Lutēce, rap contemplatif

La névrose a fini par atteindre durablement le rap. À la fin des années 2000, Kanye, Drake et Kid Cudi, entre autres, ont transformé cette musique flamboyante et rythmée en rengaine introspective et mélancolique. En France, PNL a poussé cette philosophie encore plus loin, faisant de leur quotidien de bicraveurs en bas des tours une superbe fresque dédiée aux aléas de l’expérience humaine. Dernièrement, le duo LUTECE a opéré l’étape finale de ce processus : sur Lapse, leur premier EP sorti l’automne dernier, ils débarrassent définitivement le rap de son contenu revendicatif ou provocateur, pour faire une musique purement contemplative, tournée vers l’expression des remous de l’âme. Une démarche pas si éloignée de l’épopée rock indé, de Joy Division à Nirvana. Rencontre et portrait ci-dessous.

Photos : BOGUS

 


Marty : “On m’a longtemps forcé à faire des trucs que j’avais pas envie de faire. […] Je pars du principe que si je ne fais pas de la musique, ma vie est terminée. C’est terminé de kiffer. C’est mon dernier échappatoire pour pas avoir une vie banale, premier degré.”


 

LUTĒCE naît d’un refus : “On m’a longtemps forcé à faire des trucs que j’avais pas envie de faire. J’ai bossé dans les ventes aux enchères, dans l’immobilier, dans les assurances…” me confie Marty, l’un des deux emcees du groupe lorsque je les rencontre, le lendemain de leur première date à Paris.

Je pars du principe que si je fais pas ça, ma vie est terminée. C’est terminé de kiffer. C’est mon dernier échappatoire pour pas avoir une vie de mec premier D”. 1er D : une expression qui reviendra sur la table tout au long de notre conversation. “C’est une expression qu’on utilise à peu près cinquante fois par jour. Faut surtout pas tomber là-dedans”, explique Marty. “Dans la vie on est obligés”, complète Ian Vandooren, l’autre moitié de LUTĒCE et également beatmaker du groupe. “Mais dans la musique, il ne faut jamais”.

Ok. Mais qu’est ce que vous appelez ‘1er D.’? Marty se lance : “Par exemple, pour nous, le mec qui se lève à huit heures pour aller au travail et qui rentre à 19h retrouver sa femme, c’est 1er D. Mais c’est du premier D obligatoire si tu veux vivre un petit peu.

“Dans la musique, ça existe aussi par analogie. Si tu dis dans une chanson : ‘J’me lève, j’suis pas bien etc… Ça c’est ultra-premier D. Du coup, on essaie de passer par un filtre un peu plus vaporeux.”, constate Ian.

 


Ian : Quand on a commencé le rap, on a dû se trouver une singularité. Et je pense qu’on a trouvé une inspiration presque sans fond dans l’expression de quelque chose d’intérieur.”


 

LUTĒCE naît d’un refus. Il y a cette impression avec eux d’une ligne directrice claire, fondée d’abord sur le rejet des codes habituels du hip hop.“On n’est pas dans le délire d’écrire en mode : ‘on est crédibles’ ou ‘on est trop déter’. On ne peut tout simplement pas faire ça.”, me confesse Ian.“Par exemple, dire ‘nique sa mère’ dans une chanson, pour nous c’est tout simplement impossible” complète Marty. Le hip hop en 2017 réserve bien des surprises.

Quand ils débarquent l’automne dernier avec le visuel de “Sans Elan”, on découvre une imagerie plus proche d’un éventuel clip de folk/metal que d’une vidéo de rap. Tourné entre forêts et décors médiévaux délabrés, les deux emcees s’y mettaient en scène dans un état d’épuisement et de passivité, répétant inlassablement un mantra contre-productif : “J’fuis la scène”.

Le duo y semble en proie à des forces surnaturelles : “J’regarde le ciel, j’vois des ombres”. Alors qu’une figure féminine est restée à l’arrière (“Elle sèche ses larmes en tisant”), Ian hésite entre se jeter à la poursuite des assaillants (“J’vois du sens quand j’les vise/Trouve du sang quand j’les piste”) et résignation (“J’crois que j’dois rentrer maintenant”).

Qui sont ces gens? Les Lyonnais y exposaient en tout cas un univers à la portée poétique certaine. Comme PNL avant eux, LUTĒCE débarquait avec des partis-pris artistiques forts, donnant l’impression d’être le fruit de longues heures de conversation et d’une véritable stratégie marketing.

Marty :On l’a pas fait en amont, mais c’est plus ou moins ça en fait.

Ian :Quand on a commencé le rap, on a dû se trouver une singularité. Et je pense qu’on a trouvé une inspiration presque sans fond dans l’expression de quelque chose d’intérieur.”
L’expression “sans fond” utilisée ici est révélatrice. Elle peut être comprise dans les deux sens : à la fois infinie mais aussi sans fondements.

