Mehdi Maizi s’est pris au (rap) jeu
Vendredi, 18h30. Fin de journée oblige, la plupart des employés de Deezer ont naturellement délaissé leurs postes de travail pour célébrer autour d’un verre le premier week-end de 2018, déjà bienvenu. Mehdi Maizi se serait bien installé à leurs côtés, mais c’est le créneau qu’il a choisi pour répondre à nos questions. Aussi chargé que la kalash de Kaaris, son emploi du temps. Peu avant notre entretien, il nous confesse d’ailleurs que l’année écoulée a été usante pour lui. Usante, mais excitante. De La Sauce à NoFun, en passant par After Rap, sa voix porte, raisonne, compte. Celui qui s’est découvert journaliste au sein de l‘Abcdr du son est aujourd’hui l’une des principales figures médiatiques d’un mouvement qui semble être à son zénith. Alors il s’accommode volontiers des petits inconvénient qui vont parfois avec : l’aigreur de quelques rappeurs, les reproches d’une partie du public, sa liberté éditiorale questionnée… « Ca fait partie du jeu. »
Photos : @terencebk
Je me trompe peut-être, mais j’ai bien l’impression que le public rap t’a réellement identifié quand les émissions de l’Abcdr ont commencé à être diffusées. Qu’est-ce qui t’as poussé à lancer ce format de débats plateau ?
En fait, je crois que c’est juste l’envie de voir ça. J’avais déjà eu des discussions avec des collègues journalistes, et souvent on avait cette frustration-là, en tant que fan de rap, de ne pas avoir une offre d’émission très riche sur le rap. Aujourd’hui tu as une abondance de très bons médias web, avant il y avait de quoi faire du côté de la presse papier, mais il n’y a jamais vraiment eu de véritable émission rap, et c’était un regret que j’avais. Parce qu’autant tu pouvais avoir des émissions super longues sur le cinéma ou sur le sport, autant sur la musique, ça semblait compliqué parce ce n’est pas vraiment le genre de sujet dont on parle en famille, par exemple. Et si tu vois quatre experts en train de parler de musique, tu vas tout de suite avoir l’impression que ça va être chiant. Les Inconnus avaient fait un sketch extraordinaire sur les radios, où ils parodient plein d’émissions, et notamment une avec des spécialistes du jazz. Dans ce sketch, ils jouent vachement sur le côté très geek des experts musicaux. Alors que quand tu regardes l’émission sur le foot, les mecs ne sont pas nécessairement pédagogues : ils parlent de trucs super techniques mais ça passe. Parce que le sport, c’est un sujet dont tu pourrais même parler avec ta mère alors qu’elle s’en fout complètement. On n’a pas ce rapport-là avec la musique. Personnellement, j’adore regarder des débats sur le foot complètement stériles, dans lesquels tu n’apprends pas forcément quelque chose mais qui parviennent quand même à capter ton attention. J’avais envie qu’on puisse avoir le même genre d’échange sur le rap, qu’on puisse prendre la parole et donner notre avis. Chose qu’on faisait assez peu, ou alors à travers des chroniques d’album. C’était juste une sorte de manque en tant que spectateur.
Du coup, il y avait aussi une volonté d’incarner de nouveau le média, de mettre en avant les individus qui font ce qu’il est, toi y compris ?
Complètement. Parfois c’était relou d’avoir des gens qui t’interpellaient au hasard pour te dire « Putain je me souviens de votre chronique de tel ou tel album, vous aviez dit que vous n’aimiez pas ». Sauf que la chronique en question, je ne l’ai pas écrite. Ça ne reflète pas forcément mon avis personnel. On parlait toujours au nom du média. Parce qu’à la base, l’Abcdr c’était vraiment un truc de geek. On écrivait les chroniques dans nos chambres et on n’imaginait jamais se montrer. Donc quand on a décidé de passer à la vidéo, on s’est demandé si on devait incarner l’émission ou non. Mais moi, quand je regardais les interviews rap de l’époque, je trouvais ça frustrant d’avoir les questions sur fond noir, de ne jamais voir ou entendre l’interviewer. C’est pour ça que je préférais limite Tonton Marcel. Ce n’était pas le plus brillant des journalistes, mais il incarnait ce truc-là. Si tu ne l’aimais pas, tu ne pouvais clairement pas regarder ses interviews ; mais si tu accrochais au personnage, il se passait un truc. Aujourd’hui, les gens qui nous suivent savent ce que kiffons, que ce soit Nico Pellion, Driver ou moi. Je trouve que c’est mieux comme ça. C’est beaucoup plus simple d’adhérer à un programme quand tu t’attaches aussi à des gens. C’est aussi vrai pour les séries que pour des émissions comme la nôtre.
