Mayra Andrade : « J’ai toujours su que ma carrière serait un marathon et pas un sprint »
Forte d’une tournée mondiale qui a débuté l’automne dernier et programmée dans presque tous les festivals français cette année, Mayra Andrade a fait un retour triomphant avec son dernier album Manga. Véritable bête de scène, la chanteuse cap-verdienne est plus émancipée que jamais et offre un album afro-contemporain des plus actuels. Interview.
Photos : @alextrescool
Outfit : Andrea Crews
Si son nom ne vous dit rien, la musique française et les scènes parisiennes, elles, connaissent Mayra Andrade depuis son adolescence. C’est en 2003 que l’artiste cap-verdienne s’installe à Paris pour s’inspirer de l’atmosphère cosmopolite de la ville lumière. Enfant prodige et autodidacte, la jeune chanteuse remporte en 2001, à l’âge de 16 ans, la médaille d’or du concours des jeux de la francophonie à Ottawa ; véritable rampe de lancement pour celle qui a goûté à la scène un an auparavant sur son île du Cap-Vert, pour fouler et ne plus quitter les planches du monde entier jusqu’à maintenant. Dès ses débuts, sa voix envoûtante séduit une multitude d’artistes de l’Hexagone, de Charles Aznavour qui l’invite sur le morceau « Insolitement vôtre » en 2005, en passant par La MC Malcriado, groupe de Stomy Bugsy et de Jacky des Neg’ Marrons, qui l’expose à une autre frange du public français avec le titre « Mas amor » en 2006.
Mayra Andrade est une artiste débridée qui a toujours voulu créer ses propres codes. Comme chacune de ses prestations scéniques, sa musique est un renouvellement constant, guidée par ses mouvements géographiques et sa curiosité sans frontières. Ouverte et chaleureuse, sa musique est le fruit de ses influences : rythmes traditionnels du Cap-Vert, jazz, r&b, soul, musiques afro-contemporaines, trap… l’industrie l’adore mais ne sait pas où la placer, elle est impossible à définir, et ce n’est pas plus mal ! Celle qui n’a jamais cessé de voyager et qui a vécu dans plusieurs pays, aime créer en s’enracinant dans un lieu, pour que chaque album soit le reflet d’un instant. Dans son cinquième album Manga, Mayra a compilé des bouts de vie de ces cinq dernières années passées à Lisbonne pour produire un album complet. « Manga » pour la mangue, son fruit préféré, dont la texture change en fonction de sa maturité, tout comme son parfum ou ses couleurs. Exactement comme sa musique.
Je t’ai connue grâce au morceau « Place 54 » de Hocus Pocus, dans lequel 20syl cite des artistes qu’il écoute durant son voyage en train. Ta musique semble très liée à cette notion de voyage, d’autant que tu as vécu dans de nombreux pays : Cuba, Allemagne, Angola, Sénégal…
C’est intrinsèque, c’est sûr que ça a un impact sur ma musique, et au-delà de ça, un impact sur qui je suis.
Qu’est-ce qui te faisait voyager au-delà des déplacements géographiques ?
J’avais un monde intérieur qui était très busy, j’étais l’enfant qui réfléchissait beaucoup. Ma sœur avait huit ans de plus de moi, donc je jouais beaucoup toute seule, et on déménageait tous les deux ou trois ans. Je devais à chaque fois dire au revoir à mes amis et m’en faire des nouveaux. J’ai vécu beaucoup de moments comme ça, j’observais beaucoup le monde l’extérieur. Je lisais pas mal aussi. Je me souviens d’un livre, Meu pé de laranja lima (Mon bel oranger) de José Mauro Vasconcelos. C’était un livre brésilien qui était très triste, c’était l’histoire d’un enfant de rue…
Ta musique est finalement le fruit de l’union des différentes cultures que tu as rencontrées et de ton monde intérieur.
Oui, je suis d’accord avec ça. Je suis née chanteuse donc ce n’était pas un choix conscient, c’était juste ce que j’étais, et quand c’est une vocation, je pense que ça force le respect. C’est-à-dire qu’il y a énormément de choses que j’aurais pu faire depuis le début de ma carrière, qui l’auraient peut-être facilitée, mais qui n’auraient pas été authentiques. J’ai depuis toujours compris que ma carrière serait un marathon et pas un sprint.
