Marché de l’art, vol et étalage

Interstellar de Chistopher Nolan ou Metropolis de Fritz Lang, My Beautiful Dark Twisted Fantasy de Kanye West ou n’importe quel concerto de Mozart, Voyage au bout de la nuit de Céline ou le dernier tome d’Harry Potter, le XXIème siècle est ainsi fait qu’il suffit d’allumer son ordinateur pour posséder des œuvres d’art. À l’ère de la reproductibilité, cet art coûte cher à produire mais se consomme presque gratuitement. Et pourtant apparaissait il y a quelques jours dans nos fils d’actualité, la vente record du tableau Les femmes d’Alger (Version O) de Pablo Picasso à 179,4 millions de dollars. L’art pictural vogue donc à contre-courant. Quand les plus grands artistes musicaux peinent à vendre des disques, Picasso encaisse depuis sa tombe des recettes à faire pâlir un mercato de football. Peu présent dans la sphère médiatique de masse, le marché de l’art n’émerge que pour ce genre de record. Dans l’ombre de la culture du divertissement ce milieu brasse de plus en plus de millions de billets verts avec la particularité, assez rare pour l’interroger, de ne pas subir la crise.

I just want a Picasso in my casa

Certainement pour éviter de tenter les Ocean’s Eleven, on ne connaît pas l’identité de l’heureux acheteur de l’œuvre si convoitée. Le lundi 11 mai 2015 la salle de Christie’s à New York est pleine mais ceux qui détiennent le porte-monnaie ne sont pas présents. La scène est à revivre en vidéo sur la chaîne YouTube de la société de vente aux enchères. Jussi Pylkkanen l’homme qui tient le marteau fatidique et accessoirement le commissaire-priseur de la vente, teinte d’humour l’atmosphère qu’il semble bien connaître. Le tableau n’est pas là non plus, un grand écran de télévision en expose la photo pour donner une idée. La salle est comble, face au commissaire plus d’une centaine de chaises toutes occupées avec quelques Smartphones qui se lèvent de temps en temps pour immortaliser le moment historique. Beaucoup de personnes debout débordent sur les quelques espaces libres de la salle du Rockefeller Center comptant photographes, vigils et autres cols blancs améliorés qui se tordent le coup pour ne rien rater. Dans cette assemblée aucune main ne se lèvera car c’est en face qu’il faut scruter le moindre geste. À la droite du maître de cérémonie se trouve une estrade trop étroite pour contenir la vingtaine de personnes en costume et tailleur qui s’y entasse. L’accessoire clé de ces individus, qui on le comprend vite ne sont que des intermédiaires, c’est le téléphone. Des téléphones à fil feignant venir d’un autre temps recueillent les enchères des mystérieux acheteurs.

Femmes d'Alger 1

La scène relève du folklore, Jussi Pylkanen se permet des petites blagues, la tension est restée en coulisses. En effet le record du prix pour ce tableau est une belle performance mais pas une surprise. Un contrat avait été signé au préalable avec les acheteurs potentiels pour garantir que le Picasso partirait au minimum à 140 millions de dollars. L’enchère en elle-même est donc un agréable spectacle que le public ponctuera par des applaudissements mesurés. Pas d’effusion de sang, la seule nouveauté vient de ce prix record, tout le reste paraît installé dans une routine bien solide. Pour cause lorsque l’on remonte dans le temps parmi les vidéos relayées par Christie’s on trouve la première enchère publiée sur la chaîne il y a 7 ans en 2008 pour un tableau de Claude Monet. Le cérémonial s’y déroulait exactement de la même façon.

Rien ne change mais les prix s’enflamment. Les femmes d’Alger (Version O), tableau peint en 1955 en hommage à Eugène Delacroix avait été vendu la dernière fois, en 1997, à 31,9 millions de dollars. Avec un prix multiplié par 5,5, le tableau n’a pourtant pas bougé d’un pouce. La différence vient donc de la demande. Si le marché de l’art ne connaît pas la crise c’est qu’il accueille dans ses rangs de nouveaux acteurs a.k.a nouveaux riches venus de Russie, du Moyen Orient et d’Asie, tous avides de transformer leurs liquidités devenant trop importantes en investissement durable.