À une époque où tout semble destiné à être consommé rapidement, tu imaginais que le public puisse être aussi réceptif face à des vidéos aussi longues ?
En fait, je crois que cette idée qui veut que tout doit absolument aller vite sur Internet, bah elle est fausse. C’est vrai pour certains publics, parce qu’il y a effectivement des gens qui n’ont pas le temps de se poser et qui ont besoin de contenus rapides ; mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Et je ne crois pas non plus que ce soit une question de génération. Parce que les interviews de Rapelite, elles font 50 minutes, elles fonctionnent et je doute qu’elles soient regardées par des quadragénaires. Pareil pour celles de Mouloud Achour. Je crois qu’il ne faut pas se mettre de barrières, au final. Tu peux prendre le temps sur Internet. Certains des formats qui marchent le mieux sont super longs. Rentre dans le Cercle de Fianso, par exemple. À un moment, je me suis demandé si on n’était pas à côté de la plaque. Mais je me suis vite rendu compte que non. D’autant que ce n’est pas grave si l’émission ne parle pas à un large public. Quand tu regardes les vues de La Sauce sur YouTube, il n’y a rien de démentiel. Mais les gens nous suivent, ils ont quand même envie de savoir ce qu’il va s’y passer. Ça fait un moment que j’ai fait mon deuil, que je n’essaye plus de faire des trucs qui vont cartonner. Je ne sais pas faire ça. Donc je m’adresse à un certain public, ou du moins à des gens qui sont intéressés par un certain type de contenu. Et je suis parfaitement à l’aise avec ça.
« Tant mieux si on a pu aider certains artistes, mais c’est nôtre rôle de faire découvrir de la musique aux gens. J’en tire aucune fierté particulière. Je suis juste content. »
Reste qu’aujourd’hui, tu es devenu l’un des principaux prescripteurs d’opinion au sein du paysage rap français. Qu’est-ce que ça t’inspires ?
Ce sont les gens qui te renvoient cette image, en fait. Parfois j’ai des labels qui me disent « T’avais tweeté ça la dernière fois, ça nous a fait du bien »… C’est très bizarre d’entendre ça. L’inverse arrive aussi, mais c’est plus rare parce que je suis généralement assez bienveillant. J’essaye de l’être en tout cas. Mais je pense aussi que beaucoup de gens fantasment un peu l’importance que je peux avoir. Il y a des gens qui m’ont dit « Sans l’émission que vous aviez fait sur PNL, Ils n’en seraient pas là. » Mais évidemment qu’ils en seraient là ! On a peut-être pu déclencher des choses pour certains artistes à un moment donné, mais c’est le rôle d’un média en fait. C’est juste que nous, on a beaucoup pris la parole. C’est déjà arrivé que des rappeurs nous le disent « Merci ! Grâce à votre émission j’ai décroché une tournée, etc. » C’est chanmé, mais j’en tire aucune fierté particulière. Je suis juste content. Là par exemple, je suis content que les choses soient en train de bien se passer pour Isha, à qui on a consacré une émission à un moment où il était encore assez confidentiel. Alors tant mieux si on a pu aider, mais c’est notre rôle de faire découvrir de la musique aux gens. Le côté prescripteur d’un média, il est quasiment dans son ADN. On fait juste notre métier.
Mais parfois, ceux qui te suivent demandent tellement à ce que tu te prononces sur tel ou tel sujet qu’on a l’impression que leur avis se forgera à partir du tien. Cette position ne te met-elle pas un peu mal à l’aise ?