LUTĒCE n’est peut-être pas aussi déprimé dans la vie que dans sa musique, mais les Lyonnais ont trouvé dans l’abattement et la résignation des thématiques inépuisables ; ils s’amusent à tournoyer autour d’elles à l’infini.

 


Ian Vandooren : “Marty est beaucoup plus dans l’énergie. Moi j’ai une présence plus nonchalante, sombre, mélodique. LUTĒCE, c’est le croisement de ces deux univers.”


 

Lapse EP nous en disait un peu plus sur l’univers artistique de la formation. Le champ lexical de la dépression y était décliné sur tous les tons.

L’abandon, la solitude : “Y a personne qui m’attend” / “Le ciel était sombre et froid

La paranoïa : “J’veux juste pas qu’ils me retrouvent.

La claustrophobie : “C’est sûrement le manque d’air faut que je respire”

L’hallucination : “Quand j’ouvre les yeux, j’vois rien de réel.

A l’image de l’épopée rock indé, du post-punk jusqu’au grunge et au shoegaze, la résignation de LUTĒCE peut prendre la forme d’une passivité absolue, comme sur “Sans Elan”, ou d’un sursaut de douleur. Sur “BPM”, deuxième single de l’album, Marty s’évertue à gueuler “J’ressens plus les battements” comme s’il était en proie à des convulsions d’agonie.

Tout au long de l’EP, il s’y imposait d’ailleurs à la fois comme le frontman du duo, avec un timbre de voix plus accrocheur, mais aussi comme le MC le plus traditionnel, versant davantage dans la phase et dans la punchline que son collègue. Ian, en retrait, semblait gribouiller des arabesques sonores ; une présence étrange et perturbante, presque anti-rap, qu’il décrit lui même comme “sombre, nonchalante et mélodique”.

 

 

Troisième larron non-officiel du groupe, King Doudou co-produit les cinq tracks de Lapse EP.

Producteur de musique électronique ayant fait ses armes dans des labels prestigieux(Sound Pellegrino, Mad Decent), le beatmaker fait une entrée fracassante dans le rap français en 2015, en produisant “Oh lala” et “Dans ta rue”, deux des plus gros singles de PNL.

Le compositeur donne l’impression de pousser LUTĒCE plus loin dans ses retranchements.

King Doudou est arrivé à un moment où nous étions vraiment dans un processus de professionnalisation. Donc, il a participé grandement à ça.”, explique Ian à propos de cette collaboration.

Également basé à Lyon, le beatmaker est venu prêter main forte au duo, partageant le travail de production avec Ian Vandooren et mettant au service du groupe sa technique de mix/mastering. “King Doudou, sur le plan technique, c’est magnifique.”, dit Ian.

C’est particulier parce que Lapse, c’est vraiment le croisement de deux univers : le nôtre et celui de King Doudou. C’est pas 100% nous. Je dirai que c’est 80/20”, conclue Marty.

 

 

On a sorti « Sans Elan« , mais derrière ça il fallait arriver un peu plus urbain. C’était obligé. On veut pas s’enfermer dans la niche ‘pop fragile’. Du coup on a fait “Atreyu” et “Codes” pour montrer qu’on peut kicker sur de la trap/banger un peu plus classique.

Lapse EP proposait une musique exigeante, peut-être difficile d’accès pour un public purement rap. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit deux emcees blancs chanter leurs tourments intérieurs sur des prod’ à mi-chemin entre drill de Chicago et musique ambient.

Conscient de cette difficulté, LUTĒCE est entrain de changer son fusil d’épaule.

Ian : “On s’est dit qu’après l’EP, il faut que les gens du rap puissent nous écouter. Genre OKLM tu vois, il faut qu’ils voient du rap, pas Lapse.

Ian : “On a sorti « Sans Elan« , mais derrière ça il fallait arriver un peu plus urbain. C’était obligé. On veut pas s’enfermer dans la niche ‘pop fragile’. Du coup on a fait “Atreyu” et “Codes” pour montrer qu’on peut kicker sur de la trap/banger un peu plus classique.

La suite? Des collaborations et un second EP à venir d’ici la fin de l’année.

À la rentrée y a une collab’ énorme qui arrive. Ce sera pas sur notre projet à nous, mais les gens vont être surpris.

Ian et Marty ont aussi la volonté de développer leur identité en solo. Alors que le premier produit et s’invite en featuring un peu partout (ici avec Jorrdee et Fred Watt, ou plus récemment avec ZED), Marty prépare également un projet solo pour la rentrée prochaine.

Ce sera très chanté, je m’inspire beaucoup de The Weeknd et de Swae Lee en ce moment”, m’explique-t-il.

Une façon de boucler la boucle en se muant définitivement en rockstar dépressive des années 90?

Le rock est mort aujourd’hui”, glissera Marty un peu plus tard dans la conversation. Vive LUTĒCE.

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