Femmes d’Alger dans leur appartement – Eugène Delacroix – 1834

 

Ils nous volent notre travail !

En vulgarisant, le JT de France 2 expliquait déjà en 2013 dans un reportage sur l’envol des prix du marché de l’art que ces nouveaux clients venus d’ailleurs s’adonnaient à l’achat de tableaux dans l’optique de pavaner leur richesse. Une vision un peu réductrice traduisant peut-être une crainte de voir des étrangers toucher au patrimoine artistique occidental. En allant chercher un peu plus loin que l’ethnocentrisme, selon le magazine Art et Finance, 76% des collectionneurs dépensent dans le milieu de l’art dans l’optique de faire un investissement. Par sa rareté, l’art pictural est devenu un actif à valeur financière au même titre que l’or, l’argent, les diamants… Un tableau ne s’achète pas par goût ou sensibilité artistique mais parce qu’il répond à des critères précis qui permettront sa revente : son auteur bien sûr mais aussi sa taille ou encore son état de conservation. Picasso par exemple est l’une des valeurs les plus sûres du marché grâce à sa production prolifique, un style très reconnaissable et des œuvres facilement divisées en période engendrant une gamme de prix clairs. Le peintre franco-espagnol est très régulièrement en tête des artistes les plus vendus (et rachetés) au monde. En 2014 il cumule 345,8 millions de dollars de transactions devant Andy Warhol qui le titille à la seconde place.

L’histoire des Femmes d’Alger (Version O) incarne bien l’évolution au fil du siècle de la manière de consommer l’art. Peinte en 1955, la série de 15 tableaux intitulée Les Femmes d’Alger est vendue du vivant de l’artiste à un célèbre couple de collectionneurs Sally et Victor Ganz guidés par l’amour de l’art et surtout leur expertise. Ils avaient obtenu le lot pour 212 500 dollars. L’enthousiasme retombé, les collectionneurs réalisent qu’ils ont peut-être été un peu trop gourmands et revendent 10 des 15 peintures 138 000 dollars. Ils gardent et profitent des 5 autres chez eux jusqu’en 1997 où ils revendent la fameuse « version O » à 32 millions de dollars. L’acheteur toujours inconnu à ce jour à lui aussi profité d’une plus-value exceptionnelle la semaine passée. Les grands connaisseurs laissent place à des personnes anonymes pas particulièrement attachées à l’art pictural se laissant conseiller par des grandes opérations de maisons d’enchères. On murmure que l’ancien propriétaire du tableau aurait accepté de le remettre sur le marché rassuré par l’affluence de nouveaux acheteurs toujours plus nombreux aux ventes de Christie’s.

Femmes d'Alger 2

Les autorités chinoises poussent d’ailleurs fortement ses grandes fortunes à investir dans l’art et les musées créant ainsi une dynamique d’offre et de demande démultipliée. Une fois ces nouveaux clients confrontés aux maisons de ventes, on ne peut pas dire que l’on incite particulièrement ces novices à la sensibilité artistique. L’état d’esprit mercantile est incrusté au cœur même des institutions censées être les garantes de la tradition culturelle. Les deux plus grandes sociétés d’enchères Christie’s et Sotheby’s ont cédé il y a bien longtemps à la rudesse de la concurrence se battant à coups de records de ventes. La performance est reine si bien que l’on trouve des discours dignes des couloirs de Wall Street et a priori surprenants dans le monde de l’art. Larry Gogasian, directeur de la plus grande galerie new-yorkaise trouve judicieux en 2008 de glisser un petit coup de pression sous forme de courrier dans les boîtes aux lettres de tous ses employés : « Si vous souhaitez continuer à travailler pour Gagosian, je vous suggère de commencer à vendre de l’art. Dans le nouveau climat, tout sera évalué à l’aune de la performance… Je travaille dix-huit heures par jour, ce que chacun peut vérifier. Si vous ne souhaitez pas faire de même, dites-le moi. »