Ouais, c’est vrai que parfois c’est un peu étrange. Je pense qu’il y a toujours eu ce truc-là, mais tu sens qu’il y a certains auditeurs qui ont besoin de validation. Qui n’ont peut-être pas assez confiance en eux et en leurs goûts. Je peux comprendre ça. Je pense que c’est une question de personnalité, peut-être aussi une question d’âge. Parce que moi aussi, avant d’être sur l’Abcdr, j’étais un fan de l’Abcdr. Et je me souviens par exemple de leur chronique de Sol Invictus d’Akhenaton qui était relativement négative, ou en tout cas très mitigée. Alors que moi, c’est un disque que j’adore. Donc quand je vois que l’Abcdr, un média en qui j’ai confiance, en qui je crois, est en désaccord avec moi, ça ne change pas mon avis sur le projet… mais ça me fait me poser des questions. Et c’est peut-être aussi ce truc-là qui se passe aujourd’hui avec des gens qui aiment ce que je fais, et qui ont envie de savoir s’ils sont d’accord avec moi. Je reçois beaucoup de « Ah bah je suis content, on a le même avis » et je pense effectivement que ça les réconforte. Ils sont rassurés d’être en phase avec ce gars qu’ils aiment bien, dont ils écoutent l’émission et dont ils pensent que l’avis est plus légitime que le leur. Alors que ce n’est pas du tout le cas… Mais je pense c’est ce que certains se disent. Parfois ça me fait plaisir, mais ça peut aussi être fatiguant parce que des fois, tu n’as même pas droit à un « Bonjour ». C’est juste : « Il est où le podcast sur Eminem ? » Le public rap est très pressé.
Sur Twitter, tu as d’ailleurs récemment dit que tu allais arrêter de donner ton avis sur un projet le jour de sa sortie.
Exactement. Après, je déroge parfois à la règle quand je suis euphorique, ce qui peut m’arriver… avec des rappeurs belges souvent. [rires] Mais effectivement, venez on se laisse une semaine. Venez on écoute l’album, venez on le réécoute surtout. Des fois, j’ai l’impression qu’il faut que les mecs aient ma chronique sur leur bureau à 9h du matin quoi. Là, il y a Eminem qui sort, direct : « Qu’est-ce que tu en penses ? C’est bien ? C’est pas bien ? C’est de la merde ? » Et c’est marrant, parce qu’il y en a qui deviennent presque agressif en mode « Ah ouais, t’as taillé Revival, t’es devenu le pire trasher d’Eminem. » Alors que pas du tout. Un simple désaccord amène vite des insultes. C’est bizarre au début, mais je crois qu’à un moment, il faut juste accepter le fait que tout ce que tu fais est public. Je ne suis pas une personnalité publique, ni un artiste ou quoique ce soit, mais à force de faire des choses, ton travail ne t’appartient plus. À partir de là, les gens se font l’avis qu’ils veulent sur toi, sur ce que tu penses, sur ta personnalité, etc. Et moi, j’ai été très vite à l’aise avec ça. C’est Internet, c’est comme ça, parfois les gens vont dire que t’y connais rien. Tu ne peux pas avoir que des compliments toute la journée, et te plaindre d’avoir deux ou trois mecs qui, de temps en temps, vont être pressant, insistant, relous. Ça fait partie du jeu.
Un des moments qui m’a permis de mesurer l’ampleur du soutien que tu pouvais avoir, c’est quand tu as eu ce léger « contentieux » avec Sneazzy, à propos du morceau « Amaru ». Quand bien même ses propos reflétaient une aigreur assez déplorable, on pouvait comprendre sa rancoeur de voir son travail être si critiqué du côté de l’Abcdr. Mais à l’époque, sur les réseaux, la tendance était plutôt au « Comment ce rappeur aussi médiocre peut se permettre d’ouvrir sa gueule sur un média aussi quali… »
J’avoue qu’après ce truc-là, j’avais fait une recherche Twitter « Sneazzy Abcdr ». Et effectivement, sur le coup, il n’y avait quasiment que des tweets de soutien à l’Abcdr. Ce qui ne veut pas dire que Sneazzy n’était pas bon ou que nous avions raison. Mais il faut dire que Sneazzy, à ce moment-là, avait une posture très arrogante, qui lui a valu pas mal de critiques dès le début. Donc attaquer un site comme l’Abcdr, qui était quand même en partie bénévole pendant des années… Je pense que ce n’était pas forcément la bonne cible. Et c’est là que je me suis rendu compte que les gens nous aimaient bien. C’est bizarre de se dire que les gens s’attachent à toi, à ce que tu défends, à ce que tu représentes. Maintenant, pour revenir sur le cas Sneazzy, je ne me suis jamais expliqué avec lui. Du coup, je ne sais pas si c’est l’avis qu’on a eu sur sa musique ou les blagues qui ont pu être faite dans des émissions qui l’ont irrité. Ça c’est différent. Parce que j’ai revu des chroniques où il y avait des vannes sur lui, et je peux comprendre que tu ne kiffes pas une vanne. À partir de là, il a le droit de te répondre, de s’énerver, de t’insulter. Là encore, c’est le jeu. Ce qui est marrant, c’est que la même année, t’avais aussi eu Ichon et Pink Tee qui nous avaient mentionné dans leurs sons. Et finalement, je pense que ça a fait partie de ces moments – avec le passage au format vidéo – qui ont fait passer l’Abcdr dans une autre dimension publique. On devenait une référence pour certaines personnes qui avaient envie d’être sur le site, ou qu’on parle d’eux. Ça nous a fait de la pub. Le pire, c’est que depuis, j’ai dit que j’aimais bien la musique de Sneazzy. Je trouve qu’il a step up de fou.
