Avant de partir, Mac Miller nous plonge dans le cercle de sa vie

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Le 17 janvier dernier, la famille de Mac Miller a libéré Circles, album jumeau de Swimming sorti un an et demi plus tôt, juste avant sa mort. « Il nous reste à imaginer où allait Malcolm, et à apprécier où il en était. » Un sobre message sur Instagram en guise d’annonce pour un projet beau et triste à la fois, qui a été présenté à la presse musicale du monde entier dans les mythiques studios d’Abbey Road à Londres, en novembre 2019. Récit d’une expérience, et décryptage d’une mise en abyme pleine de leçons.

Trois larges fauteuils scandinaves, des tapis sur le sol. Une insonorisation en tapisserie sur les murs, et le fameux piano « Lady Madonna » sur lequel Paul McCartney a joué le morceau du même nom dans un coin dans cette immense pièce. Nous sommes dans le légendaire Studio 2 d’Abbey Road, à quelques mètres du passage piéton où des dizaines de touristes attendent panurgiquement leur tour pour poser comme les Beatles. Nous sommes un lundi de novembre 2019 et trois hommes s’installent devant nous, micro en main, pour nous dire quelques mots sur ce que l’on s’apprête à écouter : l’album posthume du regretté Mac Miller, mort en pleine lutte de son addiction aux opiacés, le vendredi 7 septembre 2018.

Chemise de la veille, chapeau trilby sur le crâne, les cheveux tombant sur les épaules. Un nom résonne un peu plus fort que les autres quand il s’agit d’énumérer les architectes de Circles : celui de Jon Brion. Ce chanteur, compositeur et producteur et américain s’inscrit dans une lignée d’artistes pas forcément connus du grand public mais dont l’aura s’étend à perte de vue ; c’est notamment lui qui, sur recommandation de Rick Rubin, a produit la majorité de Late Registration de Kanye West, puis fait les arrangements de Lemonade de Beyonce ou encore co-produit Blonde de Frank Ocean. Rien que ça.

Sa rencontre avec Mac Miller s’orchestre en deux temps. Alors qu’il rend visite à un proche en cure de désintoxication, Jon Brion est présenté à un musicien qui mène lui aussi sa propre bataille contre l’addiction. Le jeune homme, que Brion a décrit dans l’interview ci-dessous comme « nerveux et un peu timide« , ne semble chercher rien d’autre qu’une discussion légère : en aucun cas ce dernier ne parle de collaboration future ni ne laisse entrevoir ce qu’il pense vraiment du compositeur. C’est un disquaire de Los Angeles qui dévoilera le secret, quelques semaines plus tard : « As-tu déjà rencontré Mac Miller« , demande le commerçant au compositeur, un habitué de sa boutique, qui répond par la positive sans vraiment comprendre le pourquoi de la question. « Eh bien, je viens de lui vendre une guitare, une Fender Telecaster. Il m’a dit qu’il en voulait une parce qu’il t’avait vu en jouer !« 

Une histoire que Jon Brion, devenu ami et mentor de Mac Miller dans les mois qui suivent cet épisode, ne lui a jamais racontée. Surement par pudeur, ou par volonté de respecter le rythme de Malcolm, admirateur secret qui ne voulait pas d’une relation biaisée. Lui rêvait d’une attraction artistique véritable. C’est finalement Jeff Sosnow, vice-président exécutif et directeur artistique de Warner Bros. Records, qui est derrière la (vraie) rencontre entre Mac Miller et Jon Brion. Une rencontre qui lui paraissait nécessaire pour terminer un projet qui manquait de cadres au moment où le rappeur lui en révèle les prémices, dans le salon de sa dernière maison, sur les hauteurs du quartier de Studio City. « J’ai l’impression d’écouter deux albums« , commente Jeff Sosnow une fois la session achevée. « YES, YOU GET IT!« , lui répond un Malcolm enjoué, et surtout fier d’être compris.

Jeff Sosnow comprend surtout que le rappeur de Pittsburgh est en train d’opérer un vrai tournant créatif, et qu’il a besoin d’aide pour s’y retrouver. C’est de là que vient cette longue nuit en studio, entre fin 2017 et début 2018, où un Jon Brion — convié par Jeff mais réclamé par Malcolm — rencontre véritablement l’artiste Mac Miller, en gardant pour le secret révélé plus tôt entre deux bacs de vinyles. « C’était un garçon d’une extrêmement douceur, foncièrement gentil, se rappelle Brion. Il était brillant, quatre ou cinq fois plus intelligent que ce que l’on pouvait penser. Lors de cette première nuit en studio, il me fait timidement écouter deux ou trois morceaux qui m’ont mis sur le cul. C’était très, très bon. » L’auteur des splendides « Stay« , « 100 Grandkids« , ou « Self Care » a prouvé à multiples reprises qu’il s’était élevé bien au-delà du rap adolescent qui caractérisait ses premières années dans la musique — pour autant, face à un monument, il n’est plus sûr de rien. « Ça te plait ? Tu trouves que ça passe ? »

