Luxe et grande conso : le cheap c’est chic ?

Depuis une vingtaine d’années, les frontières entre objets de luxe et de grande consommation se perméabilisent et se brouillent. Les cuvées de champagne trois étoiles s’achètent en grande surface, le parfum de supermarché « Brut » se commercialise sous le nom du feu joaillier Fabergé, Zara et H&M se taillent la part du lion en épongeant et plagiant les tendances des défilés, une flopée de designers habillent des bouteilles de Coca ou d’Evian et les collabs entre grands noms de la mode et griffes plus ou moins bon marché surabondent. Ces co-branding improbables se tissent d’une part avec des marques de sportswear branchouilles comme Nike (Riccardo Tisci, Pedro Lourenço …), Adidas (Jeremy Scott, Raf Simons, Rick Owens …), Van’s (Comme des Garçons, Kenzo) ou Converse (Maison Margiela, Missoni), de l’autre avec des enseignes ultra-popu à contre-courant du luxe, de la trempe d’un Tati ou d’un H&M. Ce sont ces temples du discount, de la fast fashion, du polyester et du nylon made in China, qui nous intéressent ici.

 

Elle-Macpherson-1991

 

Dès 1969, le vépéciste aux prix doux, La Redoute, collaborait avec la créatrice Emmanuelle Khanh, pour pas moins de trente-deux pièces, première d’une longue liste d’invités prestigieux parmi lesquels Issey Miyake, Yves Saint Laurent, Jean-Paul Gaultier, Christian Lacroix, Alexis Mabille, Courrèges, Azzaro ou encore Anthony Vaccarello. Son concurrent direct, les 3 Suisses, s’est lui acoquiné avec Jean-Charles de Castelbajac,Karl Lagerfeld, Anne Valérie Hash et Manish Arora. En 1991, Tati, eldorado du pauvre porté par le slogan « Tati, les plus bas prix », joyeux bazar XXL au cœur de Barbès, accueillait dans ses bacs une mini-collection tatouée de son iconique vichy rose, signée Azzedine Alaïa. Un sac, un t-shirt et des espadrilles dessinés gratuitement par le couturier et vendus moins de 20 francs. Felipe Oliveira Baptista, Phillip Lim, Alexander Wang, Opening Ceremony, Jil Sander et Helmut Lang ont imaginé des lignes exclusives pour Uniqlo. Christopher Kane, Ann-Sofie Back, Jonathan Saunders, Ashish, Mary Katrantzou et J.W. Anderson pour Topshop. En 2004, le mot-valise « masstige », contraction de « mass-market » (marché de masse) et « prestige », émerge en même temps que la collection de Karl Lagerfeld pour H&M. Le géant suédois a depuis usé le concept jusqu’à la moelle en dégainant tour à tour et à grand bruit, des collections avec Stella McCartney, Viktor & Rolf, Roberto Cavalli, Comme des Garçons, Jimmy Choo, Sonia Rykiel, Versace, Marni, Maison Margiela, Lanvin, Isabel Marant et Alexander Wang. Alors vraie ou fausse bonne idée ? Le luxe peut-il s’engouffrer dans la masse sans se dénaturer et se vulgariser ?

 

Une stratégie win-win

 

Les enseignes de mode à petits prix se sont englouties dans un rythme effréné de collection, leur imposant de livrer de nouveaux produits chaque mois (si ce n’est chaque semaine) pour satisfaire leur clientèle gloutonne. Leurs collaborations avec des poids lourds de la mode nourrissent alors leurs consommateurs en excitation et nouveauté. Dans le même temps, elles se glamourisent et s’anoblissent par un effet de halo, captent l’attention des médias et enflent leurs caisses (les stocks s’épuisant généralement en quelques jours).

Les marques de luxe, elles, profitent du bouillonnement médiatique autour de ces collections-capsules pour gonfler leur notoriété et booster leur popularité. La notoriété dope la puissance d’attraction des marques de luxe : « le luxe a deux facettes de valeur : le luxe pour soi et le regard des autres. Pour entretenir cette seconde facette, il faut qu’il y ait bien plus de gens connaissant la marque que d’acheteurs potentiels », expliquent Vincent Bastien et Jean-Noël Kapferer dans les pages de Luxe Oblige. Alexander Wang assumait lui-même sur le site d’H&M : « [La collection Alexander Wang x H&M] est une formidable opportunité pour permettre au grand public de découvrir l’univers et le style de la marque Alexander Wang ».

 

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Les marques de luxe poursuivent un objectif évidemment commercial sous couvert de philanthropie, de revendication d’un luxe à portée de toutes les bourses. Dans une interview à Libération Next, Azzedine Alaïa racontait : « Ce qui m’excitait [dans cette collaboration avec Tati], c’était d’accoler mon nom, l’univers de la haute couture, avec cette marque qui était alors la moins chère de toutes. Lorsque je voyageais en Tunisie, je voyais toujours ces gens à Orly encombrés de leurs grands sacs Tati pleins à craquer, et j’ai eu envie de faire quelque chose de qualité pour cette clientèle populaire, souvent pauvre, qui n’avait pas les moyens de se payer des articles plus mode ». Alber Elbaz renchérissait à son tour dans un communiqué de presse pour la collection Lanvin x H&M : « Les créations de designers sont généralement destinées à une minorité mais la collection conçue pour H&M se propose au contraire de transmettre ce rêve de luxe à un plus large public ». En réalité, les marques de luxe, qui vivent aujourd’hui essentiellement de la vente de produits d’entrée de gamme de type petite maroquinerie, ceintures, lunettes de soleil, chaussures ou parfums, cherchent à conquérir de nouveaux clients, plus jeunes, au portefeuille moins épais, prêts à se sacrifier sur des objets courants pour s’offrir occasionnellement un bien de plus grande valeur, à ne plus se nourrir que de pâtes au beurre pour s’acheter un sac à damier. En flirtant avec des griffes grand public, elles reconnaissent à demi-mot leur besoin de glaner une nouvelle clientèle, en se faisant connaître et en se rendant plus accessible, en dépoussiérant leur image et en révélant leur audace et leur dynamisme. Et ça marche.