Justement : dans l’émission où tu expliques avoir changé d’avis sur sa musique, tu évoques ses anciens projets en disant que « c’était nul » ou « très, très mauvais ». Je me souviens d’un pote qui m’avait dit avoir été surpris de t’entendre parler avec si peu de retenue, pour une fois. N’as-tu pas le sentiment de ne pas suffisamment faire entendre ce que tu penses vraiment ?
Je ne suis pas aveugle et je sais qu’on m’a parfois reproché ma bienveillance. En fait, il y a deux choses. Je vais revenir sur ta question, mais je vais d’abord répondre sur la partie interview, où c’est vrai qu’on me dit souvent « Mehdi il est gentil, il aime tout le monde. » Mais je n’interviewe pas des hommes politiques, j’interviewe des artistes. Ces mecs-là, il ne nous doivent rien. Bourdin, dans sa matinale, il fait un très bon travail, mais il ne ferait pas le même travail s’il interviewait Booba, Christine and the Queens ou Florent Pagny. Ce n’est pas la même chose. Je ne suis pas en train de parler à des gens qui sont payés par le contribuable, et qui doivent sauver le pays. Je parle à des artistes qui ont travaillé, qui ont sorti un projet, parfois dans la douleur. Cette bienveillance-là, c’est un principe que j’ai. Les mecs qui viennent dans mon émission, c’est comme s’ils venaient chez moi, donc je vais essayer de bien les accueillir. Sur la question de l’avis, en revanche, je ne suis pas trop d’accord. Parce que si on écoute bien NoFun, on donne notre avis…
S’agissant de toi, j’aurais plutôt tendance à dire que tu offres à tes experts un espace où exprimer leur avis.
J’ai un rôle de modérateur en fait. C’est une question de rôle. Quand on faisait l’émission de l’Abcdr, on ne l’avait pas décidé, mais en gros, Yérim était le bad cop et moi le good cop. Et tu ne peux pas avoir deux bad cops, ce n’est pas possible. À un moment donné, quand Yérim mettait mal à l’aise un rappeur – comme ça a pu parfois être le cas -, il fallait quelqu’un qui puisse remettre l’artiste dans le cadre de l’interview, dans le fil de l’émission. Ça n’empêche que j’adorais ce que Yérim faisait au sein de l’émission, il était très bon là-dedans. Mais je pense que dans toutes ces émissions-là, où des gens donnent leur avis, il faut un modérateur. Alors j’essaye de l’être. D’être le plus équilibré possible. C’est aussi un trait de ma personnalité. Parce que j’ai toujours détesté les avis définitifs, les gens qui disent « Ça pue la merde » et qui n’envisagent pas de pouvoir évoluer. Et ça, c’est un truc qui me vient de l’Abcdr en fait. Parce que sur l’Abcdr, le principe ça a toujours été « Venez on parle des choses qu’on aime. » Les choses qu’on n’aime pas… est-ce que ça vaut vraiment le coup de s’attarder dessus ? D’autant qu’à l’époque, on n’était même pas payé pour ça. Ou alors si on n’aime pas, parlons-en si il y a quelque chose à raconter. Je me souviens de JB qui avait fait une chronique de l’album de Tony Parker, par exemple. Ce n’était pas un album qu’il avait adoré, mais il trouvait qu’il avait une histoire mortelle à raconter, parce que c’était fou de voir un basketteur millionnaire rapper avec Booba et Fabolous. Cette mesure-là, je comprends que ça puisse être un inconvénient pour certaines personnes, mais je l’assume. Et je pense qu’elle est nécessaire dans ces émissions-là. Puis, quand on regarde bien, je ne suis pas convaincu qu’il y ait 30000 personnes qui soient très « rentre-dedans ». Fif de Booska-P est aussi très mesuré, par exemple.. Et ça me parait plus sain. Je préfère les avis négatifs mais mesurés que les Yann Moix.