Ces choix étaient liés au business et au marketing ?
Exactement. C’est ça l’authenticité. C’est important de savoir où se placer.
Comment fais-tu pour trouver l’équilibre entre une totale liberté artistique et garder une touche traditionnelle ?
C’est la grande difficulté de ma musique parce que j’ai toujours su que je voulais apporter une pierre différente à cet édifice qu’est la musique cap-verdienne. Je viens d’un pays très petit mais avec une culture très forte. On sent une forme de protectionnisme là-bas, vis-à-vis des influences extérieures justement. Alors que si on connaît un peu l’histoire de la musique cap-verdienne, on sait qu’elle s’est toujours nourrie d’influences extérieures, c’était un port, donc tout ce qui passait par là laissait une partie, un ton, une sonorité, un rythme différent, et c’est comme ça que s’est bâtie toute cette diversité qu’il y a dans la musique cap-verdienne. Donc je pense que l’idée de faire une musique traditionnelle 100 % pure n’existe pas et mon parcours de vie a fait que j’ai toujours revendiqué ma place dans l’hybride. Ok, le traditionnel, je peux le faire, mais je pense que mon propos est différent. Par rapport aux opportunités que j’ai eues, je trouverais ça étrange de faire une musique 100 % traditionnelle. J’appartiens à cette famille mais j’ai toujours été un peu en marge, et je le suis de plus en plus.
Tu t’es encore plus affranchie de ça avec Manga ?
Ce disque ouvre un nouveau chapitre dans ma carrière, j’ai envie de m’émanciper de plus en plus, même si j’ai toujours été dans cette perspective-là, j’ai toujours dit ce que je voulais, ce que je ressentais… Mais j’étais quand même très attachée à l’idée d’être connectée au Cap-Vert ; que les crédits aillent au Cap-Vert et non pas au Brésil ou au Portugal ou je ne sais où. C’était important pour moi de mettre des piliers pour que les gens identifient ma musique à une culture et à un pays. Maintenant, je me sens plus libre de faire ce que je veux, ce qui m’attire a un peu évolué. Je dirais que mes défis sont un peu plus grands. Parce qu’au départ je mélangeais la musique traditionnelle au jazz, à des influences de la MPB (musique populaire brésilienne, ndlr) ou à des rythmiques africaines plus traditionnelles. Là, je suis dans un album qui est afro-contemporain, beaucoup plus actuel.
Quels ont été les défis pour cet album ?
Dans le son, il y a des beats, des programmations, donc je découvre aussi une nouvelle façon de travailler, je m’intéresse de plus en plus à des jeunes producteurs alors que je viens d’un monde où tous les gens avec qui je travaillais pouvaient être mes parents. Je travaillais avec des orchestres, les albums étaient enregistrés en live avec je ne sais combien de musiciens en studio. Cette autre façon de travailler est hyper excitante pour moi. Au fond, je recherche toujours l’excitation dans la musique, mais surtout à défendre une essence, l’essence de ce que je suis. En composant mes chansons, j’essaie d’apporter un matériel brut qui soit le plus authentique, le plus vrai possible, dans ce que je raconte, dans le type de mélodies, d’harmonies. J’ai envie de m’ouvrir tous les jours un peu plus et de flirter avec des choses de plus en plus différentes et éloignées. Le but est de trouver l’alchimie exacte, l’équilibre des ingrédients, pour que ça ne soit pas juste un patchwork de choses hyper clichées et décousues qu’on met ensemble, ça serait terrible pour moi. La gestation de l’album prend donc énormément de temps. Quand on écoute, je veux qu’on se dise « c’est elle, et en même temps c’est sa culture, et en même temps c’est de la modernité, et en même temps c’est un nouveau son », parce que ce mélange-là n’avait jamais été fait.
Tu crées ta propre branche ?
Voilà ! J’ai envie de m’amuser plus, j’ai l’impression que ce sont des risques de plus en plus en grands mais en même temps, si on ne les prend pas, le choses ne sont pas aussi grandes que on les aurait voulues.
