son grade, Lupe n’hésitant pas à dénoncer son influence néfaste sur la jeunesse : l’usage du fameux « B word » envers la femme, critiqué dans le titre « Bitch Bad » puis dans un long débat avec Talib Kweli sur la twittosphère ; ou la glorification de la violence dont Chief Keef et ses compères de la Drill Music se sont fait une spécialité, critiquée par le rappeur dans une nouvelle série de tweets. Cette dernière remontrance déclenche le courroux de l’auteur d’ « I Don’t Like », qui réplique en le menaçant publiquement avant de se rétracter sous prétexte d’un énième piratage de son compte. Suite à ces réponses, Lupe annoncera la fin de sa carrière avant de se rétracter à son tour, s’attirant l’hilarité de la sphère sociale.

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Et c’est là que le bat blesse : à mesure qu’il traîne son discours moralisateur à chacune de ses irruptions, le Chicagoan finit au mieux par lasser et au pire à se couvrir parfois ridicule. D’autant qu’en parallèle, sa carrière artistique est en pleine stagnation, avec un Food & Liquor II : The Great American Rap Album qualitativement à des années lumières de son premier volet, et dont les ventes constituent le pire score de sa discographie avec « seulement » 128 000 exemplaires écoulés.

La lumière au bout du tunnel ?

Il faudra finalement attendre 2013 pour que l’intéressé semble prendre conscience de cette réalité. En préparation de son 5ème album studio Tetsuo & Youth, Lupe Fiasco confie en effet au cours de cette année que celui-ci ne contiendrait pas de politique : « Si vous voulez entendre mon baratin politique ou un Lupe “pseudo-intellectuel” alors allez écoutez Food & Liquor II. À partir de maintenant, je ne fais plus que de la musique ». Un projet qui par ailleurs pourrait bien être le dernier de l’artiste, si l’on considère que le emcee – qui songe à la retraite depuis la genèse du projet avorté LupE.N.D – est actuellement en train de négocier la fin prématurée du contrat de six albums qui le lie avec Atlantic Records.

En tenant compte de ces données, peut-on croire au retour du Lupe Fiasco des grandes heures, concentré sur son œuvre, pour une fin en apothéose ? Au regard de ses dernières apparitions, l’espoir est de mise. Bien qu’il ne soit pas nécessairement plus discret dans ses interventions au cours des deux dernières, étant engagé dans une quantité invraisemblables de clashs par tweets interposés, le rappeur a été à créditer de couplets solides sur les récents albums de deux des meilleurs lyricistes de la nouvelle génération en les personnes d’Ab-Soul et Big K.R.I.T.

Quant à ses titres solos, ils laissent paraître un Lupe traditionnels avec des morceaux plus légers mais pas pour autant dénués de profondeur et de sens (« Next To It », « Deliver ») et même quelques références geek qui avaient contribué au succès du personnage (« Adoration Of The Magi »). Malgré une confusion sur le premier extrait de l’album (« Crack », « Old School Love » & « Mission » ont successivement été annoncés comme tel), Lupe Fiasco a semble t-il savamment préparé son retour aux affaires, s’enfermant au studio avec les jolis noms que peuvent être DJ Dahi, S1, Ab-Soul ou encore Terrace Martin. De quoi espérer, à défaut d’un retour au sommet, un véritable album de qualité. On l’en sait capable.

 

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