« Je n’interviewe pas des gens qui sont payés par le contribuable, et qui doivent sauver le pays. Je parle à des artistes qui ont travaillé, qui ont sorti un projet, parfois dans la douleur. Donc cette bienveillance-là, c’est un principe que j’ai. »
Mais tu ne te dis pas que dans certains cas, il y a matière à confronter un peu plus les artistes ?
En fait, je pense que c’est une question de forme plutôt que de fond. Par exemple, dans l’interview de Booba que j’avais faite à Miami, on a parlé du succès de Nero Nemesis et je lui pose la question « Finalement, Nero Nemesis n’est-il pas aussi bon parce que tu as été déçu par l’impact de D.U.C ? » Effectivement, je ne lui dis pas « D.U.C était raté, et c’est pour ça que tu as fait un bon album après » mais en gros, ce que j’essaye d’aborder, c’est « Est-ce que tu ne t’es pas relevé d’un échec avec un album bien meilleur que celui sorti six mois auparavant ? » C’est juste une question de forme. Il y a plein de rappeurs que j’ai reçu qui ont eu des passages à vide, et j’essaye d’en parler à chaque fois, mais avec un certain tact. Je ne dis pas que la forme un peu plus véhémente est mauvaise, je dis juste que ce n’est pas la mienne. Les quelques gens dont j’apprécie le plus les interviews, ce sont des Frédéric Taddeï, des Michel Denisot. Denisot à qui on a énormément reproché sa bienveillance. Mais pour moi, c’est comme ça qu’on peut mener une bonne discussion, dans laquelle il ressortira des choses intimes, des vrais trucs. Après j’adore Charlemagne Tha God, pour sûr… Mais ce n’est pas moi. Ce n’est pas mon tempérament.
Autrement, n’en as-tu pas marre des rappeurs qui crient parfois un peu vite au boycott ? Qui n’envisagent pas la possibilité que les médias puissent simplement ne pas aimer leur musique ?
J’accepte ça. Tu ne peux pas passer ton temps à te justifier et à expliquer ton travail. C’est trop compliqué et c’est trop chronophage surtout. Ça arrive effectivement que les gens disent « vous n’avez pas parlé de moi, vous n’avez pas fait ci, vous n’avez pas fait ça » et en fait… Ouais, c’est vrai. Parfois ce sont des erreurs. Parfois on est passé à côté de ta musique parce que on n’a pas pu l’écouter à ce moment-là, parce qu’on n’a pas eu le temps, qu’on était pris sur d’autres choses. Quand on faisait les émissions de l’Abcdr par exemple, on était sur un rythme de deux par mois. C’était en 2015, il y avait déjà une certaine profusion de sorties, donc il fallait faire des choix. Et nos choix, ce n’était pas toujours les plus connus. On a fait une émission avec Joe Lucazz, par exemple, un rappeur qui n’est connu que d’une infime partie du public. C’est toujours pareil : à partir du moment où tu décides de t’exposer en tant que journaliste, de mettre ton nom en avant, tu peux reçevoir des choses négatives. Il y a des gens qui ont vraiment envie de venir dans ton émission et tu ne peux pas les recevoir pour plein de raisons différentes. Alors il faut juste accepter de ne pas être compris, ou d’être critiqué.
La manière dont ta parole est considérée témoigne d’une chose : à une époque où tout le monde est en mesure de faire entendre son avis, on se soucie encore de ce que pensent les journalistes, ou du moins les « référents » de leur culture. Et ça, c’est plutôt rassurant.
Tout ça, c’est grâce à Internet. Parce qu’effectivement on a une offre médiatique qui est super riche, entre ceux qui font de l’écrit comme vous, SURL ou l’Abcdr, ceux qui font de la vidéo, ceux qui font de l’audio… Il y a beaucoup de choses en fait. Mais ce qui est intéressant, c’est effectivement de voir que le public rap est intéressé par ça. Il se tape des interviews de 50 minutes, des émissions d’une heure, il donne son avis, il commente. Ça veut dire qu’il y a un public qui est beaucoup plus intéressé que ce que l’on peut croire. Quand on est arrivé sur NoFun, à la base, l’émission était animée par Nico Prat et elle avait plutôt un ADN rock. Ils ont fait six ou sept épisodes avant que Nico ne parte pour Canal. À partir de là j’ai repris le truc, et forcément, c’est devenu beaucoup plus rap. Les audiences ont grimpé d’un coup. Ce n’est pas parce qu’on est des génies, c’est vraiment parce que les sujets intéressent davantage aujourd’hui. On a un public rap qui est habitué à écouter des émissions, et qui aime ça, qui est demandeur. Ça lui arrive d’être dur, d’avoir des réactions un petit peu disproportionnées, mais il est présent, il est fidèle, il écoute, il consomme. C’est donc super intéressant de bosser à cette époque.