En allant au Louvres on apprend que l’art occidental à l’époque moderne se met exclusivement au service de la royauté et de la religion catholique, aujourd’hui il sert une société capitaliste et mondialisée. « Ce qui caractérise l’art contemporain, ce n’est plus la transgression, mais sa mise en conformité avec les réalités du marché mondialisé », expliquent Gilles Lipovetsky et Jean Serroy auteurs de l’ouvrage L’Esthétisation du monde : vivre à l’âge du capitalisme artiste en 2013.

 

Les demoiselles d'Avignon - Pablo Picasso - 1907

Les demoiselles d’Avignon – Pablo Picasso – 1907

D’Avignon à Alger

Comme dans n’importe quelle entreprise le marketing prend parfois le pas sur la réalité du produit. Loïc Gouzer organisateur de la vente de tous les exploits a réussi à marketer Les Femmes d’Alger comme les nouvelles Demoiselles d’Avignon avec l’objectif de créer de l’intérêt chez les acheteurs. Les spécialistes clament que le parallèle n’est pas valable. Judith Banhamou, journaliste consacrée au marché de l’art rectifie, rappelle que Les Demoiselles d’Avignon symbolise l’invention du mouvement cubiste alors qu’aucune révolution particulière dans l’histoire de l’art ne touche le tableau des Algériennes. Un poncif de bonne guerre puisque la peinture est devenu la plus chère du monde.

Particulier en tant que valeur marchande, l’art pictural l’est aussi dans le milieu de la culture. S’il est plus aléatoire que la valeur de l’or, il se distingue également du schéma de divertissement standardisé. On peut aller voir le dernier film Marvel n’importe où, ou presque, dans le monde ; pour profiter des Femmes d’Alger (Version O) il va falloir attendre que son puissant acquéreur le remette dans un musée et se rendre dans ce lieu unique qui peut être n’import où, ou presque, dans le monde. Le cinéma, la musique et le sport brassent autant d’argent que le marché de l’art. Les 345,8 millions de dollars pour Picasso en 2014 équivalent quasiment aux 250 millions dépensés pour produire Le Hobbit : La bataille des cinq armées ou aux 313 millions d’euros utilisés pour rénover le Maracana la même année. Pourtant puisqu’il manque la dimension de partage de masse via les téléchargements ou la télévision le milieu de la peinture reste dans sa bulle loin des critiques virulentes que subissent les domaines voisins. Les arts plastiques impliquent connaissance voire érudition et excepté un petit selfie pour la forme devant La Joconde le grand public compte très peu la peinture parmi ses loisirs. Difficile donc de s’y attaquer quand on n’y connaît rien, il est plus naturel de porter son grief contre les salaires faramineux de Brad Pitt, Jay Z ou Lionel Messi.

Cependant générant de plus en plus de revenus et à une vitesse hors du commun, les sociétés comme Christie’s tentent de s’accrocher au wagon de la popularité démocratisée. Sur leur site internet ils nous renvoient à tous les réseaux sociaux possibles et imaginables dont les principaux (Facebook, Twitter, Instagram) sont quasiment aussi actifs que les différents comptes de Game Of Thrones. Sur Facebook ils cumulent plus de 100 000 mentions « j’aime » et, comble de la consécration 2.0, sur le poste annonçant le record des Femmes d’Algers (Version O) ils subissent les foudres de leur propres « haters ». Une foule de commentaires passionnés s’insurge dans un anglais certes plus maîtrisé que sur la page de Justin Bieber, contre le prix scandaleusement exorbitant du tableau. Picasso peut se retourner dans sa tombe ou pas, il est définitivement mainstream.

Femmes d'Alger 3

Dans le même genre