 

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Ponctuelles, ces collaborations ne dénaturent aucune entité puisqu’elles ne s’inscrivent pas dans la durée donc dans l’identité des marques. Plus encore, elles créent de la désirabilité et de l’exclusivité via une communication aux accents luxueux habilement orchestrée, généralement à coup de teasing, de stars, de mannequins en vogue et de photographes étoilés, et une logique marketing de rareté reposant sur une auto-limitation de la demande (séries limitées) et une distribution sélective (dans le cas d’H&M : à peine 10% de ses magasins dans le monde). Les clients piétinent parfois jusqu’à plusieurs heures à l’entrée des magasins pour pouvoir accéder à l’objet de leur quête, devenant de fait un objet d’exception se méritant. La rareté est l’un des composants essentiels du luxe, elle excite le désir et sacralise.

 

Une réputation sur le fil

 

Malin, Alber Elbaz déclarait à propos de sa collaboration avec H&M : « Je m’étais toujours dit que je ne ferais jamais de collection grande diffusion, mais ce qui m’a finalement séduit, c’est de l’envisager comme l’idée de H&M s’élevant vers le monde du luxe plutôt que Lanvin descendant en gamme ». Malheureusement, le nivellement vers le bas est quasi-inévitable. Les collections en soi empestent généralement l’usine asiatique et les matières bon marché : « Plus on va vers le bas, plus on vend, mais plus on perd en qualité, en créativité, en exclusivité, donc en rêve », pose le livre Luxe Oblige. Quatre ou cinq jours après le lancement de la collection Lanvin pour H&M en novembre 2010, la majorité des pièces pendait encore sur les portants des magasins H&M des Champs-Elysées et des Halles, pourtant centres névralgiques. Les vendeurs allant jusqu’à avouer la qualité médiocre des vêtements et l’approximation des coupes. Les Maisons assises sur un patrimoine historique et un savoir–faire jouent en fait beaucoup trop gros dans le « masstige », contrairement aux marques de luxe contemporaines qui produisent grassement du côté de l’Empire du Milieu. Karl Lagerfeld n’a d’ailleurs pas mouillé Chanel en accolant son seul nom à celui d’H&M, de La Redoute ou de Kookaï. Autre échec cuisant : la collection Maison Margiela x H&M, aux prix trop élevés (249€ le manteau-couette, le caban ou le perfecto, 149€ le blazer, 99€ le pantalon XXL, 199€ les escarpins …) et à l’esthétique trop avant-gardiste, entre volumes oversize, coupes asymétriques et allure futuriste ou boyish.

 

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Aussi, les marques de luxe se contentent trop souvent de reproduire dans des versions cheap des pièces de leurs anciennes collections, pastichent plutôt que de créer, écornant alors leurs valeurs innovantes et créatives. Miuccia Prada, qui chapeaute Prada et Miu Miu, affirmait elle-même auprès de WWD : « Je n’aime pas l’idée de faire une mauvaise copie de ce que l’on fait déjà pour sa marque principale. Si je savais comment faire une mode qui coûte moins cher sans être la mauvaise copie de quelque chose d’autre, je le ferais. Mais pour le moment, ce que je vois plus ou moins, c’est juste de la mauvaise copie. Vous devez également réfléchir à pourquoi ces vêtements coûtent si peu cher ». Les clients se laissent leurrer par un semblant de luxe qui n’en a en réalité pas les caractéristiques. Ce que l’on vend, c’est du H&M ou du La Redoute grossièrement maquillé en produit de luxe.

Et alors que la boutique de luxe, cet espace sacré, constitue d’ordinaire l’un des lieux privilégiés de l’expérience de marque, le « masstige » déshumanise l’acte d’achat, encourage le « tout doit disparaître », la consommation compulsive et frénétique d’articles pseudo luxueux à bas prix. Dans les dédales embouteillés des magasins, les clients jouent des coudes pour rafler les pièces les plus convoitées (souvent les moins chères). La cohabitation même entre des produits étiquetés luxe et des produits de grande consommation au sein d’un même espace de vente réduit la distance psychologique entre les deux segments. Pire, certains articles Versace et Marni pour H&M se sont retrouvés bradés pendant les soldes, parfois jusqu’à moins 50%. De quoi flinguer son prestige.

Finalement, qu’est-ce que le luxe ? Du rêve. Offrir à tout un chacun l’opportunité d’effleurer ce dernier du bout du doigt c’est beau, il faut seulement s’attacher à le préserver.

 

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