Aujourd’hui, on t’écoute généralement sur OKLM Radio, la web radio de Booba. Ce qui amène un certain nombre d’auditeurs à questionner ta liberté éditoriale. Ça ne te vexe pas ?
Honnêtement, ouais. Peut-être pas « vexé », mais ça m’embête. Parce qu’avant même de bosser pour OKLM, je disais déjà que Booba était probablement mon rappeur préféré, ou en tout cas la discographie la plus impressionnante en France. Je ne pense pas être le seul à le penser. Mais aujourd’hui, dès que je dis quelque chose comme ça, j’ai droit à du « Mais tu dis ça parce que tu bosses pour Booba », « Parce que c’est ton pote », « Parce que t’es associé à OKLM ». Ce qui – soit dit en passant – est complètement faux, parce que sur OKLM, je ne m’occupe que de La Sauce. Ce sont des remarques qui sont beaucoup arrivées avec Trône, en fait, parce que c’était la première fois que je vivais la sortie d’un album de Booba au sein d’OKLM. Donc les gens me demandaient mon avis, mais quoique je puisse dire, c’était interprété. Et si je ne dis pas que c’est mauvais, je suis forcément un « vendu ». C’est compliqué. Mais la plupart de ceux qui me font ce genre de reproches sont des gens qui n’écoutent pas La Sauce ou NoFun. À combien de reprises j’ai dit que je trouvais que Kaaris était dans le top 5 actuel du rap français – même si j’ai moins aimé son dernier album – ? Rohff, je l’ai énormément écouté dans ma vie. C’est moins le cas maintenant, mais là encore, je ne pense pas être le seul. La Fouine vs. Laouni, c’est un classique pour moi. [Il précise] Le CD1, pas le 2. Mais le CD1 est, selon moi, un disque incroyable et je n’ai jamais eu de problème à le dire. Ceux qui écoutent La Sauce régulièrement le savent, ils ne se posent pas trop de questions. Mais ça va dans l’autre sens aussi, parce que j’ai beaucoup de gens qui m’aiment bien parce qu’ils me voient comme étant dans l’écosystème de Booba. J’ai plein de followers qui s’appellent @eliottkopp ou @nico92izer. Aujourd’hui je l’accepte, mais quand j’ai vu ça au début, je n’en avais pas envie. Non pas que je ne veuille pas de ce public-là, mais ça renforçait cette idée que je ne pouvais pas être objectif. Et ce n’est pas l’image que j’ai envie d’avoir. Mais encore une fois, tu l’acceptes. Parce que je pense que moi aussi, si j’avais vu un autre journaliste bosser sur la radio de Booba, j’aurais pu avoir des doutes. Le doute est légitime. Mais après, tu écoutes son émission, et tu te rends compte que ce n’est pas le cas. Dernièrement, Rohff a fait un post Insta où il m’attaque plus ou moins directement en disant que les gens qui bossent dans les plateformes de streaming ont pris parti. Mais à la sortie de « Détrôné », je l’ai mis en cover d’une playlist. Ça montre bien qu’une bonne partie des gens qui sont suspicieux n’ont jamais lu ou écouté ce que je faisais.
« Le public rap est beaucoup plus intéressé que ce qu’on peut croire. Il se tape des interviews de 50 minutes, des émissions d’une heure, il donne son avis, il commente. »
Quid d’un cas comme celui de Kennedy, par exemple, dont l’émission avait été déprogrammée à la dernière minute ?
