La mode militaire prend du galon

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La mode est peu fidèle. Chaque année, les tendances se dessinent, s’affirment, se vulgarisent. Puis se défont, se balayent, se démodent. À rebours des cycles usuels, pourtant, le style militaire rapplique chaque saison comme un marronnier. Partout, ici, chez Yeezy et Off-White, ou là, chez Valentino et Balmain. Imprimé camouflage, parkas, bombers, vestes de soldat, pantalons cargo, ceintures sangles, nuances kaki ou sable… ont pris d’assaut les vestiaires street comme luxe. Aujourd’hui, les inspirations commando conquièrent toujours plus de terrain, subtiles, ludiques ou radicales. Décryptage.

C’est un sac pochette en nylon, harnaché comme un gilet de combat. Le « chest rig bag » d’Alyx se promène au cou de la hype. Kanye West, A$AP Rocky ou Ian Connor. Parmi les pièces signature de la marque, il y a cette veste militaire multi-poches, aussi, portée par Lord Flacko et Skepta. Ces derniers mois, alors qu’on croyait vouloir adoucir, presqu’oublier, les symboles, à coups de motifs treillis arty ou fleuris, de pantalons camouflage ultra colorés ou de vestes d’officier anoblies, de nouveaux produits style utilitaire, plus bruts, plus littéraux, gagnent en cote. Pourquoi l’habit martial nous fascine-t-il autant ?

Tout a vraiment commencé dans les sixties, avec le retour des premiers GI’s du Vietnam. Aux Etats-Unis, des centaines de milliers de personnes descendent dans la rue pour tonner contre la « sale guerre ». Dans leurs rangs, une foule de combattants en uniforme. C’est comme ça que, sur une image symbolique, l’imprimé camouflage et le vêtement militaire se font emblèmes de la résistance anti-guerre. Dans les années suivant la fin du conflit, les milieux alternatifs type punk ou hip-hop (à l’image de Public Enemy) détourneront à leur tour l’uniforme en signe de rébellion et de protestation. Une façon de s’opposer aux élites, à l’establishment. Un geste anarchiste. À l’époque, de surcroît, les excédents de pantalons et vestes army se revendent pour une bouchée de pain, aux puces et dans les magasins de surplus. Et tiens qu’ils se propagent dans la société civile.

Si Yves Saint-Laurent imaginait dès 1971 une robe du soir camouflage pour sa collection « Occupation », c’est bien le streetwear qui vulgarisa le genre. Avec le vestiaire fonctionnel de Dickies et Carhartt, mais aussi le camo revisité de Stüssy ou BAPE. Le label de Nigo déclina le premier le motif dans des camaïeux criards, roses, violets, bleus ou oranges, en y fondant ses gueules de singe iconiques. Le prêt-à-porter, qui se nourrit depuis toujours des contre-cultures, s’empressa de se réapproprier la tendance, qui infuse aujourd’hui chaque défilé. Les influences militaires se sont démocratisées au point de se vider de leur sens. Ça s’habille en guerrier pour le côté mode, mais aussi pratique. « Cela traduit une envie de revenir à la fonction première du vêtement : des produits résistants, utilitaires et protecteurs, qui nous permettent d’arpenter la ville ‘sans risque’, observe Sophie Roux, styliste senior pour le bureau de tendances Nelly Rodi. Des produits comme le chest rig bag ou le sac banane sont des accessoires qui facilitent le mouvement, suppriment les contraintes et apportent une protection en venant sur le devant du corps. » Malgré tout, le style army ne peut pleinement renier et se défaire de ses origines martiales.

La mode est une éponge. Elle absorbe l’air du temps, les changements sociétaux, le climat social. Derrière le propos esthétique, elle reflète et documente l’actualité. Depuis que les tours du World Trade Center se sont effondrées en 2001, tout a changé. La violence, le terrorisme et les conflits armés habitent notre quotidien et notre psyché. Inconsciemment, peut-être, ils conditionnent les façons de penser et de créer. Les collections en portent les stigmates. La mode est une éponge. Têtues, les injustices deviennent de moins en moins supportables. Partout, des voix se lèvent et des doigts se pointent pour dénoncer, contester. Aujourd’hui, toujours, le port du vêtement militaire reste symbole de revendication, pour « une jeune société de plus en plus activiste, sans obligatoirement être violente », selon Sophie Roux.

Le military gear a ce truc imposant, aussi. Cette manière de fortifier, de rassurer, presque d’élever. Icône absolue de puissance et de virilité, il permet de s’affirmer. Chez les femmes, il exprime et muscle le caractère. « Une attitude ‘warrior’ se dégage : la femme s’affranchit, et est en demande de produits pratiques typés masculins, ou du moins initialement réservés à un public masculin, analyse Sophie Roux. L’empowerment au féminin lui permet d’assumer le besoin et l’envie d’acquérir du pouvoir. Et cela passe par des pièces qui lui offrent cette assurance. »

« D’ici un an ou deux, la mode sera terminée, on passera à autre chose », nous soufflait un vendeur du Surplus Store de Venice Boulevard, à Los Angeles, en toisant des pantalons camo multicolores. Le bonhomme se trompe. Le style commando a dépassé le goût du jour, la tendance passagère, pour s’ancrer comme une influence pérenne. Dans les années à venir, il ne cessera d’inspirer, de muter, de se renouveler. Le combat continue.

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