Tu parlais d’hybridité, est-ce difficile en tant qu’artiste d’imposer un son nouveau ?
Non parce que ça s’est fait progressivement. L’album précédent, Lovely Difficult, représente un tournant : j’y chante en anglais et je l’ai enregistré à Brighton en Angleterre. Pour la première fois, j’ai travaillé avec des compositeurs qui n’étaient pas cap-verdiens : Benjamin Biolay, Krystle Warren, Hugh Coltman, Piers Faccini, Yael Naïm, etc. Après douze ans de vie à Paris, j’avais envie de travailler avec des gens de ma génération, qui étaient actifs sur cette scène parisienne, qui m’inspiraient, et qui étaient tous des amis en fait. Je m’éloignais un peu plus du traditionnel et j’ai compris que les gens l’acceptaient parce que c’était fait avec sincérité. J’ai aussi compris que c’était un album peut-être un peu plus pop et que ce n’était pas trop mon truc, en réalité. Aujourd’hui, je me sens très épanouie avec Manga parce que le message est très aligné avec qui je suis. Il y a quand même cinq ans d’écart entre Lovely Difficult et Manga, il s’est passé tellement de choses dans ma vie de femme, d’être humain. Des évolutions intérieures, mais aussi mes déménagements… Ça a été un chemin assez solitaire pendant un bon moment, j’étais un peu toute seule avec mes chansons parce que les gens qui m’entouraient ne comprenaient pas forcément ce que je voulais faire. C’était un peu frustrant. Mais à un moment, j’ai trouvé les bonnes personnes, les bons partenaires, et puis ça a commencé.
Tu as déménagé de Paris à Lisbonne, Manga a-t-il les couleurs de cette ville ?
Je n’aurais pas fait cet album si je n’étais pas allée vivre à Lisbonne parce que c’est tout mon état d’esprit qui a changé. Cette envie de juste célébrer la vie avec plus de légèreté, avec cette reconnexion à l’Afrique aussi, à travers cette communauté lusophone qui est y est très présente. J’ai l’impression que la communauté luso-africaine est plus présente dans la vie de la ville à Lisbonne que la communauté africaine à Paris. Donc rien que le fait d’être exposée à un certain son quand tu vas en soirée, à des concerts, juste la façon dont les gens vivent et ont le temps de se parler, les rapports humains font que tu te reconnectes avec tes racines, avec une essence qui pour moi est nécessaire à mon équilibre, à ma joie, et j’avais envie de plus m’amuser avec ma propre musique et sur scène. Mon ingé m’a dit ce matin « mais qu’est-ce que t’es belle depuis que t’es à Lisbonne », et en fait, c’est ça : il faut se débarrasser de la morosité. Si on n’est pas bien quelque part pour une raison ou une autre, si on n’est plus bien dans un couple, dans une ville ou dans un travail, il faut faire le pas pour changer parce que ça se ressent dans tout.
Comment s’est passé l’enregistrement de l’album ?
Enregistrer en général est une forme de pression pour moi, parce que je sais que je grave la musique dans le marbre à jamais. Je me souviens de l’enregistrement de mon premier album Navega, qui est le résultat de plusieurs années de scène. Je n’avais eu qu’un mois pour l’enregistrer, C’était très difficile. Et en studio je dois accepter qu’une prise de voix soit définitive, ne choisir qu’une seule version. Mais je l’accepte plus facilement aujourd’hui. Alors que sur scène, je change tous les soirs ce que j’ai fait avant. Je crée des versions d’un instant avec tout ce qui peut l’influencer comme la fatigue, l’inexpérience, etc. J’ai 34 ans, je fais de la scène depuis plus de 19 ans et c’est vraiment là où je me sens la plus forte.
Est-ce que tu fais tes morceaux en pensant à l’effet qu’ils produiront sur scène ?
Pas du tout ! C’est comme si tu demandais à une femme qui accouche comment elle va habiller son enfant. C’est un peu comme être en gestation, t’es en accouchement, la compo ça peut être très cérébral, très couteux parfois, mais c’est aussi dans mon cas un moment où tu es…
Face à toi-même ?