Avant toute chose, il faut savoir que la liberté éditoriale de La Sauce n’a jamais été mise à mal, c’est la première fois que ça arrive et Dieu sait que j’ai été le premier contrarié par tout ça. Les gens voient Booba et pensent que Booba, c’est OKLM. Mais la plupart du temps, le média se passe sans Booba. Il va être consulté seulement sur des choses vraiment importantes, mais en aucun cas sur la programmation hebdomadaire de La Sauce. Il ne sait pas que Brasco vient la semaine prochaine, ni même qu’on reçoit un pâtissier hip-hop le lundi. Ce qui s’est passé, c’est que quelques jours avant l’émission, il y a eu une embrouille entre Kennedy et Despo et on avait envie de se mettre à l’écart de ça. De ne pas prendre parole à ce moment là. Sauf qu’il y a eu une communication complètement ratée, et je le regrette parce qu’on aurait vraiment pu s’en passer. Après, je comprend que notre liberté éditoriale ait été mise à mal avec cet épisode Kennedy, mais à côté on a fait les Sauce Awards et Booba n’a été premier dans aucune catégorie. On n’a rien forcé, on n’a pas cherché à truquer les votes. Depuis quelques temps, on fait des émissions où on classe les albums des artistes, et on va en faire une sur Rohff. Ça veut dire que pendant deux heures on va jouer Rohff dans l’émission, et ça ne pose aucun problème. Le problème avec Kennedy c’est qu’on n’a pas assez anticipé, du coup ça a été mal géré et ça m’a complètement bousillé mon week-end. [rires]
Aujourd’hui, quels sont les critères sur lesquels tu choisis les invités de ton émission ? Sachant que par rapport à l’Abcdr, tu en reçois nettement plus, et on devine bien que tous ne sont pas nécessairement dans tes affinités musicales.
Plusieurs choses. Déjà on n’est pas dans l’obligation d’avoir des invités tout le temps. Donc on a parfois des émissions sans invité. Après, on a aussi pas mal de demandes. Donc ça va être parfois des gens qu’on a vraiment envie de recevoir, des gens dont on aime bien la musique. Parfois ça va être des gens qui ne sont pas là depuis longtemps mais sur qui il y a une histoire à raconter. J’ai parlé de Brasco par exemple, un rappeur que j’adorais dans les années 2000, qui s’apprête à revenir et qu’on reçoit la semaine prochaine. Puis des fois, ça va être des gens qui sont tellement gros qu’on ne peut pas passer à côté. Je ne suis pas un fanatique de la musique de Black M, mais Black M voulait faire La Sauce. Je trouvais ça intéressant parce qu’à mon avis il y a des choses à dire sur lui, d’autant qu’il ressort aujourd’hui un album avec une tonalité beaucoup plus rap. Je ne l’aurais peut-être pas fait pour l’Abcdr à l’époque, en ayant que deux émissions par mois, mais là je me dis que ça vaut le coup. Au-delà de ça, je pense aussi que mon oreille a évolué. Avec toutes les activités que je fais, je me suis ouvert à d’autres choses. Il y a des démarches artistiques que je comprends aujourd’hui mais que je ne comprenais pas avant. Aujourd’hui, je peux m’ambiancer sur des trucs de Lartiste ou de Marwa Loud. En 2015, c’était inimaginable pour moi. Puis l’émission est différente en soit. Là, j’ai la place pour faire plus de choses, pour raconter plus d’histoires. J’étais frustré au sein de l’Abcdr de ne pas avoir plus d’émissions parce qu’il y avait des gens que j’aurais voulu avoir dans l’émission. Mister You, par exemple. Il est venu dans La Sauce et ça faisait longtemps que je voulais l’interviewer. Pourtant je n’ai jamais été un inconditionnel de la musique de Mister You. Mais peu importe, le parcours du mec est fascinant. Il y a différents critères. Avant c’est vrai que c’était beaucoup de coups de coeur, aujourd’hui c’est différent. Mais c’est mieux, parce que je peux recevoir plus de gens, avec des profils différents. Il y a des gens du R&B, des écrivains… On a reçu Sophian Fanen, il n’y a pas si longtemps. C’est plus libre, plus large.
Aux États-Unis, il ne passe plus une semaine sans que Joe Budden ne fasse controverse pour ses positions très tranchées sur le rap actuel. Dans ton émission, il y a également un rappeur qui intervient – en la personne de Driver – mais il tend plutôt à parler uniquement de ce qu’il aime. Penses-tu qu’il serait envisageable de voir un profil à la Budden en France ?