Oui, ça passe. Mais Malcolm n’est pas tout à fait à l’aise avec ce qu’il livre sur (ce qui va devenir) Swimming et Circles — particulièrement le second. Christian Clancy, manager de Mac de 2013 jusqu’au son décès, décrit Circles comme un album « vulnérable« , dont l’artiste avait lui-même peur. « Toute son évolution artistique a mené à cet album, un projet sur lequel il a pu s’exprimer en étant, pour la première fois, vraiment libre. » On ne parle pas ici de superficiel, de peine passagère ou de phase ; on parle d’un homme qui voit sa vie lui échapper. Un homme, la tête dans les étoiles depuis ses 20 ans, qui doit accepter son inexorable chute tout en préparant un atterrissage qu’il languit. Mac Miller aimerait toucher terre, aimerait digérer son existence. « Le hip-hop a un problème avec la vulnérabilité. La véritable vulnérabilité n’y a pas encore tout à fait sa place, estime Jon Brion. L’album parle de ce que ça fait de se sentir coupable, des difficultés que cela implique d’être humain, d’être vivant. Pour moi, l’art c’est voir le monde à travers le filtre d’un autre : Malcolm nous permettait cela.« 

Celui qui signait huit des treize tracks de Swimming prend en main l’ensemble des tracks de Circles : un projet à deux qu’il terminera seul, endeuillé, avec le poids des responsabilités en plus. « Il y avait plus que deux albums, il y avait de quoi en faire au moins un troisième. On passait de longues nuits à discuter par SMS, on s’envoyer des idées de titres pour les projets, toujours dans cette volonté de rester dans l’analogie de l’eau. » En la personne de Jon, Mac avait trouvé l’esthète qui lui redonnait confiance en sa musique : une forme de caution qui pouvait gommer des lacunes qu’il s’inventait parfois. Il était amoureux des instruments, et bien qu’il ait appris à maitriser guitare, basse et batterie dès l’âge de 6 ans, il complexait de son statut d’autodidacte. « La mélodie du morceau ’That’s On Me’ m’a mise les larmes aux yeux. Le piano est fabuleux. Il voulait que je rejoue tout ce qu’il avait composé, il n’avait pas confiance en son propre talent, alors qu’il jouait merveilleusement bien. » L’appui de Brion était devenu une forme d’aplomb libérateur, de clef pour débloquer les verrous qui se mettaient entre Mac Miller et les 12 titres de Circles, touchant manifeste d’un astre qui préparait son retour au calme.

Dans le calme du grand studio d’Abbey Road, l’album se lance. Les premières notes résonnent contre ces longs murs feutrés qui en ont tant vu, tant entendu. Certains citeront l’album éponyme des Beatles, The Dark Side of the Moon de Pink Floyd, ou le concert The Late Orchestration que Kanye West y a donné il y a 15 ans. À chacun ses références, à chacun ses classiques. Classique, cet instant le devient au moment où les premières notes de « Circles » plongent la salle dans le silence. Les lumières se tamisent, les oreilles s’affutent, et le temps s’arrête.

Jeff Sosnow s’installe au fond de la salle, fixe le plafond, puis ferme les yeux. Adossé contre le renforcement du mur, il se fait discret. Il restera ainsi jusqu’à la toute fin d’un disque qu’il a probablement déjà écouté des dizaines et des dizaines de fois. Christian Clancy est assis à sa droite sur un large canapé ocre. Il semble inviter quiconque à le rejoindre pour partager ce moment, ce qu’un journaliste anglais fera au cours de l’écoute. De son côté, Jon Brion se dirige vers le fond de la salle, passe devant Jeff, et monte machinalement les escaliers qui le mènent dans la régie son. En hauteur, elle surplombe le studio et fait office de tour de contrôle. Brion entrouvre la porte, se retourne et s’arrête, la poignée dans la main droite, le corps entre les deux espaces. Il réécoute les premiers pincements de guitare d’un album qu’il n’avait pas conçu comme ultime, acceptant sur le moment que c’était, d’une manière ou d’une autre, la fin d’une histoire.

« Some people say they want to live forever That’s way too long, I’ll just get through today »

Mac Miller, « Complicated »

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