Oui, face à toi-même. Et en même temps tu essaies de constamment traduire dans un langage universel quelque chose de très personnel. Je raconte des histoires très personnelles mais je voulais le faire d’une manière différente. Je voulais trouver une poésie plus directe, sans nécessairement donner trop de détails sur l’ensemble. Chacun y trouve des blancs pour pouvoir caler ses propres histoires, ses propres expériences. Je me souviens m’être entretenue avec plusieurs potes rappeurs à ce sujet, je voulais m’inspirer de leur écriture moins abstraite.
Comment se reflète concrètement cette écriture plus directe ? Si on reste sur le rap, la trap a permis de réduire les mots et de miser sur des intonations et des placements par exemple.
J’ai envie de dire que c’est plus facile d’écrire de façon abstraite, un peu etérea — aérienne, légère —, parce que tu es moins engagé sur un message. Tu sais de quoi tu parles mais les gens ne le savent pas forcément et l’adhésion est moins grande quand ils ne comprennent pas les mots. Je parle des lusophones ici, ils comprennent les mots mais pas forcément leur signification, mais du coup ils se raccrochent et c’est plus facile. C’est plus simple d’écrire un truc que personne ne comprend que de trouver les bons mots pour synthétiser une émotion, une histoire. C’est un travail un peu plus cérébral. En général, j’essaie d’écrire d’une traite sans m’éditer, sans me censurer, et ensuite de tailler un petit peu plus et trouver les emboîtements, les formules.
On ressent aussi cette évolution en termes de flows, de voix. Il y a plus de liberté, des accélérations, des roulements, des choses un peu urbaines, reggaeton.
C’est marrant parce que je trouve qu’il y a beaucoup de choses en commun entre ces musiques et les musiques traditionnelles africaines. Des choses peuvent sonner urbaines mais elles viennent en réalité de la campagne de Santiago au Cap-Vert, des rythmes de bateaux, les gens y chantent avec un débit assez accéléré. J’ai un rapport au rythme qui est très proche de ça, je joue beaucoup avec le temps, je chante à l’arrière du temps puis j’anticipe, j’ai toujours eu beaucoup d’aisance à jouer avec le rythme mais c’est vrai que ces dernières années j’écoute plus de rap, même si ça n’a jamais été mon background. Quand tu regardes mon Spotify, j’écoute des tas de choses que je n’écoutais pas avant, en soul, en R&B, en rap. Frank Ocean a été une référence intéressante pour moi parce que je trouve que ses morceaux sont comme des scènes de film, on se retrouve dans la pièce avec lui. Son écriture et sa manière de peindre son univers sonore ont été hyper inspirantes. Il y a aussi un morceau d’afrobeat, « Ojuelegba » de WizKid, celui qui l’a un peu révélé, où tu as du beat mais aussi tu as de la progra, mais tout sonne hyper organique, tu as l’impression que ce sont des instruments acoustiques qui jouent. De mon côté, je savais que je voulais apporter des instruments traditionnels mélangés à des beats, donc cette liberté est aussi inspirée par des musiques actuelles. Tu parlais de la trap music [elle imite le rythme de la trap], tu peux vraiment te lâcher, t’amuser plus, tu peux traiter des sujets tout aussi sérieux mais d’une manière beaucoup plus entraînante. Parfois marrante même et qui va attirer l’attention parce que justement, c’est une façon de faire un peu décalée.
Une forme plus légère peut être une manière de ramener les plus jeunes vers un message, comme certains rappeurs le font.
Je ne sais jamais quoi penser de ça justement, parce qu’en même temps, il faut suivre son temps. Je me dis aujourd’hui qu’on devient vraiment paresseux. Tout est trop long, dès que t’écris un paragraphe, c’est trop long, dès que tu pitches un truc, c’est trop long. Il faut faire cinq phrases mais avec du slang, des demi-mots, du verlan. Est-ce que les rappeurs doivent toujours aller dans le sens du plus accessible, du plus commercial, du plus facile ? Ou est-ce qu’ils ont un rôle aussi de préservation, d’éducation, de cette jeunesse-là ? Franchement, je ne sais pas.