Je pense que c’est complètement possible à condition de ne plus rien en avoir à faire. Joe Budden, en réalité, même s’il continue à sortir des projets, il est totalement désintéressé de sa position en tant que rappeur dans le rap game. C’est-à-dire qu’il a fait « Pump It Up » dans les années 2000, mais aujourd’hui il ne cherche plus le succès. Booba aussi, a cette manière de parler du rap de manière totalement décomplexée. Parce que aujourd’hui, il est dans sa bulle, il estime n’avoir plus rien à prouver. On peut ne pas aimer ses dires, mais personne ne veut remettre en cause sa légitimité. Ça, ce serait un premier cas de figure. Le deuxième cas de figure, ce serait un rappeur qui serait quasiment à la retraite et qui aurait une émission où il parlerait quasiment librement sur le rap. Bon… Il n’est pas vraiment « à la retraite » mais si – par exemple – Doc Gynéco prenait la tête d’une émission, je l’imaginerais très bien dire « Les rappeurs d’aujourd’hui, c’est tous des clowns », « J’ai écouté l’album d’untel, c’est nul ». Pareil pour JoeyStarr. Je pense qu’à partir d’un certain niveau, tu peux te le permettre. Mais effectivement, si demain tu as un rappeur de 25 ans qui vient faire ça, ce serait choquant. Tout le monde lui dirait « Mais tu fais quoi ? Fais de la bonne musique déjà. » Il peut avoir un avis, mais je pense que ce serait une position compliquée à maintenir. Et même aux Etats-Unis, ils n’ont pas ça.
« Dernièrement, Rohff a fait un post Insta où il m’attaque plus ou moins directement en disant que les gens qui bossent dans les plateformes de streaming ont pris parti. Mais à la sortie de « Détrôné », je l’ai mis en cover d’une playlist. »
Dans le genre, il y a quand même Vince Staples qui tweete sur parfois sur le rap comme s’il était un auditeur lambda.
C’est vrai, mais c’est une exception. Parce qu’il est plus intelligent que tout le monde, c’est le meilleur. [rires] Après Vince Staples, il ne va pas vraiment dire qu’untel est nul. Il va plutôt avoir des positions originales et franches sur des choses qui correspondent à sa génération. Il dit des choses qui piquent, mais je ne pense pas qu’il aimerait donner son avis sur le dernier projet de Maxo Kream, de Migos ou de Kendrick Lamar. Je ne pense pas qu’il ait envie de chroniquer l’actualité rap. Il le fait à coups de petites interventions, sur Twitter ou dans des interviews, et je le trouve brillant à chaque fois. Mais cette position de sincérité totale sur le rap et tes enjeux qui il y a autour, tu ne peux l’avoir que si tu n’es plus vraiment dedans. Driver, il ne se définit pas en tant que journaliste. C’est un rappeur, un mec du game. Il est ami avec des rappeurs, il traîne tout le temps avec ces gars-là. Parfois tu es ami avec des mecs donc tu n’apprécies pas forcément le boulot. Si ton meilleur pote se met à la batterie, tu peux ne pas aimer son truc, ça reste ton pote. Tu n’as peut-être pas envie de lui dire les choses de manière super violente. Il y a ce truc de préserver ses amitiés, ses relations dans le rap. Ce que je peux comprendre. Joe Budden, il est dans une position complètement je-m’en-foutiste, en mode « je n’ai plus rien à perdre », qui lui a permis d’être parfois horrible. Je pense que c’est possible. Ça arrivera peut-être, mais il faut un mec qui soit sorti de l’écosystème rap.
Pour finir, pourrais-tu nous parler de ton rôle au sein de Deezer ? D’autant qu’on est là à un tournant où le streaming est une attraction qui captive presque autant que la musique en elle-même.
C’est assez excitant, effectivement. Ce que j’y fais ? J’y fais deux choses. Je bosse sur la partie édito, donc la mise en avant des artistes, les playlists ; hits, découvertes, nouveautés, etc. Puis il y a la partie création de contenu, parce qu’en fait, depuis plus d’un an maintenant, Deezer propose des contenus originaux, des programmes. Et moi, je suis justement venu pour les aider sur la partie rap. Donc là, on a produit un premier podcast qui s’appelle Le Potes Kast, et qui est animé par des membres du Woop, et on va continuer à faire des choses, autour du rap mais pas que. Il y a notamment un autre podcast qui va se lancer en janvier dans lequel je vais interviewer des personnalités avec des carrières importantes – pas forcément dans le rap -, type David Guetta. Le premier numéro sera justement avec David Guetta. C’est intéressant pour moi parce que ça me permet de faire autre chose. Mais voilà : mon activité c’est d’un côté la curation, de l’autre la création de contenu.